Les transferts d’énergie

– Vos mains y sentent-tu encore l’eau de javel?
– Nonon, c’est correct, sont lavées, pis avant de manger m’a mes r’laver.
– C’est bon, ça.

Pasteure révérende Claudette Lacourse avait son église au bout de ma rue : le temple Claudette Lacourse. Parce qu’apposer ton nom très ordinaire à un culte lui donne beaucoup de crédibilité, et avec le cynisme ambiant, de la crédibilité, on n’en a jamais trop. Quand je suis passée devant le bungalow sacré, la gourou était dans le cadre de porte, un linge à vaisselle à la main, et jasait avec un monsieur timide qui sortait les vidanges du Sanctuaire de la vierge d’amour. C’est pas pour juger, mais la scène et l’échange m’ont soudainement fait douter de la capacité de cette madame-là à faire les transferts d’énergie promis dans son pamphlet. En même temps, on peut rester surpris. Chose certaine, moi, si j’étais chef de royaume, la première tâche dont je me délesterais c’est celle d’essuyer mes verres de messe. Jésus a peut-être partagé le pain et le vin, mais nulle part il est écrit qu’il a ensuite lavé la vaisselle avec une éponge SOS. Il n’est pas si grand que ça, le mystère de la foi.

J’avais dormi un maximum de quatre heures et j’avais la tête en angle. Dans mon ancienne vie d’insomniaque, j’avais vu pire, mais comme échouer des nuits ne m’arrivait plus très souvent, j’étais beaucoup moins apte qu’avant à gérer le déficit de sommeil. Je marchais lentement, la tête lourde, forcée d’admettre que j’avais peut-être abusé de l’immense réserve d’adrénaline qui m’avait tenue pendant mes quelques années de mauvaise gestion nocturne, moi, la championne sur un tapis de course un lendemain de nuit blanche.

J’ai pensé à ces personnalités publiques qui prétendaient se contenter de nuits de trois heures depuis toujours et je me suis dit que si c’était vrai – pis c’était certain que c’était pas vrai, gang –, de un, elles devaient être impossibles à côtoyer, et de deux, elles ne devaient plus s’endurer elles-mêmes. Le edge du manque de sommeil, on finit par en revenir. Malgré ma vitesse de croisière tellement lente que j’étais sur le point de reculer, je trouvais bon d’être enfin fatiguée dans le front comme une personne normale, d’avoir envie de me recoucher après la douche et le café, incrédule devant la journée que je devais traverser pour aboutir de nouveau en étoile dans mon lit. Contente d’être juste endormie, t’sais à traîner de la patte et à bailler. La fébrilité d’un superhéros avec la tension artérielle dans le tapis ne me manquait pas. Même Claudette Lacourse, avec ses pouvoirs magiques, devait faire des nuits de 8 heures. J’étais rendue là dans mon cheminement personnel. Puis, j’avais rencontré quelqu’un qui s’entêtait même à m’entraîner à faire des siestes; je m’imaginais qu’il fallait m’aimer pour avoir cette patience-là.

Dans le métro, le contrôleur m’a souri à distance, pour rien. Je devais être moins cernée que je pensais. Ou peut-être plus, je ne sais pas. Je ne me souviens plus ce que j’écoutais – un autre symptôme d’avoir vu le cadran afficher 3 h du matin –, mais le garçon à Square-Victoria, lui, jouait Under the Bridge. Il serait mal avisé de déclarer ici que je suis propriétaire d’un tatouage de Red Hot Chili Pepper, mon groupe d’adolescence. Seigneur, qui avouerait une faute de goût comme celle-là, même si elle avait été commise il y a deux décennies? Personne, même pas moi. J’avais entendu Blood Sugar Sex Magik pour la première fois à l’arrière d’une Mazda, tassée entre trop d’amis, en route ou au retour d’une nuit psychotrope. La Danielle de l’époque aurait sûrement tiqué si on lui avait prédit qu’elle entendrait la toune-phare de cet album 20 ans plus tard, dans le couloir d’un métro qui la menait à un boulot d’adulte, le manteau zippé – personne, à l’époque, n’aurait zippé un manteau d’hiver –, et un sac d’ordinateur à l’épaule. Mais la Danielle d’aujourd’hui n’était pas si adulte que ça non plus. À preuve, elle mangeait parfois des céréales pour souper. Rock’n Roll.

J’ai travaillé en écoutant 60 fois la même toune, parce que tout ce que ma tête pouvait se payer c’était quelque chose de facile à groover sur. Même chose pour la syntaxe. Au gym, sur le tapis, je n’ai pas couru comme une championne un lendemain de nuit de blanche, mais juste comme une personne un lendemain de nuit blanche. Ce jour-là, j’étais la porte-parole de Partipaction, et je m’accommodais presque très bien de ce statut, même du vieux logo bleu et rouge. Le lycra de wannabe Marvel, je le remettrais demain, après une nuit de 8 heures. Ou 6, mettons. Je n’avais pas besoin de transferts d’énergie, juste d’être raisonnable une fois de temps en temps, de mettre ma tête sur pause. Mais pas trop souvent non plus.