La femme secrète

La dame lisait « La femme secrète », de Victoria Holt. Entre Joliette et Préfontaine, j’avais regardé deux trois fois le petit roman et pris son titre en note, juste pour chercher, au retour du réseau, de quoi il s’agissait. Pour voir si rendue là, ma construction du personnage serait juste. Dans le métro, je regarde ce que vous lisez pour ensuite m’imaginer qui vous êtes. Ça passe le temps, et comme vous et moi on se brûle maintenant la tête et le coeur sur nos petits écrans magiques, ce matin-là, je trouvais qu’on me gâtait.

Cette femme secrète m’inspirait un roman coquin. Une affaire d’époque avec des jupons qu’on aurait relevés au ras une table à dactylo sur laquelle un monsieur très poli aurait posé son chapeau, le temps de la pirouette. Je m’imaginais aussi que c’était le mot qu’un gentleman aurait utilisé, « fourrer sur le coin d’une table » n’étant probablement pas encore passé dans l’usage circa 1900. Mais je m’égare.

La lectrice avait des cheveux argentés très courts qui n’interféraient pas avec le col funky de son manteau rose. Un détail que j’appréciais, parce que tant qu’à se frotter la chevelure contre une fibre synthétique à chaque mouvement jusqu’à se gonfler d’électricité comme une attraction du Centre des sciences, aussi ben se coiffer d’une barbapapa drette en partant pour le travail. Une madame, donc, très pragmatique. Elle portait des anneaux dorés et des lunettes turquoises, et sur ses genoux étaient posés un tout petit sac à dos noir et un baluchon à souliers. Une femme, aussi, fort bien organisée. Je ne sais pas ce que le sac contenait, mais probablement une chaussure confortable du même acabit que l’espadrille propre qu’elle portait au bout de son pantalon à plis doubles. Vite de même, forte de mon observation, je me disais que ces souliers-là ne devaient pas souvent marcher à côté de la track ou se faire garrocher au bout de la pièce le temps d’une pirouette.

Je sais, je sais, j’étais encore prise en flagrant délit de jugement, mais c’était tout de même plus excitant qu’être prise en flagrant délit de tendresse, comme la femme secrète. Puis, personne n’allait réussir à me faire croire que j’étais la seule coupable d’inventer des vies à partir d’un livre de poche ou d’une coupe de cheveux. Les petits amis, laisse-moi te dire quelque chose : c’est pas toujours si l’fun que ça, être un adulte. Si on ne peut pas, pour s’évader, interpréter ce qui nous entoure dans le confort secret de nos têtes, à quoi ça sert? Pour moi, donc, tout cela était juste et bon, et ça restait entre vous et moi.

Je travaillais comme ça sur mon petit personnage du moment, accotée contre les portes du fond, mais j’aurais certainement pu m’appuyer contre l’odeur, si forte dans le wagon ce matin-là qu’elle en était presque solide. J’ai cherché le coupable un instant, cette personne qui était sortie en société en odorama de chambre à coucher. Parce que j’ai ben d’la misère avec ça, les gens qui sentent pas bon de la veille ou de plus loin encore, et qui partent travailler avec une coiffure figée dans l’équivalent de la margarine ou avec une chemise aux aisselles périmées.

À Beaudry, quand le réseau a repris et qu’on a tous pu continuer à dérouler nos fils sociaux comme des chatons avec un rouleau de papier de toilette, en espérant que dans les dernières 10 minutes un ami aurait publié le statut qui allait changer nos vies à jamais ou au moins jusqu’à McGill (les états de grâce passent ben ben vite en 2018), j’ai décidé de ne pas googler le roman. Pas tout de suite. Je voulais terminer mon histoire avant de voir si j’étais complètement dans le champ.

Enfin dehors, j’ai suivi jusqu’au café les traces d’un pigeon qui avait marqué le béton frais du trottoir. Dans ma tête, une porte s’est ouverte sur ce moment où, après avoir coulé le ciment du perron de notre cabanon, mon père m’avait demandé d’y poser la main, pour la petite postérité, avant de tracer 1982 sous la minuscule paume. Depuis, j’étais passée quelques fois devant cette maison habitée par d’autres et d’autres encore. Mon lilas était toujours là, et la cabane aussi, mais j’ignorais ce qu’il restait de son seuil. Une fois, même, mon courage entre les mains et ma gêne dans ma petite poche de coat, comme dirait l’autre, j’étais allée cogner à la porte de ce bungalow qui m’avait vue grandir. J’avais suivi la courbe de la haie qui avait mon âge jusqu’à cette porte que j’avais franchie combien de fois après avoir garroché mon 10-vitesses derrière la Pontiac Lemans de mes parents? Je ne sais pas, mais c’était les vélos de ma sœur et de son amie que ma mère avait un jour effouarés, en partant pour le centre d’achats. « Isabelle et Josianne, j’ai reculé sur vos bicyclettes! » Un parfait script des années 80. Bref, j’étais allée frapper à cette porte-là, la voix de ma mère en tête dans le flou d’un décor brun et jaune remplis de tupperwares d’un autre temps, mais il n’y avait personne. J’aurais aimé savoir si la seule trace que j’avais laissée jusqu’à maintenant était toujours là. L’histoire ne le dira peut-être jamais.

Au travail, j’ai assisté à une formation où l’écran s’est allumé sur les mots « You’ve got a small window to make a big impact ». Ceux-là aussi, je les ai pris en note, pas parce que je les trouvais inspirés ni même inspirants, mais parce qu’ils me décourageaient sur l’état des choses. Sur le temps qu’on ne prenait plus. On avait souvent juste un petit moment pour se faire valoir — trois minutes, selon l’animatrice de la formation —, mais fallait-tu toujours absolument créer une onde de choc? Sérieux, ça allait tous nous rendre insomniaques. Ça se pouvait-tu encore, être juste ordinaire, ou brillant et percutant, des fois, mais à retardement? Ou juste à la longue, t’sais. Je devenais fatiguée des grands déploiements, des éclats vraiment pas toujours si éclatants, finalement. Du glitter aveuglant, mais au final tellement peu impressionnant quand on reculait un moment pour avoir une vue d’ensemble. Ça se pouvait-tu encore, être touchée par des traces laissées dans du béton, ou par le magnifique voyage intérieur qu’un papa fonctionnaire avait planifié en marquant un perron il y avait de cela 36 ans? A huge window and a lasting impact. C’était peut-être juste moi. À regarder autour, je ne savais plus.

À mon poste de travail, j’ai googlé, espérant que personne autour ne me questionne sur ma recherche. « Une femme secrète se cache en Anna Brett et, lui faisant oublier bon sens et résignation, la pousse vers une dangereuse aventure et un impossible amour. » Je me suis félicitée. Puis, j’ai souri à l’idée de la dame qui se permettait une évasion romantique dans le métro parmi une mer d’automates aux rétines hallucinées. Je m’imaginais que cette lecture était l’équivalent d’un papier hygiénique simple épaisseur, oui, mais que la lectrice brise sa routine sans lumière bleue, sans réseau, et sans besoin qu’on approuve ou qu’on désapprouve avec un pictogramme, me ravissait. Et que le bonheur de sa lecture persiste une fois la couverture fermée et qu’il mette de la légèreté coquine dans son petit espadrille sur le béton marqué me porta moi aussi. Pendant plus que trois minutes.

Le temps qui passe dans ses gros pantalons

Le seul à sortir du wagon portait des Birkenstock, avait de longs cheveux poivre et sel et transportait une grosse boîte de carton pleine de laitues frisées ; on ne l’aurait pas imaginé transporter autre chose, comme si un accessoiriste s’était mêlé de l’affaire. Sur la rame, les gens bougeaient à peine, de peur de s’évaporer. J’ai eu le souvenir d’une fin de nuit sous les trottoirs de la 125e rue et la foule parfaitement immobile qui attendait le A train comme du popcorn dans un four à micro-ondes.

« Essaie de pas t’évanouir » avait été mon mantra pendant tout cet été-là, pas encore équipée, physiquement et mentalement, pour l’impossible canicule de New York. Voir que j’allais me promener avec une débarbouillette mouillée dans un ziploc, comme on me l’avait conseillé. Merci au facteur humidex, j’avais déjà l’équivalent d’un shredded wheat sur la tête ; je n’allais certainement pas risquer de tuer le maigre sex-appeal qu’il me restait en m’épongeant le front avec un gant de toilette au coin de Broadway et de la 72e.

Mes nouveaux amis californiens, qui étaient passés d’un soleil à l’autre pour devenir des New-Yorkais d’adoption, s’étaient payé ma grosse tête québécoise et son intolérance à ce microclimat pas d’allure. Mais ma vengeance allait être parfaite l’hiver suivant, avec ses cinq centimètres de neige qui paralyseraient Manhattan et lanceraient ses habitants dans les allées des épiceries pour faire des provisions de fin du monde, comme des tatas. Il y avait certains avantages à venir du Nord, ça dépendait juste de la saison. Ça fait qu’en hiver, j’étais l’alpha des alphas, et en été, ben j’étais rien pantoute. Nada.

Sur ces pensées d’un autre temps, j’ai laissé sortir l’homme et son bac de légumes et je me suis dirigée vers le fond du wagon. Pendant un petit moment, en regardant les fluides divers qui agrémentaient les portes, je me suis demandé si j’avais perdu mes anticorps de métro à force de ne plus le prendre, et surtout, quel rash galopant j’allais attraper à travers mon linge en m’accotant là. Comme tout me semblait pire qu’avant, j’ai eu peur d’être devenue l’une de ces princesses qui lèvent le nez sur le transport en commun comme si c’était l’équivalent de voyager dans un intestin grêle. Mais en pensant trois secondes de plus à l’analogie, puis aux petits jus des portes du fond, je me suis dit que, finalement, c’était peut-être pas complètement faux. Il y avait même un jeu d’esprit à faire avec le mot « transit ».

Dans le couloir vers la rue Stanley, une madame assemblait des sushis dans l’odeur d’encens d’un kiosque voisin, entre une affiche de fidget spinners et un assortiment de colliers gold à 5$. Ce couloir m’avait toujours inspiré un petit mal de vivre, en 1997 comme en 2017, mais je ne me souvenais plus trop pourquoi j’y passais assez fréquemment à l’époque. Peut-être pour aller manger le meilleur pad thaï au monde au Faubourg, jadis glorieux, quand c’était la proprio même du comptoir qui s’affairait au-dessus du wok et un monsieur qui te demandait si tu le voulais épicé ou non (le plat, pas lui). Ou bien est-ce que j’allais rejoindre un ancien amoureux, commis dans la très sélecte section jazz du HMV maintenant fermé, du temps où on pouvait y voir passer, star struck, les gros noms du Festival, le point de départ de mon aventure new-yorkaise? Peu importe, ce coin-là avait certainement connu des années plus l’fun et moins homogène de tartes instagram et de gros chars. Mais le couloir, lui, était resté le même. Étonnament, en 2017, il me lassait maintenant beaucoup moins que tout le reste autour.

J’ai croisé une religieuse, la deuxième de la semaine, et j’ai sourcillé parce qu’elle sortait du H&M, en tunique et autres accessoires mode de Jésus. En même temps, pourquoi pas? Parce qu’à bien y penser, un mom jeans était encore plus à propos sur une soeur que sur n’importe qui d’autre. Pour ma part, et tout comme une petite guénille humide dans un sac de plastique, on ne me verrait jamais en porter. Parce que j’avais vécu la période où il était l’apanage des madames qui se payaient une folie en s’achetant un jigne à plis chez Reitmans. Qu’esse tu veux, des fois on a l’âge qu’on a, ici celui d’avoir été témoin du pantalon taille haute dans sa formule non-ironique. Or, ça vient aussi parfois avec une certaine dose de sagesse qui nous rappelle qu’on se fera pas pogner à regretter, en se voyant en photo dans 20 ans, d’avoir porté des pantalons qui nous faisaient un cul de 3 pieds de haut.

« Dans 20 ans… » Petite, j’étais mystifiée quand les grandes personnes introduisaient leurs histoires avec un nonchalant « y’a 15-20 ans », comme si elles dataient du mois dernier, alors que j’avais l’impression qu’on ne faisait référence à rien de moins qu’à la Grèce antique. Aujourd’hui, j’arrivais à un âge où je pouvais dire qu’il y avait deux décennies, non seulement j’étais déjà très consciente d’exister, j’étais même une adulte qui allait manger du thaï au centre-ville. Et bien que ça ne me semblait pas s’être passé hier, ça ne datait pas non plus d’un autre siècle. En fait, oui, mais pas du 17e. Y’avait comme eu un gap, un espèce de vortex temporel qui t’avale au début de la trentaine et qui te recrache à l’autre bout de la décennie, sans trop de souvenirs. Un jour tu manges un pad thaï un peu épicé sur la rue Guy, et le lendemain tu parles du Faubourg à des collègues plus jeunes qui t’écoutent avec la face que tu faisais quand tes parents se remémoraient le parc Belmont. WTF?

Jusque-là, vieillir ne m’avait pas trop dérangée. Ça venait avec son lot d’affaires à vivre et à raconter, mais j’avais un petit désagrément avec le temps qui semblait avoir filé comme un hypocrite, sans que je m’en rende compte, occupée à juste exister au quotidien et à passer d’une journée à l’autre, rien de plus spécial que ça, et rien d’anormal non plus, me semble. Vite de même, je ne pouvais pas dire ce que j’avais fait de ma 29e année, à part freaker à l’approche de mes 30 ans, ni de celles qui avaient suivi, à part peut-être avoir eu un enfant à quelque part là-dedans. C’était-tu juste une affaire de trentaine, ou toutes les décennies allaient maintenant flyer comme ça, jusqu’à la fin, dans une couple de battements de cils? Comme vivre le moment présent n’avait jamais figuré à la liste de mes aptitudes, ça allait peut-être commencer à vraiment poser problème.

Je suis entrée au Apple Store pour acheter un adapteur pour un câble éthernet parce que dans les semaines qui suivraient j’allais devoir me brancher à un modem. Comme à la Grèce antique. La fille a mis du temps avant de comprendre de quoi je parlais, pour finalement me demander si je parlais du « câble qui faisait clic ». Je suis sortie du magasin avec la petite patente, parce que les ordinateurs étaient déjà rendus trop slicks pour recevoir un fil qui fait un son quand on le plogue, et je me suis demandé quelles seraient mes réflexions, en 2037, en sortant du même magasin où je serais allée acheter dieu sait quel appareil en 2 dimensions ou autre fantaisie pas rapport qu’on s’imagine quand on pense à l’avenir. (Dans Prisme, un de mes livres de primaire, j’avais lu qu’en l’an 2000 les voitures circuleraient sur des coussins d’air. Dans la mesure où 12 ans après le fameux Millenium j’avais acheté une Hyundai Accent 2 portes neuve qui n’avait même pas de système bluetooth, je n’allais peut-être pas m’essayer à prédire un avenir technologique ultra funky.)

Peut-être que je remettrais ensuite les pieds dans le tunnel Atwater, plus trop soucieuse de mon verso et donc vêtue d’un pantalon taille haute dans un style pareil très différent de ceux d’aujourd’hui. Il y aurait certainement la même odeur d’encens, parce que l’encens résiste à toute forme d’évolution pour sentir méchant à travers les siècles. Mais est-ce que ce coup-là j’aurais aussi des centaines de réflexions entremêlées sur le temps qui passe et qui laisse une trace qui s’efface aussi vite que celle d’un avion à haute altitude? J’ai eu peur pour les chapitres qui s’en venaient, peur de passer tout droit, peur de courir derrière ma propre vie. Peur de ne pas un jour avoir le goût de crier, sur mon proverbial lit de mort, qu’astie que la deuxième moitié avait été l’fun.

J’ai eu un petit vertige. Essaie de pas t’évanouir, que je me suis dit.
Les adultes autour de moi avaient eu tort sur plein d’affaires. À preuve, le plus grand mensonge ever : c’est pas vrai qu’on n’a plus de boutons après l’adolescence. Mais là où ils avaient eu raison, c’est que le temps finit par te glisser entre les doigts, comme du sable dans une paume ouverte. Combien d’entre eux m’avaient tapé sur le petit nerf avec leurs « Tu vas voir comment ça passe vite », comme pour me gâcher mon feeling d’éternité? Force était d’admettre que l’affirmation adulte la plus downante était malheureusement aussi la plus vraie.

Fallait peut-être juste continuer de tout remarquer et de tout écrire, même les insignifiances comme une boîte de salades dans le métro, comme le son des choses, pour fixer le temps, ou au moins le ralentir. Et pour ne pas qu’il se rapetisse derrière soi, comme un slinky.

On s’en reparlera dans 20 ans, dans nos gros pantalons. Le temps de cligner des yeux.

La chicane de vidanges

J’étais coincée entre un couple qui se chicanait pour une histoire de vidanges et un monsieur qui se râclait la gorge aux 15 secondes. Ça me semblait être un moment tout opportun pour m’enfuir loin dans ma tête. Mais l’engueulade au sujet du sac de poubelles sorti trop tôt et livré aux chats du quartier comme une all dressed extra kleenex allait trop bon train pour que je puisse m’égarer dans un retour sur les vacances.

La fille était pas super fière de son chum et semblait vouloir partager son sentiment à tout le monde autour. La tentative d’humiliation matinale fonctionnait somme toute moyen : les passagers se sacraient solide de la mésentente ménagère, même s’ils s’étaient fort probablement tous déjà retrouvés en pleine chicane de sac Glad, la cohabitation apportant un éventail assez commun de sujets potentiels de discorde. L’amoureux qui ridiculise l’autre avec mépris devant public trouve rarement des fans, que ce soit dans un wagon ou ailleurs.

OK, le concubin en question était peut-être vraiment clueless en gestion de déchets, ou juste clueless tout court. Peut-être faisait-il des bruits de bouche qui venaient à boutte de la petite patience depuis maintenant deux ans. Ou peut-être qu’il pleurait quand il buvait une bière de trop, scrappant systématiquement la soirée de tout le monde. Mais ce matin-là, il nous manquait les données et le contexte pour retourner les regards de connivence de la blonde tannée. Pis de toute façon, parmi les grandes morales de la vie amoureuse adulte, il y a celle qui dit que personne ne t’oblige à produire des poubelles avec quelqu’un qui te fait rouler des yeux chaque fois qu’il respire. Ou encore qui roule des yeux chaque fois que toi t’existes.

Il faisait chaud et je voyais mes cheveux gonfler dans la vitre à mesure que la ligne verte se déclinait en stations. Je n’avais pas pris le métro depuis près de deux mois, un record. Malgré tout, les gens n’avaient pas changé, personne ne m’avait manqué et on ne semblait pas s’être ennuyé de moi non plus. Mais de toute évidence, on avait annoncé quelque part que la fille à qui on pouvait raconter des anecdotes qui n’avaient pas de saint bon sens était de retour sur le réseau parce que le monsieur à la gorge sèche s’est mis à me parler de son chien.

J’ai souvent écrit sur les inconnus qui me parlent, parfois surprise, parfois découragée. Mais j’haïs pas ça que les gens me jasent, même quand ils sont précédés d’un hashtag. Je n’ai aucune idée pourquoi on m’adresse la parole; c’est pas comme si mon visage au neutre inspirait l’explosion de joie. D’ailleurs, je me méfie de ceux qui se baladent candides comme si, dans une oreillette, on leur contait une formidable sélection de jokes de trois gars qui rentrent dans un bar. Cela dit, je ne suis peut-être pas la seule à croire qu’une face qui sourit toute seule au repos, ben c’est pas une face legit, à preuve le nombre de personnes qui se confient sans méfiance à la fille à l’air le moins chaleureux du wagon, nommément moi. Bref, je les aime, vos histoires pis votre small talk cosmique. J’aime aussi vos chicanes de vidanges en public.

En trois phrases, j’ai su que le monsieur revenait de faire euthanasier son chien. J’ai reconnu sa solitude par son besoin de dire les vraies choses vite. Un monsieur seul qui jusque-là avait un fidèle ami, mais qui aujourd’hui rentrait chez lui avec sa peine et un collier. Les yeux fixés dans l’eau des siens, je me suis ennuyée de vos histoires pas d’allures qui me font rire à retardement, le temps de surfer deux-trois secondes sur un souvenir de petit compagnon de vie sur une table en inox, le soluté dans une patte, et une belle amie venue me rejoindre pour me tenir la main, même si un chat c’est juste un chat, et malgré les -30 à l’extérieur et la petite heure un dimanche matin. Dans une vie, y’a toutes sortes de formats de drames. Perdre son copain silencieux c’en est un, peu importe ce que diront les plus cyniques que moi (ça existe).

-Mon chien s’appelait Merlin. Comment c’qui s’appelait, ton chat?
-Gwendolyne.

Je suis sortie du métro en me disant qu’un billet de blogue sur mon chat américain ne m’attirerait aucune gloire. Quand même, je me suis râclé la gorge moi aussi au souvenir. Gwendolyne de Brooklyn, la toute dernière constance d’un bout de vie de 10 ans qui s’était affairé à s’effriter au complet cette année-là. Mon chat de New York comme une dernière page. C’était triste dans le temps, mais des livres, on en ouvre et on en ferme. L’important, je me suis dit, c’est d’aller au bout des histoires.

J’ai eu envie d’appeler ma constance de la dernière année et demie, pour une petite explosion de joie ponctuelle, pour garder ce livre-là bien ouvert, celui dont j’aimais vraiment tourner les pages, pleines de petits dessins pis de jokes pis d’affaires que j’avais pas faites depuis des années. J’ai eu envie de lui dire que je l’aimais. À la place, je l’ai écrit ici, juste pour avoir des témoins. Comme la fille des vidanges, comme toutte vous autres avec vos anecdotes d’Expo 67 ou d’intra-terrestres, que vous me partagez juste avant d’entrer dans le train. Ma déclaration d’amour n’était peut-être pas plus intéressante qu’une chicane de poubelles, mais j’ai jamais dit que mes histoires étaient plus extravagantes que les vôtres.

My Way

En entendant My Way, je me suis dit quelle bonne idée d’enfin faire jouer de la musique dans le métro. Côté sélection, on ne tombait pas nécessairement dans mes cordes avec ce premier hymne-là, mais les cordes, c’est ben particulier. De la musique sous terre, ça me semblait long overdue. D’accord, on ne pourrait jamais plaire à tous, mais peut-être qu’on pourrait en donner un petit peu à chacun? Par exemple, à 8h15 je subirais My Way, à 8h17 la madame à côté de moi serait soumise à Daniel Lanois, et ainsi de suite. Avec un peu de chance, j’arriverais à destination à 8h45 et je sortirais juste au moment où les voyageurs se mettraient à taper des mains sur la Compagnie Créole. Safe au marbre.

En passant le tourniquet, j’élaborais déjà le projet : on aurait droit chaque jour à un shuffle magnifique, tous styles confondus. Exit le diktat des radios et leurs quotas, exit 20 fois la même toune toute en recette, allo du gamelan suivi de Meshuggah puis d’une dizaine d’affaires que je ne connais pas. J’étais emballée par mon idée, mais les idées avant le premier café gagnent rarement des prix. Du moins, pas les miennes. Enfin, soyons francs, celles après non plus.

Au bas des escaliers roulants, j’ai compris que la chanson sortait d’un minuscule baladeur accroché au chariot du préposé de l’entretien, qui nettoyait la rampe en sifflant avec un vibrato large comme mon espoir de sourire en commun le matin. J’ai trouvé étrange qu’un homme d’une trentaine d’années écoute Sinatra, mais au risque de me répéter, les cordes, c’est ben particulier. Mon projet avait donc duré une grosse minute. Le jour où j’allais découvrir de la musique avec des inconnus et arrêter de me défaire les tympans avec des écouteurs n’était pas encore venu.

Je me suis assise dans le wagon et je l’ai vu : l’homme à ma gauche mangeait non seulement des biscuits Pirate directement de la boîte, mais sa tuque aux motifs de léopard avait exactement les mêmes couleurs que l’emballage. Quelque chose me disait que j’étais la seule dans ce wagon à l’avoir remarqué, et probablement la seule à trouver la chose vraiment intéressante. Je ne sais pas ce que ça faisait de moi, mais j’étais très en paix avec ça. Je comptais sur deux ou trois doigts de ma main gauche les gens avec qui je pouvais partager ce genre d’observation sans lire un commentaire en forme de haussement de sourcil au sujet de mon équilibre mental, mais ça ne me complexait pas non plus. Je n’irais toutefois pas jusqu’à dire que ça fait mon charme, sauf peut-être pour les deux ou trois personnes susmentionnées, mais on ne sait pas non plus. Le charme, c’est ben particulier ça aussi.

Enfant des années 80, j’aime ça, me faire des vidéoclips avec le quotidien. Le gars qui entre avec ses biscuits au beurre de pinotte et son couvre-chef assorti, la madame qui lit « Paris est une fête » en se curant le nez, le monsieur âgé aux cheveux teints noirs à qui je cède ma place sans recevoir ni merci ni regard, la dame qui me dévisage en mangeant une patate déjeuner de McDonald’s : tout ça était parfaitement synchro avec la musique étrange et belle de Battles qui me jouait sous les cheveux. J’ai pensé que tout le monde ici aurait bénéficié de mon projet de divertissement musical matinal. Il y a de ces matins où ton wagon de métro, lui, n’est vraiment pas une fête.

Peu me croiront, à part peut-être les deux trois personnes citées au quatrième paragraphe qui savent qu’à force d’observation on multiplie les synchronicités, mais dans le couloir de Square-Victoria, à 17 h ce soir-là, ce sont les mots de Brassens qui résonnaient. Le guitariste d’une soixantaine d’années chantait « Mourir pour des idées ». Je n’allais certainement pas mourir pour ce projet; j’avais, je crois, d’autres idées qui méritaient plus de souffrance que celle-là – quoi que vite de même aucune ne me venait en tête –, et puis j’avais aussi des écouteurs, mais j’étais certaine qu’elle n’était pas si bête que ça. Dans mes quelques décennies de vie, j’avais souffert assez de sélections de Cité Rock Détente un peu partout pour affirmer qu’il était temps que la curiosité gagne enfin, surtout dans la morosité du métro le matin.

Le road trip

Je ne sais pas ce qui m’a prise, mais j’ai pensé acheter ma CAM le 31, histoire de ne pas attendre en file le lendemain avec tous les prix Nobel comme moi qui n’ont pas encore opté pour le renouvellement en ligne. Pour la première fois en 5 ans, personne ne m’entendrait murmurer un bravo Danielle le 1er du mois à la vue de l’attroupement de clowns devant le guichet.

J’ai appuyé sur « imprimer le reçu », simplement pour ajouter une facture inutile dans mon portefeuille, en me répétant que les chances qu’un matin ma carte ne fonctionne pas et que j’aie à présenter une preuve d’achat au monsieur dans le booth étaient à peu près nulles. En ouvrant la petite porte pour ramasser le papier, j’ai fait tomber une pièce de monnaie oubliée là par un autre passager. Je l’ai entendue toucher le sol, j’ai hésité en constatant que c’était un 2 $, mais j’ai continué mon chemin parce que j’étais déjà trop loin. The moment was uncomfortably gone. L’homme derrière moi dans la file m’a interpellée en me montrant la pièce. Sous son regard qui indiquait assez clairement qu’il ne me trouvait pas particulièrement vive, j’ai répondu « C’est pas à moi, tu peux la prendre ». C’était, oui, une drôle de réponse, surtout à 75 dB parce que j’avais des écouteurs sur les oreilles. Le court épisode a duré juste assez de temps pour installer un malaise. Quissé que j’étais pour lever le nez à plein volume sur un 2 $? Personne. Mais des fois le sens du timing fait défaut, tout spécialement le lundi matin à 8h40.

Dans l’escalier, le coup de vent du train qui entrait en station a fait valser la magnifique robe africaine de la femme qui descendait devant moi. L’homme qui tentait de la dépasser s’est fait emballer par le tissu et a tenté de se déprendre à grands moulinets de bras. J’ai pensé merci la vie de me permettre d’être témoin de moments comme celui-là. Mon petit suicide social à 2 $ venait d’être upstagé.

Dans le wagon, la place réservée aux passagers à mobilité réduite était libre, ce siège maudit qui oblige son occupant à rester vigilant pendant toute la ride à moins de vouloir être sacré impie du wagon parce qu’il n’a pas vu la dame âgée embarquer à Beaubien. J’étais fatiguée et j’ai choisi d’y poser mes fesses, mais j’ai gardé l’oeil sur les pieds des autres passagers, m’assurant ainsi de ne pas manquer une éventuelle paire de chaussures orthopédiques. Je vivais bien avec le fait d’être une impie at large, mais je ne serais pas celle du métro, oh! que nenni madame. Je sais comment me transporter en commun.

Ça sentait le 1er septembre et ça ne me déplaisait pas trop. Pour une rare fois, j’avais l’impression d’avoir fait le tour de l’été. Ma tête avait maintenant besoin de changer de garde-robe, de mettre un petit gilet à grands manches avec ses shorts. La seule chose que je n’avais pas faite parmi celles auxquelles j’avais pensé, c’était partir en road trip le bras dans le vent de la fenêtre ouverte, avec une playlist de circonstance et une main que j’aime sur ma cuisse, d’un point A au suivant avec rien de précis entre les deux. Il me restait encore l’automne pour le faire.

À Mont-Royal, la fille assise devant moi a offert sa place à une femme dans la cinquantaine, qui, confuse, a fait non de la tête. Oh! le délicieux manque de jugement. Soudainement, mon malaise du matin est devenu aussi confortable qu’une gougoune à la fin de la saison. C’est délicat, la cession de place, et à grande échelle on aurait frôlé là l’incident diplomatique. Se faire appeler madame dans la trentaine est déjà pénible, je me suis imaginé la grafigne à l’orgueil mais surtout la surprise quand on nous cède une place à 50. Mais la vie c’est comme l’été : on se réveille un matin et on s’étonne d’être rendu le 31 août. C’est correct de repousser jusqu’en septembre ses projets de prendre la route, mais vaut mieux essayer d’en aligner le plus possible pendant qu’il fait beau. Sur cette métaphore facile sans en être pourtant fausse, je me suis dit que de retour chez moi, j’achèterais de nouveaux albums pour ma playlist.