La salade pour vos résolutions

En tête du menu, on m’offrait une « salade pour vos résolutions ». Un, je n’avais pris aucune résolution, à part peut-être boire de l’eau des fois, et deux, commencer l’année avec du quinoa, je ne trouvais pas ça très réjouissant. La courge poivrée — whatever the hell that was — ne faisait pas non plus un remède funky au vide post-temps des Fêtes. Mais c’était peut-être juste moi. Pour la première fois de ma vie adulte, je n’avais fait aucun abus, tellement qu’un mimosa le lundi 4 janvier ne se serait même pas qualifié dans la colonne « pousser la note ».

Il faisait froid et sec, l’hiver pinçait les cuisses sans gêne, comme un mononcle au jour de l’An. Les rues étaient désertes et je me demandais où tout le monde s’était caché. Ils mangeaient peut-être de la verdure à la maison, la ceinture deux trous plus loin qu’en décembre. J’ai enlevé mes cache-oreilles, l’accessoire des frisées, et on m’a assise pas très loin du comédien connu qui se savait épié.

Des gens se tenaient debout à côté de moi et s’offraient les voeux d’usage, la santé et tout le reste. J’ai entendu un homme se souhaiter juste du sexe, comme dans « Moi, je me souhaite juste du sexe ». Je n’ai pas osé me tourner pour mettre un visage sur le voeu désespéré, de peur d’avoir l’air intéressée à l’exaucer. Le gros manteau à ma droite frottait contre mes cheveux qui gagnaient rapidement en volume électrique et menaçaient de me coller au plafond avant même que mon café arrive. Quel spectacle de début d’année j’aurais pu offrir, la fille suspendue entre deux rectangles de néons, qui demande du lait au lieu de la crème. Ça m’aurait certainement sortie de l’ombre.

Comme tout le monde, j’ai regardé le comédien connu, pas parce qu’il était un personnage public, mais juste pour l’observer être observé. Rarement starstruck, je ne l’étais pas là non plus. D’ailleurs, nos chemins professionnels s’étaient déjà croisés dans le passé. Je prenais simplement des notes, du haut de mon anonymat. Forcé d’être self-conscious, quel ennui. Moi, je l’étais par défaut, pour e-rien puisque personne ne m’observe de toute façon. Mais ses moindres gestes à lui seraient assurément rapportés plus tard aujourd’hui : ce qu’il portait, ce qu’il avait commandé, s’il mangeait bien, et s’il avait l’air « pareil comme à la télé ». C’est ben important, apparemment, être pareil comme à la télé.

Mon café est arrivé et je l’ai bu en regardant par la fenêtre. La tête me tournait comme elle me tourne toujours au début janvier, avec cette impression d’être toute petite devant une toile blanche, incapable de choisir la première couleur à y lancer. C’était quand même une grande chance, ce canevas annuel, mais encore fallait-il l’utiliser intelligemment, essayer d’y dessiner quelque chose de nouveau, qui se pouvait, pour ne rien regretter le 31 décembre prochain. J’avais quelques idées, sans trop savoir comment les assembler encore. Mais peut-être aussi que la tête me tournait parce que je buvais trop de café et pas assez d’eau.

Le comédien connu a enfilé son manteau puis s’est dirigé vers moi.

– Bonjour Tanya. On a déjà travaillé ensemble, je ne sais pas si tu te souviens.

J’ai avalé en angle. De nous deux, la personne la plus susceptible de se rappeler du moment et du prénom de l’autre, c’était certainement moi, la rédactrice anonyme.

– C’était pas mal le fun. Je te souhaite du temps pour réaliser un projet d’écriture à hauteur de plume.

J’ai souri bêtement en retour. « OK merci » n’était certainement pas la réponse d’une personne dotée d’une certaine plume, et encore moins d’une plume certaine, ou d’humour drôle, même, mais c’était tout ce qui semblait vouloir sortir de ma face rouge. J’ai donc plutôt dit « Oh merci », ce qui n’était guère plus éloquent, mais côté étonnement sincère, c’était une fameuse de belle performance. L’homme est parti dans un clin d’oeil, question peut-être de ne pas s’éterniser sur son compliment offert à une inconnue — sa résolution annuelle à lui —, mais je dirais surtout parce que tout le monde le regardait jaser debout en se demandant s’il était plus grand ou plus petit qu’à la télé.

Est-ce qu’on venait de me lancer une résolution? J’avais déjà 2 litres d’eau par jour à boire, moi, ce qui me prendrait déjà beaucoup de mon précieux temps. Fallait que j’y pense quelques instants. J’ai sorti mon ordinateur et pris une bouchée de quinoa. J’avais peut-être une première couleur pour ma toile.

La vue d’en haut

Ce matin de décembre là, à travers la porte entrouverte, je l’avais vu placer ses cheveux, concentré. « Il se peigne pour une autre ». L’idée était passée en coup de vent sans s’arrêter, m’empêchant de la virer de tous les bords. J’avais déposé ma tasse à moitié vide dans le lavabo, la tasse que sa grand-mère m’avait donnée, celle avec un coq, puis j’avais dit à ce soir. Des fois, la tête nous amène sur une piste puis change d’idée, parce qu’on n’est peut-être pas encore prêt pour la grande scène. Ce matin de décembre là, j’avais fait le tour de la supposition en une seconde, et je n’y avais plus repensé. Un mois plus tard, il partait rejoindre celle pour qui il se mettait en plis depuis quoi? Des semaines? Des mois? L’histoire ne le dit pas parce que l’info ne m’aura finalement jamais intéressée. On a juste un passé, vaut mieux s’arranger pour ne pas le teinter de gris là où il y a encore de la couleur.

Je me rejouais cette affaire ancienne sans grande émotion en écoutant mon voisin qui racontait, en avalant l’air du wagon, le récit de l’ex revenue la veille pour chercher ses dernières choses. Je regardais ma bouche en ellipse dans la vitre, heureuse d’être contente et contente d’être heureuse. Je n’avais pas peur de me frotter à la tristesse de l’amoureux brisé, pas parce que je manquais d’empathie, mais parce que le bonheur par en avant, j’y avais cru, et je m’y étais rendue. J’y serais pour combien de temps, l’histoire ne le disait pas non plus, mais fallait faire l’effort de ne pas questionner l’avenir. Avant de débarquer à Sherbrooke, l’homme a jeté un seul et dernier regard bouleversé vers le collègue qui lui souhaitait de joyeuses Fêtes malgré tout et moi j’ai murmuré better days ahead dans sa direction.

À Beaubien, j’ai pensé à cette soirée d’il y avait deux étés où j’avais souri au « Moi ch’t’un gars d’espoir » lancé par l’ami avec qui je partageais une bière dans le gazon du parc. Rapide sur le cynisme, j’avais d’abord trouvé les mots un peu trop légers. Je les avais regardés voler comme des mouches à feu dans l’air chaud du mois d’août, insectes trop lyriques, pour finalement arrêter de jouer les dures et les attraper, sans me brûler. J’étais une fille d’espoir moi aussi, fallait l’assumer.

Je suis sortie à Jean-Talon sous une pluie tiède qui s’était trompée de saison. 2015 tirait à sa fin dans une chaleur qui ne me plaisait pas tant que ça. Le dehors manquait de lumières qui scintillent sur les branches glacées, manquait de phrases qui laissent des traces dans l’air, manquait de poésie d’hiver. Ça ne sentait ni Noël ni les vacances, et je me demandais si j’étais la seule dont l’odorat faisait défaut. Pas que j’aime la saison, mais sa job est aussi de nous faire cligner comme des marmottes éblouies quand arrive le printemps, blasés de froid et de paysages monochromes blancs depuis des mois. L’importance des angles et de la perspective. Dans trois jours mon père mourrait pour la cinquième fois et je me suis surprise à repenser au chapitre sans grande émotion là non plus. Pas parce que je ne m’en ennuyais pas, mais parce qu’avec le temps, les images de bras forts et de réveillons en pyjama tassent celles en forme de lit d’hôpital. Encore une fois, j’arrivais à tenir le crayon gris à distance des beaux souvenirs.

En rentrant chez moi, j’ai pensé à l’amant du métro qui se coucherait seul ce soir, en étoile dans son lit dans une chambre où il ne traînerait plus rien de ses affaires à elle. J’ai réfléchi à son décembre à lui, à son point de chute, à ce qu’il en tirerait peut-être dans un an puis cinq. Je me suis demandé si ceux qui traversaient la vie sans jamais vivre et survivre aux épisodes violents étaient chanceux ou pas. J’ai été tentée de répondre non. En fait, j’en étais certaine. L’importance des angles et de la perspective. Mon cerveau ne retrouvait plus le chemin vers cette douleur depuis longtemps, je n’avais plus de points de contact avec les tremblements du vide, ce qui brouillait peut-être les cartes, mais avec la distance, j’étais à même de dire qu’aussi pénibles étaient les chutes, aussi belle pouvait ensuite être la nouvelle vue d’en haut et encore plus scintillant pouvait redevenir décembre, pour peu qu’on choisisse l’espoir. J’ai porté à mes lèvres la tasse à moitié pleine, celle avec un coq, et j’ai envoyé un mot d’amour à celui qui avait, cette année, rallumé toutes les lumières et plus encore.

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Les confettis

La femme devant moi jouait à Candy Crush enroulée autour du poteau. Celle à sa gauche avait dans son sac une boîte de Frosted Flakes format jumbo. Enfant, un de mes plus grands rêves avait certainement été de me nourrir exclusivement de céréales au sucre. Aujourd’hui, j’aurais du mal à terminer un avant-midi à la verticale avec un repas de maïs givré. « Un vrai régal »? I think not. Après 8 ans, un bol de Frosted Flakes, ça se mange à 4h du matin pour absorber le dernier Gin Tonic de la soirée.

Je ne connaissais plus grand-chose des guitares, parce qu’elle était loin, l’époque où j’entendais jaser de têtes d’amplis en baillant. Mais j’ai reconnu le son de la Stratocaster qui résonnait au bout du couloir. En équilibre précaire sur des talons trop hauts, les chevilles de la femme devant moi pliaient vers l’intérieur à chaque pas en rythmant une magnifique version solo de Swimming Pools. J’ai enlevé mes écouteurs et je me suis arrêtée. J’aurais voulu fermer les yeux au centre du corridor, parmi les chemises aux propriétaires aussi pressés que leurs cols. Le guitariste se balançait d’un pied à l’autre, une Strat bleu poudre à l’épaule, sans se soucier de l’heure ou du contexte. Moi, j’étais la fille self-conscious qui n’allait pas danser avec un sac d’ordinateur.

La veille, au même endroit, un homme s’était arrêté pour féliciter celui qui jouait du Bon Jovi. J’avais failli rouler des yeux, parce que t’sais, Bon Jovi, puis je m’étais rapidement ravisée : c’était rassurant de ne pas être la seule à se laisser accrocher les oreilles dans le passage qui mène à 9 h. J’avais été l’enfant d’un père qui pouvait écouter le même album en boucle pendant des heures, les yeux fermés. C’était dur pour moi de ne pas juger la musique, mais j’avais fait le voeu, il y avait un bon moment déjà, de ne pas juger de la nature de celle qui berce l’âme de l’un ou de l’autre.

J’ai dépassé ceux qui étiraient leur matin, immobiles à droite dans l’escalier roulant. À l’extérieur, comme à l’habitude, la madame aux petits journaux m’a souhaité bonne journée. Ce mardi s’annonçait déjà en sérieux déficit de glam, à peu près comme un déjeuner de céréales, mais des fois faut jouer sur un écran beige un petit moment pour se redonner le goût de partir à la chasse aux confettis. Il faisait trop doux pour décembre, et trop doux pour m’en faire avec la couleur de la toile de fond. La vie, c’est une suite de tracks. Quand on en trouve une bonne, on se dit ça y est, mais faut savoir chercher la suivante quand on arrive au bout de celle-là. C’est quand même tannant de ne pas toujours avoir le temps de se poser quelque part, et on arrivera peut-être ainsi au bout de tous nos chemins avec un petit mal de genoux à force d’avoir sauté souvent. Mais peut-être qu’on aura aussi juste plus d’affaires à se conter, la tête et le coeur pleins des confettis qu’on aura osé chasser. Paraît que rendu là on a mal partout anyway.

La lutte

J’ai retiré mes écouteurs, pas parce la musique me tannait, mais parce que je commençais à avoir mal aux oreilles à force d’avoir voulu couvrir le bruit ambiant toute la journée. La femme à côté de moi lisait un recueil de pensées comme ceux qu’on laisse traîner à côté du bol de toilette, l’endroit tout indiqué pour réfléchir au sens de l’existence. Mes voisins de gauche jasaient de politique internationale avec un éventail de connaissances comparable à celui dont je ferais preuve si je décidais soudainement de me commettre sur le thème des sciences appliquées ; « C’est pas pour être raciste » est rarement une bonne entrée en matière, surtout quand les oreilles autour sont nues. Mais c’est pas comme si mon espoir en l’humanité était totalement intact non plus. Cette virginité-là, je l’ai perdue en pantalons Au Coton dans un aréna de Farnham. J’ai remis mes écouteurs.

J’avais 10 ans. Mes parents étaient partis découvrir l’Europe et m’avaient laissée en Ontario chez un oncle cultivateur. Le séjour s’annonçait bucolique et soyeux de bébés chats, jusqu’à ce qu’on m’annonce que toute la famille irait voir un gala de la WWF dans la ville voisine. Pour une raison inexpliquée, le projet m’emballa. Mais si je voulais vivre mon baptême de lutte, je devais apparemment mériter mon billet. OK, OK, good. Et qu’est-ce que je devais faire pour avoir cette chance-là? demandai-je les yeux brillants. Donner un coup de main dans le poulailler industriel voisin. Facile! Surtout dans un monde pas encore tout à fait technologique. Parce qu’une simple recherche avec les mots « poulailler industriel » aurait rapidement remis ma joie en perspective.

Le lendemain matin, en shorts 80s à l’entrée d’un bâtiment gigantesque duquel émanait une odeur fétide, j’ai ravalé ma joie en même temps que mon innocence. On avait certainement samplé ces cris de poules là pour la trame sonore d’Evil Dead. En d’autres mots, le projet n’était pas d’aller flatter des poussins, mais bien de conduire des poulets rétifs à leur dernière tombola. Toute la journée, j’ai charrié des oiseaux. Dans un parfum de mort, quatre poulets par main avec une patte raide entre chacun de mes petits doigts de banlieue, je me suis fait picosser les cuisses par les animaux en panique et j’ai retenu mes larmes jusqu’au soir.

Comme on m’avait habilement caché la nature de l’activité, je n’étais soudainement plus certaine de vraiment vouloir aller à la lutte – ou même à Farnham. Mais je l’avais gagné, mon gala. Peut-être serait-il tout de même scintillant de glam et de magie comme je l’imaginais? Impossible, me dis-je avec la naïveté de l’enfance qu’il me restait encore, que mon lendemain accote le degré de désagrément que je venais de vivre là. Deux journée de marde consécutives, au propre comme au figuré? Non, ben non.

Après réflexion, des décennies plus tard, une soirée entourée d’adultes gorlos équipés de doigts en styromousse qui lancent des verres de Labatt 50 à des lutteurs en lycra était certainement la récompense appropriée pour avoir participé à un génocide de volaille.

– Mais, est-ce que c’est vrai, mononcle?
– Non!
– Pourquoi les gens sont fâchés pour vrai, d’abord?

Ce soir-là, les mains proverbialement tachées du sang de centaines de petits poulets blancs, j’ai été témoin de batailles de fans en manteaux de jeans acid wash au pied d’un ring où Randy Savage et Jake The Snake Roberts se garrochaient sur des câbles. J’ai aussi vu Farnham. Mais ce fut par-dessus tout une leçon de vie inestimable : pour la toute première fois, je doutai de la compétence des grandes personnes, et avec raison.

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La vie qui bat fort

On marchait l’un derrière l’autre sur les trottoirs des rues étroites, au hasard des intersections où on hésitait parce que c’était beau dans toutes les directions. Je jouais la touriste et j’en étais une, émue et toute petite au pied des monuments, sous le sourire de celui qui m’avait fait le plus beau des cadeaux. En 5 jours on s’est assis à autant de terrasses pour regarder Paris passer, et fait autant de pas que j’ai cligné des yeux comme une enfant.

Tout était magnifique et plus grand que nous et j’ai cru que le ciel qui s’était fait bleu malgré le début d’octobre s’était emballé juste pour mon anniversaire. Ville lumière qui nous allumait, ma tête et moi puis mes années passées à subir Manhattan comme une douleur qui fait du bien, autre métropole épuisante de dimensions, de visages et d’horizons dans tous les sens. J’avais de grandes ailes et le coeur qui battait fort, le goût de vivre juste un peu trop vite à nouveau, d’être dépassée par le décor. Je rentrais à la maison dans un endroit que je voyais pourtant pour la première fois.

J’ai regardé les photos des victimes, les yeux dans une eau amère. Une centaine de personnes comme toi, comme moi, amateurs de musique ou juste de la vie, t’sais, assis face à la rue au-dessus d’un verre coloré, à nager dans le regard d’un amoureux ou juste dans leurs idées. J’ai pensé à un concert passé, à la foule qui brillait à l’unisson dans un follow spot bleu, où j’avais eu la certitude candide que certains endroits sombres du monde avaient cruellement souffert de l’absence du rock’n roll dans leur histoire.

J’ai pensé au 12 septembre et aux mois qui avaient suivi, à la rage et à la peur, mais surtout à la légèreté perdue des fins de soirées passées debout dans des salles trop pleines à essayer de voir un band par-dessus l’épaule de gens plus grands que moi. J’ai regardé les photos des victimes et je les ai toutes reconnues : c’était toi, c’était moi, c’était la vie qui battait fort sur toutes sortes de musiques, et je me suis demandé dans quelle direction il fallait maintenant aller.