Les accidents de tisane

Il neigeait par en dessous et le vent soufflait dans l’espace où mon foulard ne faisait pas sa job. Quelque chose clochait avec ce condiment d’hiver, que je n’arrivais jamais à faire tenir assez haut pour traverser la saison dans l’allégresse. Trop petit pour faire trois tours et trop grand pour en faire deux, ce tube de tissu mou et lousse m’énervait chaque année. Chez moi, le désagrément hivernal se passe entre la tête et les épaules. Suis-je propriétaire de trop de centimètres de cou? Je ne me suis jamais penchée sur la question, mais il n’est jamais trop tard pour s’inventer de nouveaux défauts. Bref, prendre le temps d’aller acheter une nouvelle écharpe demandait plus d’énergie que de remonter celle-là au-dessus de mon nez aux secondes. Mon cerveau et ma volonté sont ainsi faits.

Comme les bourrasques dehors, l’homme devant moi tassait la mèche qui lui achalait la joue droite en soufflant dessus. La dernière fois que j’avais été témoin de cette méthode, je devais avoir 14 ans. Les garçons avaient alors les cheveux rasés et un toupet, qu’ils se ventaient vers l’est ou l’ouest avec la désinvolture de l’adolescence, cette période où répéter le même geste parfaitement inefficace passait pour quelque chose comme de l’attitude. Un peu comme moi avec mon foulard, mais sans l’allure.

À sa gauche, debout contre les portes du wagon, une femme dormait à l’intérieur d’un capuchon. Comme j’ai du mal à m’assoupir dans un lit dans les conditions parfaites, j’admire toujours celui ou celle qui peut le faire sur ses pieds, la face dans de la peluche, en route vers le travail. Chacun ses talents. Peut-être que le mien c’est de me réveiller? Parce que je suis vraiment très bonne pour me réveiller. Je me lève la nuit, souvent pour manger un fruit en regardant l’extérieur endormi, comme un maître du monde avec sa banane. Une nuit d’été, en m’assoyant sur mon balcon arrière, j’ai vu qu’un voisin souffrait possiblement du même trouble. On s’est envoyé la main, insomniaques solidaires, en réalisant surtout que le caleçon n’était pas l’uniforme idéal pour veiller sur l’Univers. Cela dit, vous êtes peut-être nombreux à exceller au sommeil, mais dites-vous qu’on est au moins deux à monter la garde pendant que vous êtes MIA. Vous nous remercierez plus tard.

Comme mes voisins de transport, j’ai voulu me faire croire que je ne trouvais pas suspect l’homme au sac à dos qui est entré à Berri. J’ai regardé ailleurs, pour revenir rapidement vers ses mouvements en me rappelant les lendemains du 11 septembre et les pensées paranoïaques qui nous avaient travaillés pendant des mois dans le métro de New York. Dans le climat actuel, où chaque jour quelqu’un quelque part se distribuait en mille morceaux, c’était difficile de ne pas retourner à cet endroit dans ma tête. Il a suffi que l’homme fouille frénétiquement dans la poche de côté de son sac pour qu’on s’imagine tous qu’il allait en extraire un détonateur. Quand il en a sorti un sandwich, je me suis dit que je ne venais certainement pas de vivre un grand moment de gloire personnelle. Seigneur, ce vendredi n’allait pas en s’améliorant.

Je suis débarquée à Square-Victoria, l’épaule sciée par mon sac d’ordi dont le prix était inversement proportionnel à l’ergonomie. Dans le couloir, le contrebassiste a cessé de jouer pour prendre un appel. Il a jasé longtemps avec écho, et pour une rare fois, la majorité des voyageurs ont écouté attentivement un musicien du métro. Apparemment, sa date de la veille s’était avérée correcte et il comptait la rappeler. Je pense qu’on était tous bien contents pour lui. Mais j’aurais quand même aimé qu’il reprenne Body and Soul avant que j’arrive aux escalateurs. Des fois une ballade ça t’enlève un peu du edge des matins de transport en commun où tu t’es imaginée disparaître dans une explosion de sandwich au fromage.

Au travail, la tête dans la main et avec un seul oeil fonctionnel, j’ai voulu prendre mes écouteurs, mais c’est la corde de ma poche de tisane que j’ai tirée, et ledit sachet brûlant a cochonné mon clavier et ma chemise avant d’aller se poser sans bruit sur ma cuisse gauche. Jusqu’à date, cette journée était une suite de désagréments. En même temps, quand une mauvaise journée se raconte avec un paragraphe beaucoup trop long sur un foulard défaillant et un autre sur des moments d’insomnie en bobettes, une fabulation de sandwich kamikaze dans le métro et un accident de poche de tisane, je pense que ta vie est assez correcte dans l’ensemble. Il est même safe d’avancer que tout va très bien, sur pas mal tous les plans. Ça n’en prenait pas tellement plus pour me ramener un sourire et j’ai épongé ma cuisse en me félicitant pour ma belle attitude devant un autre incident original. Pour ça, j’étais vraiment la meilleure.