Le festival du rien

Dans le métro, je ne voyais que des dessous de mentons. Je ne suis pas particulièrement grande, mais je ne suis pas non plus challengée verticalement. Du haut de mes 5’5, mon front se retrouve chaque jour face à une couple d’autres fronts. Or, cet après-midi-là, j’étais la petite personne du wagon.

En manchette du journal de la madame à côté, « Khloé se remettait au sport ». J’ai pensé que vu la taille des implants qu’elle transportait, l’exercice n’était peut-être pas recommandé, à moins de vouloir s’éclater un sein entre deux push-ups, ce qui, en 2016, serait peut-être considéré comme du bon divertissement télévisuel anyway. Cela dit, que je me remette en forme serait à peine une nouvelle dans ma propre vie; comment t’est-ce que ça pouvait se qualifier de grand ou moyen titre dans un journal? Mais Khloé avec un K semblait aimer prendre le monde entier à témoin pour à peu près tout, et le monde semblait y trouver son compte aussi. Hé, why not. Au point où il était rendu, le monde, t’sais. David Bowie était mort et on se pâmait devant des célébrités au teint d’agrume. Le festival du rien battait son plein.

Le guitariste jouait sa version de Maybe I’m Amazed rythmée par le son de mes bottes, que je traînais comme si chacune d’elles avait été coulée dans le béton du milieu de la semaine. Je n’avais pas de change, juste le sourire du eille, moi je la connais, ta chanson. Dans mes oreilles, Cracked Actor jouait beaucoup trop fort et m’émouvait à nouveau quelques jours après le décès d’une de mes idoles, comme si j’avais perdu quelqu’un de proche, quelqu’un de cher. J’ai baissé le volume le temps d’attraper les mots de l’autre, Maybe I’m amazed at the way you help me sing my song, et j’ai pensé aux périodes de ma vie desquelles Bowie avait joué la trame, à comment je suis une fille de paysages sonores, qui, justement, m’aident à chanter ma proverbiale toune.

J’ai mis le pied dehors après un effort surhumain pour ouvrir la porte de Jean-Talon, qui restait immobile dans le vortex exaspérant des trains qui partent et arrivent en station, une affaire de physique de même. Mon kit d’hiver m’énervait, j’avais les cheveux pris dans le capuchon, le bas droit ramassé dans le fond de la botte, comme un enfant. En sortant de la pharmacie, l’homme qui marchait devant moi a glissé dans une chorégraphie de ballet jazz et j’ai ravalé un grand rire. Pourquoi c’est gênant de même, se planter sur la glace, alors que le spectacle rallume tout le monde autour (à moins qu’il en résulte une fracture ouverte)? Et quand la réaction de l’acrobate accidentel est un « tabarnak » humilié, seigneur, qu’est-ce qu’on se tape les cuisses, et me semble que c’est correct. Je n’étais pas tombée depuis des années, et je me suis promis que si ça se passait cet hiver, je me relèverais avec dignité et saluerais mon public, qui me remercierait ensuite d’avoir été diverti un soir de semaine. Bon, rien n’était fait, mais j’avais un beau projet.

Plus loin, au coin de la rue, un homme serrait très fort une femme dans ses bras. J’ai marché vers eux quelques minutes; il faisait froid et gris, mais aucun des deux ne bougeait. Je me suis dit voilà une première ou une dernière étreinte, deux personnes qui repoussent un départ. J’étais assez loin pour sortir mon téléphone discrètement, parce que j’aime figer les instants de poésie, pour rien, pour moi, comme ça. Ils se sont quittés alors que j’enlevais ma mitaine pour kidnapper l’image. L’homme est parti vers l’ouest et la femme, vers moi. Je les ai croisés, elle et son regard heureusement ailleurs, parce qu’une fille aux cheveux emmêlés dans un foulard et qui porte un 12-pack de papier de toilette n’aurait certainement pas agrémenté le décor de sa scène, qu’elle fut triste ou joyeuse.

Je suis rentrée chez moi en m’enfargeant encore dans le trop de bottes et en me promettant du même coup que l’entrée de ma prochaine maison serait si vaste que la musique et la vie y joueraient en écho. J’ai défait mon arbre de Noël et raccroché mon mobile, sur la pointe des pieds en équilibre sur une chaise, trop petite une fois de plus aujourd’hui, laissant voir mon dessous de menton et sa cicatrice, vestige d’une plonge en balançoire. Avec un peu de chance, je m’en magasinerais une deuxième en me pétant la face sur le coin de la table. C’était un jeudi de même, qui se réclamait fièrement de janvier tant il manquait d’éclat. En forçant pour faire entrer mon nouveau sapin baumier artificiel dans sa boîte curieusement devenue trop petite depuis décembre, j’ai pensé que même dans une journée ordinaire se glissent des instants qui font de l’oeil, à saisir au vol pour en faire quelque chose d’autre. Ou bien c’est juste que je regarde pas assez la télévision.

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