Cet oiseau-là

Cette année encore, on avait oublié d’avancer l’heure sur les écrans du métro, qui affichaient tous 7 h 32, le moment où j’étais normalement en train de me demander quoi mettre en m’étouffant avec une gorgée du café de la veille. Je fixais le reflet de ma bouche dans la vitre du wagon, sous le panneau sur lequel on ne diffusait plus de nouvelles. Ou bien c’était que je ne les voyais plus, incapable depuis des années maintenant de m’adonner à la lecture dans le métro, qu’il s’agisse d’actualités en 50 caractères lumineux ou de petits romans écrits gros. Pendant un moment, je me suis même demandé si ma tête était juste en train de se gélifier. Ça se pouvait très bien aussi.

Ma face au neutre ne sourit pas, et c’est ce que me renvoyait la vitre du wagon. Je n’étais pourtant ni triste, ni irritée, peut-être juste un peu fatiguée. C’est comme ça, on a l’air qu’on a.

J’ai mis de la musique dans mes oreilles pour enterrer les idées qui jouaient fort entre les deux. Le printemps déjà. Qu’est-ce que le temps avait à passer vite de même, alors que chaque matin le métro semblait se faire de plus en plus lent? On est restés pris à Sherbrooke une quinzaine de minutes, le temps que je réécoute encore une fois la même chanson, pour bientôt finir par m’épuiser d’elle comme de toutes les autres et la ressortir une vie plus tard, désormais imprégnée des feelings de mars 2016, comme une page de journal intime, en mieux. Je n’avais jamais été capable de tenir un carnet de route, trop rapide à m’autocensurer, impatiente devant des écrits que je ne reconnaissais pas, comme s’ils étaient ceux d’une autre. La musique et les odeurs avaient fini par faire amplement l’affaire.

La dame dans le couloir de Square-Victoria chantait le jingle du restaurant Da Giovanni. Je ne savais pas trop quoi ajouter à ça; aucun sous-texte n’aurait rehaussé la scène, autosuffisante un lundi matin, comme une intermède de fantaisie dans le premier trajet de la semaine, le plus pénible. Merci, madame.

J’ai pris un chemin différent pour me rendre au travail, juste pour réécouter une autre fois les mots de Fred Fortin, les yeux dans l’eau. McGill College n’était pas l’endroit pour s’émouvoir, les écouteurs cachés sous des cheveux en bataille. Je n’étais pourtant ni triste, ni irritée, peut-être juste un peu fatiguée. Je ne comprenais pas tant que ça les paroles, ou ne les avais pas encore réfléchies, mais chaque phrase se creusait une voie. Le talent fou que ça prend pour rejoindre comme ça, ou l’humanité folle, je ne sais pas. Les gens vrais restent mes préférés. La vie était trop courte pour s’entourer du reste.

Au resto près du boulot, on m’a dit que j’avais des beaux cheveux. J’ai trouvé gentil le compliment gratuit, pas tellement persuadée que j’amorçais une bonne journée capillaire, mais à force de temps on apprend qu’on n’est pas toujours bon juge de tout ce qui nous concerne, et on apprend à s’aimer un petit plus aussi. J’ai lâché le neutre et j’ai souri, même si j’aurais aimé qu’on me félicite pour autre chose qu’une affaire de surface pour laquelle je n’avais aucun mérite, parce que Dieu sait en plus que la coiffure n’est pas mon plus grand talent.

Je me suis assise à mon bureau avec mes toasts au fromage. J’avais des mots à écrire moi aussi, mais qui ne creuseraient aucune voie vers le coeur, à moins que quelqu’un quelque part soit encore plus sensible que moi et s’émeuve devant un forfait cellulaire. J’ai réécouté la chanson une dernière fois. Je t’ai observé l’autre jour, quand tu te laissais planer, ton manège ne fait que des tours, tu fais seulement semblant de voyager. Cette fois, j’ai compris ce qui me troublait : je ne voulais plus être cet oiseau-là.

Les transferts d’énergie

– Vos mains y sentent-tu encore l’eau de javel?
– Nonon, c’est correct, sont lavées, pis avant de manger m’a mes r’laver.
– C’est bon, ça.

Pasteure révérende Claudette Lacourse avait son église au bout de ma rue : le temple Claudette Lacourse. Parce qu’apposer ton nom très ordinaire à un culte lui donne beaucoup de crédibilité, et avec le cynisme ambiant, de la crédibilité, on n’en a jamais trop. Quand je suis passée devant le bungalow sacré, la gourou était dans le cadre de porte, un linge à vaisselle à la main, et jasait avec un monsieur timide qui sortait les vidanges du Sanctuaire de la vierge d’amour. C’est pas pour juger, mais la scène et l’échange m’ont soudainement fait douter de la capacité de cette madame-là à faire les transferts d’énergie promis dans son pamphlet. En même temps, on peut rester surpris. Chose certaine, moi, si j’étais chef de royaume, la première tâche dont je me délesterais c’est celle d’essuyer mes verres de messe. Jésus a peut-être partagé le pain et le vin, mais nulle part il est écrit qu’il a ensuite lavé la vaisselle avec une éponge SOS. Il n’est pas si grand que ça, le mystère de la foi.

J’avais dormi un maximum de quatre heures et j’avais la tête en angle. Dans mon ancienne vie d’insomniaque, j’avais vu pire, mais comme échouer des nuits ne m’arrivait plus très souvent, j’étais beaucoup moins apte qu’avant à gérer le déficit de sommeil. Je marchais lentement, la tête lourde, forcée d’admettre que j’avais peut-être abusé de l’immense réserve d’adrénaline qui m’avait tenue pendant mes quelques années de mauvaise gestion nocturne, moi, la championne sur un tapis de course un lendemain de nuit blanche.

J’ai pensé à ces personnalités publiques qui prétendaient se contenter de nuits de trois heures depuis toujours et je me suis dit que si c’était vrai – pis c’était certain que c’était pas vrai, gang –, de un, elles devaient être impossibles à côtoyer, et de deux, elles ne devaient plus s’endurer elles-mêmes. Le edge du manque de sommeil, on finit par en revenir. Malgré ma vitesse de croisière tellement lente que j’étais sur le point de reculer, je trouvais bon d’être enfin fatiguée dans le front comme une personne normale, d’avoir envie de me recoucher après la douche et le café, incrédule devant la journée que je devais traverser pour aboutir de nouveau en étoile dans mon lit. Contente d’être juste endormie, t’sais à traîner de la patte et à bailler. La fébrilité d’un superhéros avec la tension artérielle dans le tapis ne me manquait pas. Même Claudette Lacourse, avec ses pouvoirs magiques, devait faire des nuits de 8 heures. J’étais rendue là dans mon cheminement personnel. Puis, j’avais rencontré quelqu’un qui s’entêtait même à m’entraîner à faire des siestes; je m’imaginais qu’il fallait m’aimer pour avoir cette patience-là.

Dans le métro, le contrôleur m’a souri à distance, pour rien. Je devais être moins cernée que je pensais. Ou peut-être plus, je ne sais pas. Je ne me souviens plus ce que j’écoutais – un autre symptôme d’avoir vu le cadran afficher 3 h du matin –, mais le garçon à Square-Victoria, lui, jouait Under the Bridge. Il serait mal avisé de déclarer ici que je suis propriétaire d’un tatouage de Red Hot Chili Pepper, mon groupe d’adolescence. Seigneur, qui avouerait une faute de goût comme celle-là, même si elle avait été commise il y a deux décennies? Personne, même pas moi. J’avais entendu Blood Sugar Sex Magik pour la première fois à l’arrière d’une Mazda, tassée entre trop d’amis, en route ou au retour d’une nuit psychotrope. La Danielle de l’époque aurait sûrement tiqué si on lui avait prédit qu’elle entendrait la toune-phare de cet album 20 ans plus tard, dans le couloir d’un métro qui la menait à un boulot d’adulte, le manteau zippé – personne, à l’époque, n’aurait zippé un manteau d’hiver –, et un sac d’ordinateur à l’épaule. Mais la Danielle d’aujourd’hui n’était pas si adulte que ça non plus. À preuve, elle mangeait parfois des céréales pour souper. Rock’n Roll.

J’ai travaillé en écoutant 60 fois la même toune, parce que tout ce que ma tête pouvait se payer c’était quelque chose de facile à groover sur. Même chose pour la syntaxe. Au gym, sur le tapis, je n’ai pas couru comme une championne un lendemain de nuit de blanche, mais juste comme une personne un lendemain de nuit blanche. Ce jour-là, j’étais la porte-parole de Partipaction, et je m’accommodais presque très bien de ce statut, même du vieux logo bleu et rouge. Le lycra de wannabe Marvel, je le remettrais demain, après une nuit de 8 heures. Ou 6, mettons. Je n’avais pas besoin de transferts d’énergie, juste d’être raisonnable une fois de temps en temps, de mettre ma tête sur pause. Mais pas trop souvent non plus.

My Way

En entendant My Way, je me suis dit quelle bonne idée d’enfin faire jouer de la musique dans le métro. Côté sélection, on ne tombait pas nécessairement dans mes cordes avec ce premier hymne-là, mais les cordes, c’est ben particulier. De la musique sous terre, ça me semblait long overdue. D’accord, on ne pourrait jamais plaire à tous, mais peut-être qu’on pourrait en donner un petit peu à chacun? Par exemple, à 8h15 je subirais My Way, à 8h17 la madame à côté de moi serait soumise à Daniel Lanois, et ainsi de suite. Avec un peu de chance, j’arriverais à destination à 8h45 et je sortirais juste au moment où les voyageurs se mettraient à taper des mains sur la Compagnie Créole. Safe au marbre.

En passant le tourniquet, j’élaborais déjà le projet : on aurait droit chaque jour à un shuffle magnifique, tous styles confondus. Exit le diktat des radios et leurs quotas, exit 20 fois la même toune toute en recette, allo du gamelan suivi de Meshuggah puis d’une dizaine d’affaires que je ne connais pas. J’étais emballée par mon idée, mais les idées avant le premier café gagnent rarement des prix. Du moins, pas les miennes. Enfin, soyons francs, celles après non plus.

Au bas des escaliers roulants, j’ai compris que la chanson sortait d’un minuscule baladeur accroché au chariot du préposé de l’entretien, qui nettoyait la rampe en sifflant avec un vibrato large comme mon espoir de sourire en commun le matin. J’ai trouvé étrange qu’un homme d’une trentaine d’années écoute Sinatra, mais au risque de me répéter, les cordes, c’est ben particulier. Mon projet avait donc duré une grosse minute. Le jour où j’allais découvrir de la musique avec des inconnus et arrêter de me défaire les tympans avec des écouteurs n’était pas encore venu.

Je me suis assise dans le wagon et je l’ai vu : l’homme à ma gauche mangeait non seulement des biscuits Pirate directement de la boîte, mais sa tuque aux motifs de léopard avait exactement les mêmes couleurs que l’emballage. Quelque chose me disait que j’étais la seule dans ce wagon à l’avoir remarqué, et probablement la seule à trouver la chose vraiment intéressante. Je ne sais pas ce que ça faisait de moi, mais j’étais très en paix avec ça. Je comptais sur deux ou trois doigts de ma main gauche les gens avec qui je pouvais partager ce genre d’observation sans lire un commentaire en forme de haussement de sourcil au sujet de mon équilibre mental, mais ça ne me complexait pas non plus. Je n’irais toutefois pas jusqu’à dire que ça fait mon charme, sauf peut-être pour les deux ou trois personnes susmentionnées, mais on ne sait pas non plus. Le charme, c’est ben particulier ça aussi.

Enfant des années 80, j’aime ça, me faire des vidéoclips avec le quotidien. Le gars qui entre avec ses biscuits au beurre de pinotte et son couvre-chef assorti, la madame qui lit « Paris est une fête » en se curant le nez, le monsieur âgé aux cheveux teints noirs à qui je cède ma place sans recevoir ni merci ni regard, la dame qui me dévisage en mangeant une patate déjeuner de McDonald’s : tout ça était parfaitement synchro avec la musique étrange et belle de Battles qui me jouait sous les cheveux. J’ai pensé que tout le monde ici aurait bénéficié de mon projet de divertissement musical matinal. Il y a de ces matins où ton wagon de métro, lui, n’est vraiment pas une fête.

Peu me croiront, à part peut-être les deux trois personnes citées au quatrième paragraphe qui savent qu’à force d’observation on multiplie les synchronicités, mais dans le couloir de Square-Victoria, à 17 h ce soir-là, ce sont les mots de Brassens qui résonnaient. Le guitariste d’une soixantaine d’années chantait « Mourir pour des idées ». Je n’allais certainement pas mourir pour ce projet; j’avais, je crois, d’autres idées qui méritaient plus de souffrance que celle-là – quoi que vite de même aucune ne me venait en tête –, et puis j’avais aussi des écouteurs, mais j’étais certaine qu’elle n’était pas si bête que ça. Dans mes quelques décennies de vie, j’avais souffert assez de sélections de Cité Rock Détente un peu partout pour affirmer qu’il était temps que la curiosité gagne enfin, surtout dans la morosité du métro le matin.

Les accidents de tisane

Il neigeait par en dessous et le vent soufflait dans l’espace où mon foulard ne faisait pas sa job. Quelque chose clochait avec ce condiment d’hiver, que je n’arrivais jamais à faire tenir assez haut pour traverser la saison dans l’allégresse. Trop petit pour faire trois tours et trop grand pour en faire deux, ce tube de tissu mou et lousse m’énervait chaque année. Chez moi, le désagrément hivernal se passe entre la tête et les épaules. Suis-je propriétaire de trop de centimètres de cou? Je ne me suis jamais penchée sur la question, mais il n’est jamais trop tard pour s’inventer de nouveaux défauts. Bref, prendre le temps d’aller acheter une nouvelle écharpe demandait plus d’énergie que de remonter celle-là au-dessus de mon nez aux secondes. Mon cerveau et ma volonté sont ainsi faits.

Comme les bourrasques dehors, l’homme devant moi tassait la mèche qui lui achalait la joue droite en soufflant dessus. La dernière fois que j’avais été témoin de cette méthode, je devais avoir 14 ans. Les garçons avaient alors les cheveux rasés et un toupet, qu’ils se ventaient vers l’est ou l’ouest avec la désinvolture de l’adolescence, cette période où répéter le même geste parfaitement inefficace passait pour quelque chose comme de l’attitude. Un peu comme moi avec mon foulard, mais sans l’allure.

À sa gauche, debout contre les portes du wagon, une femme dormait à l’intérieur d’un capuchon. Comme j’ai du mal à m’assoupir dans un lit dans les conditions parfaites, j’admire toujours celui ou celle qui peut le faire sur ses pieds, la face dans de la peluche, en route vers le travail. Chacun ses talents. Peut-être que le mien c’est de me réveiller? Parce que je suis vraiment très bonne pour me réveiller. Je me lève la nuit, souvent pour manger un fruit en regardant l’extérieur endormi, comme un maître du monde avec sa banane. Une nuit d’été, en m’assoyant sur mon balcon arrière, j’ai vu qu’un voisin souffrait possiblement du même trouble. On s’est envoyé la main, insomniaques solidaires, en réalisant surtout que le caleçon n’était pas l’uniforme idéal pour veiller sur l’Univers. Cela dit, vous êtes peut-être nombreux à exceller au sommeil, mais dites-vous qu’on est au moins deux à monter la garde pendant que vous êtes MIA. Vous nous remercierez plus tard.

Comme mes voisins de transport, j’ai voulu me faire croire que je ne trouvais pas suspect l’homme au sac à dos qui est entré à Berri. J’ai regardé ailleurs, pour revenir rapidement vers ses mouvements en me rappelant les lendemains du 11 septembre et les pensées paranoïaques qui nous avaient travaillés pendant des mois dans le métro de New York. Dans le climat actuel, où chaque jour quelqu’un quelque part se distribuait en mille morceaux, c’était difficile de ne pas retourner à cet endroit dans ma tête. Il a suffi que l’homme fouille frénétiquement dans la poche de côté de son sac pour qu’on s’imagine tous qu’il allait en extraire un détonateur. Quand il en a sorti un sandwich, je me suis dit que je ne venais certainement pas de vivre un grand moment de gloire personnelle. Seigneur, ce vendredi n’allait pas en s’améliorant.

Je suis débarquée à Square-Victoria, l’épaule sciée par mon sac d’ordi dont le prix était inversement proportionnel à l’ergonomie. Dans le couloir, le contrebassiste a cessé de jouer pour prendre un appel. Il a jasé longtemps avec écho, et pour une rare fois, la majorité des voyageurs ont écouté attentivement un musicien du métro. Apparemment, sa date de la veille s’était avérée correcte et il comptait la rappeler. Je pense qu’on était tous bien contents pour lui. Mais j’aurais quand même aimé qu’il reprenne Body and Soul avant que j’arrive aux escalateurs. Des fois une ballade ça t’enlève un peu du edge des matins de transport en commun où tu t’es imaginée disparaître dans une explosion de sandwich au fromage.

Au travail, la tête dans la main et avec un seul oeil fonctionnel, j’ai voulu prendre mes écouteurs, mais c’est la corde de ma poche de tisane que j’ai tirée, et ledit sachet brûlant a cochonné mon clavier et ma chemise avant d’aller se poser sans bruit sur ma cuisse gauche. Jusqu’à date, cette journée était une suite de désagréments. En même temps, quand une mauvaise journée se raconte avec un paragraphe beaucoup trop long sur un foulard défaillant et un autre sur des moments d’insomnie en bobettes, une fabulation de sandwich kamikaze dans le métro et un accident de poche de tisane, je pense que ta vie est assez correcte dans l’ensemble. Il est même safe d’avancer que tout va très bien, sur pas mal tous les plans. Ça n’en prenait pas tellement plus pour me ramener un sourire et j’ai épongé ma cuisse en me félicitant pour ma belle attitude devant un autre incident original. Pour ça, j’étais vraiment la meilleure.

Le festival du rien

Dans le métro, je ne voyais que des dessous de mentons. Je ne suis pas particulièrement grande, mais je ne suis pas non plus challengée verticalement. Du haut de mes 5’5, mon front se retrouve chaque jour face à une couple d’autres fronts. Or, cet après-midi-là, j’étais la petite personne du wagon.

En manchette du journal de la madame à côté, « Khloé se remettait au sport ». J’ai pensé que vu la taille des implants qu’elle transportait, l’exercice n’était peut-être pas recommandé, à moins de vouloir s’éclater un sein entre deux push-ups, ce qui, en 2016, serait peut-être considéré comme du bon divertissement télévisuel anyway. Cela dit, que je me remette en forme serait à peine une nouvelle dans ma propre vie; comment t’est-ce que ça pouvait se qualifier de grand ou moyen titre dans un journal? Mais Khloé avec un K semblait aimer prendre le monde entier à témoin pour à peu près tout, et le monde semblait y trouver son compte aussi. Hé, why not. Au point où il était rendu, le monde, t’sais. David Bowie était mort et on se pâmait devant des célébrités au teint d’agrume. Le festival du rien battait son plein.

Le guitariste jouait sa version de Maybe I’m Amazed rythmée par le son de mes bottes, que je traînais comme si chacune d’elles avait été coulée dans le béton du milieu de la semaine. Je n’avais pas de change, juste le sourire du eille, moi je la connais, ta chanson. Dans mes oreilles, Cracked Actor jouait beaucoup trop fort et m’émouvait à nouveau quelques jours après le décès d’une de mes idoles, comme si j’avais perdu quelqu’un de proche, quelqu’un de cher. J’ai baissé le volume le temps d’attraper les mots de l’autre, Maybe I’m amazed at the way you help me sing my song, et j’ai pensé aux périodes de ma vie desquelles Bowie avait joué la trame, à comment je suis une fille de paysages sonores, qui, justement, m’aident à chanter ma proverbiale toune.

J’ai mis le pied dehors après un effort surhumain pour ouvrir la porte de Jean-Talon, qui restait immobile dans le vortex exaspérant des trains qui partent et arrivent en station, une affaire de physique de même. Mon kit d’hiver m’énervait, j’avais les cheveux pris dans le capuchon, le bas droit ramassé dans le fond de la botte, comme un enfant. En sortant de la pharmacie, l’homme qui marchait devant moi a glissé dans une chorégraphie de ballet jazz et j’ai ravalé un grand rire. Pourquoi c’est gênant de même, se planter sur la glace, alors que le spectacle rallume tout le monde autour (à moins qu’il en résulte une fracture ouverte)? Et quand la réaction de l’acrobate accidentel est un « tabarnak » humilié, seigneur, qu’est-ce qu’on se tape les cuisses, et me semble que c’est correct. Je n’étais pas tombée depuis des années, et je me suis promis que si ça se passait cet hiver, je me relèverais avec dignité et saluerais mon public, qui me remercierait ensuite d’avoir été diverti un soir de semaine. Bon, rien n’était fait, mais j’avais un beau projet.

Plus loin, au coin de la rue, un homme serrait très fort une femme dans ses bras. J’ai marché vers eux quelques minutes; il faisait froid et gris, mais aucun des deux ne bougeait. Je me suis dit voilà une première ou une dernière étreinte, deux personnes qui repoussent un départ. J’étais assez loin pour sortir mon téléphone discrètement, parce que j’aime figer les instants de poésie, pour rien, pour moi, comme ça. Ils se sont quittés alors que j’enlevais ma mitaine pour kidnapper l’image. L’homme est parti vers l’ouest et la femme, vers moi. Je les ai croisés, elle et son regard heureusement ailleurs, parce qu’une fille aux cheveux emmêlés dans un foulard et qui porte un 12-pack de papier de toilette n’aurait certainement pas agrémenté le décor de sa scène, qu’elle fut triste ou joyeuse.

Je suis rentrée chez moi en m’enfargeant encore dans le trop de bottes et en me promettant du même coup que l’entrée de ma prochaine maison serait si vaste que la musique et la vie y joueraient en écho. J’ai défait mon arbre de Noël et raccroché mon mobile, sur la pointe des pieds en équilibre sur une chaise, trop petite une fois de plus aujourd’hui, laissant voir mon dessous de menton et sa cicatrice, vestige d’une plonge en balançoire. Avec un peu de chance, je m’en magasinerais une deuxième en me pétant la face sur le coin de la table. C’était un jeudi de même, qui se réclamait fièrement de janvier tant il manquait d’éclat. En forçant pour faire entrer mon nouveau sapin baumier artificiel dans sa boîte curieusement devenue trop petite depuis décembre, j’ai pensé que même dans une journée ordinaire se glissent des instants qui font de l’oeil, à saisir au vol pour en faire quelque chose d’autre. Ou bien c’est juste que je regarde pas assez la télévision.

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