My Way

En entendant My Way, je me suis dit quelle bonne idée d’enfin faire jouer de la musique dans le métro. Côté sélection, on ne tombait pas nécessairement dans mes cordes avec ce premier hymne-là, mais les cordes, c’est ben particulier. De la musique sous terre, ça me semblait long overdue. D’accord, on ne pourrait jamais plaire à tous, mais peut-être qu’on pourrait en donner un petit peu à chacun? Par exemple, à 8h15 je subirais My Way, à 8h17 la madame à côté de moi serait soumise à Daniel Lanois, et ainsi de suite. Avec un peu de chance, j’arriverais à destination à 8h45 et je sortirais juste au moment où les voyageurs se mettraient à taper des mains sur la Compagnie Créole. Safe au marbre.

En passant le tourniquet, j’élaborais déjà le projet : on aurait droit chaque jour à un shuffle magnifique, tous styles confondus. Exit le diktat des radios et leurs quotas, exit 20 fois la même toune toute en recette, allo du gamelan suivi de Meshuggah puis d’une dizaine d’affaires que je ne connais pas. J’étais emballée par mon idée, mais les idées avant le premier café gagnent rarement des prix. Du moins, pas les miennes. Enfin, soyons francs, celles après non plus.

Au bas des escaliers roulants, j’ai compris que la chanson sortait d’un minuscule baladeur accroché au chariot du préposé de l’entretien, qui nettoyait la rampe en sifflant avec un vibrato large comme mon espoir de sourire en commun le matin. J’ai trouvé étrange qu’un homme d’une trentaine d’années écoute Sinatra, mais au risque de me répéter, les cordes, c’est ben particulier. Mon projet avait donc duré une grosse minute. Le jour où j’allais découvrir de la musique avec des inconnus et arrêter de me défaire les tympans avec des écouteurs n’était pas encore venu.

Je me suis assise dans le wagon et je l’ai vu : l’homme à ma gauche mangeait non seulement des biscuits Pirate directement de la boîte, mais sa tuque aux motifs de léopard avait exactement les mêmes couleurs que l’emballage. Quelque chose me disait que j’étais la seule dans ce wagon à l’avoir remarqué, et probablement la seule à trouver la chose vraiment intéressante. Je ne sais pas ce que ça faisait de moi, mais j’étais très en paix avec ça. Je comptais sur deux ou trois doigts de ma main gauche les gens avec qui je pouvais partager ce genre d’observation sans lire un commentaire en forme de haussement de sourcil au sujet de mon équilibre mental, mais ça ne me complexait pas non plus. Je n’irais toutefois pas jusqu’à dire que ça fait mon charme, sauf peut-être pour les deux ou trois personnes susmentionnées, mais on ne sait pas non plus. Le charme, c’est ben particulier ça aussi.

Enfant des années 80, j’aime ça, me faire des vidéoclips avec le quotidien. Le gars qui entre avec ses biscuits au beurre de pinotte et son couvre-chef assorti, la madame qui lit « Paris est une fête » en se curant le nez, le monsieur âgé aux cheveux teints noirs à qui je cède ma place sans recevoir ni merci ni regard, la dame qui me dévisage en mangeant une patate déjeuner de McDonald’s : tout ça était parfaitement synchro avec la musique étrange et belle de Battles qui me jouait sous les cheveux. J’ai pensé que tout le monde ici aurait bénéficié de mon projet de divertissement musical matinal. Il y a de ces matins où ton wagon de métro, lui, n’est vraiment pas une fête.

Peu me croiront, à part peut-être les deux trois personnes citées au quatrième paragraphe qui savent qu’à force d’observation on multiplie les synchronicités, mais dans le couloir de Square-Victoria, à 17 h ce soir-là, ce sont les mots de Brassens qui résonnaient. Le guitariste d’une soixantaine d’années chantait « Mourir pour des idées ». Je n’allais certainement pas mourir pour ce projet; j’avais, je crois, d’autres idées qui méritaient plus de souffrance que celle-là – quoi que vite de même aucune ne me venait en tête –, et puis j’avais aussi des écouteurs, mais j’étais certaine qu’elle n’était pas si bête que ça. Dans mes quelques décennies de vie, j’avais souffert assez de sélections de Cité Rock Détente un peu partout pour affirmer qu’il était temps que la curiosité gagne enfin, surtout dans la morosité du métro le matin.