Le vernis en gel

J’étais debout devant un étalage de mille flacons, pas trop certaine de ce que je devais acheter. Je ne connais rien à l’univers des ongles; je garde les miens le plus courts possible, histoire de pouvoir ramasser les attaches à pain que les gens qui habitent ici laissent traîner sur le plancher de la cuisine. Mais la dame à mes côtés, elle, avait une manucure d’annonce de bagues de mariage thématique et l’âge d’appeler ça du poli.

Je pense que je suis une drôle de personne : farouche, sauvage, ou eille peut-être même rétive, à ton choix, mais jamais gênée de jaser avec des inconnus à la pharmacie, des fois pour leur conter des petites farces, comme mon père le faisait, ou encore pour leur demander conseil devant un rack de Sally Hansen. « Cette marque-là c’est la plus chère, achetez pas ça à une enfant », qu’elle m’a répondu en jetant un coup d’œil à ma manucure d’annonce de rien. Or, c’était précisément ce que l’enfant en question avait demandé et j’avais l’intention de le respecter.

Invitée par ma sœur, je m’étais inscrite à Opération père Noël et j’avais rapidement reçu les listes de cadeaux de deux filles peut-être moins chanceuses que nous, qui jouaient dans une histoire de famille à mille lieues de la nôtre. Nous, on avait eu le papa qui rentrait parfois du bureau avec une nouvelle Charmette, rien que de même, gratis pour nous voir rire, parce que la vie était un festival off-Noël à l’année.

L’une d’elles voulait des souliers, et l’autre des petits objets qu’on achète pour vrai à la pharmacie. Et parce que les enfants chez nous demandent chaque année la nouvelle affaire électronique au fini shiné blanc de l’obsolescence programmée, sans grandes attentes, soit, mais sans grande gêne non plus, j’avais pris ma mission très au sérieux et entrepris de répondre aux souhaits presque trop raisonnables de ces deux petites filles dont je ne connaissais que les prénoms.

Noël peut aussi être une épreuve qui tanne l’âme dès le 1er novembre. J’avais déjà aimé ça, fiévreuse sur le plancher froid de la salle de bain, pu capable de contenir mon excitation, frétillante en vert et en rouge dans mon pyjama de l’occasion, dans l’attente interminable du plus merveilleux matin de l’année. Quand ton enfant est petit, tu t’approches à nouveau de cette magie-là. Mais avant ou après, le temps passe à la vitesse d’un traîneau qui déplogue parfois au passage une couple de guirlandes de lumières. La fébrilité auparavant pleine de papillons cède sa place à la charge mentale et à l’obligation-pas-officiellement-obligatoire-mais-tsé de donner n’importe quoi à à peu près tout le monde autour. Et chaque année maintenant, il y a ce trou noir dont je cherche à éviter le champ, celui du 21 décembre, l’anniversaire de la mort de mon père Noël à moi.

Mais là, dans la dernière rangée du Jean Coutu, loin du présentoir de cadeaux au parfum de lilas de la dernière minute, j’aurais voulu que mon bonheur de l’instant enveloppe tout le monde autour, qu’il décore l’espace de toutes les couleurs de la palette de vernis en gel de Sally Hansen, celle avec des brillants. Que le temps s’étire sur fond de l’autrement pas très bonne Jingle Bell Rock (soyons sérieux), et qu’il m’amène jusqu’à Noël, légère. C’était pas grand-chose, je n’avais pas sauvé personne ni fait de grand sacrifice. Mais c’était juste assez pour remettre un petit peu drette le sens de mon cœur et de cette Fête-là.

La vie qui s’embrouille

Je fixais mon écran de droite sans le regarder. J’avais besoin de deux écrans, parce que treize pouces, ben c’est pas toujours si grand que ça. Mais je ne travaillais pas. J’étais en pause cérébrale et oculaire sur le logo Energy Star collé au cadre du moniteur. Des fois, c’est bon de se reposer les yeux là où il ne se passe pas grand-chose, surtout pendant les petits boutes où on a l’énergie d’une star déchue.

Au-delà du coin de mon écran, il y avait les photos de la fille de mon collègue, pour me rappeler qu’on était autre chose une fois passés les pas-de-murs de notre aire ouverte. Dans mes oreilles, le nouvel album de Marie-Pierre Arthur, que je découvrais au rythme des gorgées du verre d’eau que je m’obligeais à boire. M’hydrater me demandait autant d’efforts que m’abstenir de tout roulement d’yeux pendant l’hymne national de la soirée Pepsi. Surtout quand le monsieur au micro demandait solennellement d’enlever « chapeaux zé casquettes », comme si la foule s’apprêtait à rendre hommage à autre chose qu’à des gars qui jousent au hockey. À ce point-ci, je ne savais même plus pour qui moi j’aurais enlevé mon chapeau zou ma casquette. Les affaires cérémoniales superflues, debout, la main sur le coeur, je n’y arrivais juste pas. La seule chose pour laquelle j’étais pas loin de me lever, c’était pour un 4e café.

Je trouvais que la vie manquait de vrai.

J’ai remis mes lunettes, que j’avais enlevées quelques minutes auparavant pour mieux me perdre dans le contour de mon écran. Je voyais pas l’yâb, et pourtant, à chaque examen de la vue on me répétait que je n’étais qu’hypermétrope. Ça m’inquiétait moyen, surtout le matin, quand je n’arrivais pas à déchiffrer ce qui s’affichait sur mon téléphone, même si c’était rarement (lire : jamais) important. Ma pupille plus grosse que l’autre me rattrapait peut-être enfin.

– Avez-vous eu un accident? Un choc violent à la tête?
– Pas que je me souvienne.

Et la clé était peut-être dans cette réponse-là, que je donnais à chaque nouvel optométriste.
Mais ce qui m’importait, c’était de savoir que j’avais la même chose que David Bowie : l’anisocorie. J’étais, oh you pretty things, à une anomalie oculaire d’une de mes idoles. Faux : je connaissais aussi deux de ses musiciens. Mais partager un trouble me semblait plus intéressant qu’être la pauvre personne qui-connaît-quelqu’un-qui-connaît-quelqu’un.

J’ignorais laquelle de mes pupilles était soit en mydriase, soit en myosis, parce que le dernier ophtalmologiste que j’avais vu m’avait laissé le soin de poursuivre ou non les examens en neurologie « si jamais ça me tentait de savoir si j’avais une tumeur au cerveau ». Faque je savais pas ce que j’avais, mais je connaissais trois mots de plus qu’une couple de personnes. Or, le plus grand des mystères dans toute cette histoire n’était pas la cause de ma petite pupille – ou de ma grosse –, ni si j’avais une masse de la taille d’une orange sanguine drette derrière le front, mais bien le fait que je n’avais jamais poussé les recherches plus loin malgré la phrase cryptique et absolument pas professionnelle du professionnel. Moi, que le spectre d’un problème de santé rendait habituellement anxieuse jusqu’à en perdre le poids que je n’avais pas, j’avais décidé de juste m’en retourner chez moi et ranger ma prescription quelque part pour toujours.

J’ai cliqué à nouveau sur la 3e toune, « Tiens-moi mon coeur ». Je ne partageais pas de trouble avec Marie-Pierre Arthur, mais j’étais une vraie quelqu’un qui l’avait connue pour vrai. De la même petite cohorte de chanteuses, on s’était côtoyées pendant les trois années du bac. Une chic fille à l’accent chantant, que je recroisais à l’occasion, à l’épicerie, au resto, rarement dans des contextes plus glams que ça, mais toujours en me disant qu’elle était tellement belle d’authenticité et de talent vrai. J’ai regardé dans le vide. Je voyais double, et il me semblait que le vide ambiant n’avait certainement pas besoin d’être doublé.

Je me suis rappelé une histoire de l’époque, de l’amoureux avec qui j’étais revenue après une rupture douloureuse, heureuse de son retour, mais très certainement plus fragile qu’avant. Au milieu d’un party, soucieuse, Marie-Pierre m’avait demandé si j’étais certaine que c’était la bonne décision. Si lui et moi on n’avait pas eu une magnifique enfant ensemble, des années plus tard, je répondrais aujourd’hui que c’était probablement une mauvaise décision, oui, et ceci sans trop d’hésitation. Parce qu’étrangement, quand on part pour ensuite revenir, c’est le bagage de la personne quittée qui met le plus de temps à se déposer (lire : jamais vraiment tant que ça finalement).

Dans l’aire ouverte d’une agence aux murs blancs, Marie-Pierre me chantait la même chose qu’elle m’avait dite il y a 20 ans : faut toucher la place où tu vis léger. J’ai pensé à la difficulté de faire battre lousse un coeur quelques fois patché, de continuer à le faire vibrer vrai chaque fois qu’on menaçait de l’abimer de nouveau. Ce matin-là, c’était pas tant les blessures d’amour que les blessures d’ego. Les petits échecs, les moyennes trahisons, le backstabbing ordinaire, les déceptions. J’étais comme fatiguée d’être une adulte. Ou peut-être juste cette adulte-là? Ça manquait de vision, mon affaire.

La place où je vivais léger, je la connaissais. Cet endroit où je me lèverais debout sans rouler des yeux, en retirant ma calotte, solennelle et contente de l’être, même pas cynique une seconde. Toi, comment ça se passait? Avais-tu trouvé le tien, étais-tu proche d’y toucher? Il fallait que je retrouve le chemin avant que ma vue soit brouillée pour de bon.

La fille d’automne

Je me suis réveillée en culotte de jogging, que j’avais enfilées en plein milieu de la nuit, gelée dans mon lit trop grand. Comment on était passé de sommeils climatisés à ça, sans ouvrir les fenêtres entre les deux, je ne savais pas. Heureusement, ce matin-là, personne ne m’avait vue me lever. Parce qu’un peu plus et je portais des bas.

Fallait rentrer les plantes, faire quelque chose avec le basilic qui n’avait pas servi une fois, ranger les trucs colorés et remballer l’été. Fallait aussi vider l’écumoire, et je ne trouvais pas la motivation pour me plonger le bras parmi les araignées qui flottaient dans une eau à 66 degrés. Le soleil du matin ne réchauffait plus et traversait déjà la cour dans un angle différent.

Je me suis rappelé des paroles d’adolescence, une bande de garçons populaires qui s’amusaient à étiqueter les filles, celles d’hiver et celles d’été. Je n’avais jamais su de quel groupe je faisais partie, même après avoir traversé une bonne couple de chacune de ces saisons-là. En réalité, j’étais une foule de choses qui ne paraissaient pas.

J’avais une certaine admiration pour le what you see is what you get. Il me semblait que traverser la vie en mode dans ta face devait être franchement plus simple que d’avoir à convaincre quelqu’un que oui, on était sensible, facilement touchée, ou encore douloureusement romantique. Quelque part sur mon parcours, je m’étais bâti une image de sang froid et de cynisme tellement efficace qu’on riait franchement à l’idée que j’aie un coeur. Et pourtant, il se fendait quotidiennement pour des niaiseries, une toune, ou un monarque dans l’eau de la piscine, tellement que je perdais mes mots quand j’avais à en persuader quelqu’un. Morte en dedans? Ça bouillonnait tellement qu’il me fallait être un contenant en titane. Danses-tu dans ton salon, toi, avant de partir travailler? Heureusement, ce matin-là, personne ne m’avait vue groover les yeux fermés.

J’aurais aimé être une fille d’été, légère et simple. Ou une fille d’hiver, chaleureuse, enveloppante. La réalité était que je devais avoir l’air d’une fille d’automne, comme un ciel bas, nuageux, on ne sait pas trop où entre le chaud et le froid. Une enfant de la fin septembre, incapable, toutefois, de porter un damné col roulé. Un vrai mystère. Au-dessus des nuages, y’avait pourtant un soleil éclatant et une espérance aussi vaste qu’une plaine enneigée. Cynique, mais jamais amère, comme je me plaisais à le rappeler. Mais il me semblait que la seule ma fille voyait clair et ignorait l’armure. Petit personnage à mon image, pas pantoute dupée par mon coat de métal réfractaire.

«Ça a pas l’air facile, être toi.» Des fois un peu moins, mais je ne le déclarerais jamais à haute voix. Je me disais sans ego que je bouillais peut-être d’un matériau qui me permettrait de construire des petites affaires en métal précieux. Sinon, pourquoi?

En même temps, c’était peut-être correct aussi de ne pas montrer tout son jeu au premier tour. J’aimais croire que ça aidait à faire le tri des gens autour. Mais ce matin-là, j’aurais voulu rentrer au travail et dire que je n’avais pas dormi et juste envie de pleurer. Une fille d’hiver aurait eu un câlin en retour. Mais moi, j’ai fait une couple de blagues et me suis concentrée sur un texte sérieux en me défaisant discrètement le tympan, et personne ne m’a touchée.

Y’a personne de parfait, mais ça aurait été tellement plus facile d’être parfaitement transparent. Le midi, j’irais courir au gym pour m’épuiser la tête, la seule façon que j’avais trouvée d’évacuer ce qui m’habitait. Et le soir, je pleurerais franchement dans le noir d’une salle de théâtre, touchée par la beauté des mots, la beauté de la musique, la beauté de l’interprète qui danse seul, parmi le public, comme moi je le faisais, seule, à la maison. C’était vraiment pas ben grave, je n’étais pas une personne déprimée. J’étais comme l’automne, j’avais juste l’air d’être tempérée.

La face contre l’asphalte

Le gros toutou était couché juste après le Palais des congrès, sur l’autre portion couverte et sombre de l’autoroute Ville-Marie, la face contre l’asphalte. C’était difficile de ne pas se laisser aller à l’anthropomorphisme devant un ourson abandonné sur la ligne pleine d’une autoroute urbaine. Quissé qui l’avait mis là? Je perdais beaucoup de temps, dans la vie, à réfléchir à la genèse des choses. Mais il était trop gros pour avoir été lancé par une fenêtre par un parent à boutte qui avait pogné la première affaire accessible, le bras débarré à travers les deux sièges. C’était quoi l’histoire, d’abord? J’aurais tout le reste de la journée pour y penser. Ma tête est équipée d’une plateforme de lancement qui gênerait la NASA. Envoyer quelqu’un sur Mars? Dude, embarque, je fais l’aller-retour 20 fois par jour.

Au coin de la rue, le guitariste d’une soixantaine d’années jouait un hit cubain d’une autre époque. Derrière mon comptoir d’un magasin de disques, jadis, j’avais dû entendre la toune de Compay Segundo une couple de centaines de fois en un seul été. Mais les 20 ans qui me séparaient de son écoute involontaire en boucle l’avaient lavée de toute aura négative : sans clients autour, ni carte de punch, Chan Chan, c’était vraiment une belle pièce, finalement. Encore plus belle interprétée par un monsieur anonyme sur une rue où marchaient les gens pressés d’aller s’assoir pour jaser de comment le week-end allait encore passer trop vite. Mon coeur fatigué a fait un tour sur lui-même, les yeux fermés, les doigts en floreos.

Il y a dans chaque chanson pensée pour plaire un plan qui fonctionne, comme une formule mathématique. J’étais coupable de tomber dans le panneau moi aussi, mais au moins en toute connaissance de cause. Je savais quelles syncopes accrochaient et quelles lignes mélodiques juste assez surprenantes, mais pas trop non plus, appuyaient sur les bons boutons. Ces pièces comme des produits gagnants, composées à huit têtes, ramassaient assurément l’argent et le succès, mais n’égalaient jamais, dans mon ordre des choses, celles écrites avec authenticité. Même chose pour les gens : plus tu mettais de temps à réfléchir à l’impact artificiel que ta personne pourrait créer, plus tu m’ennuyais. Mon dieu que tu m’ennuyais.

« De Alto Cedro voy para Marcané, llego a Cueto, voy para Mayarí ». Moi, je me rendais juste au bureau, avec un petit détour par le Starbucks, où on m’a accueillie comme si j’étais une actrice américaine en tournage dans le Vieux-Montréal. Je m’imaginais le pep talk de l’employeur, la demande irrationnelle qu’on salue chaque client comme si c’était le dernier. J’étais contente de ne plus avoir l’âge que j’avais quand Buena Vista Social Club était sorti, parce que cet ordre exécutif dans une jobine de service à la clientèle m’aurait certainement envoyée dans les recoins les plus cyniques de ma personne et dont je ne serais jamais revenue. Une fois, au magasin de disques, un prince de la banlieue insatisfait par mon refus de me plier à ses caprices m’avait lancé un « eille, fais pas ta smatte » et j’en gardais encore un souvenir mémorable. T’as pas idée comment chu smatte. Me demander d’accueillir des clients avec l’équivalent d’une danse traditionnelle hawaïenne aurait été comme me demander de me passer une feuille de papier dans l’oeil.

À la caisse, les gens devant moi présentaient leurs téléphones et payaient rapidement avec l’application, un miracle de technologie et d’efficacité. Ils feraient quoi, ensuite, avec les précieuses 30 secondes qu’ils venaient de sauver? La tendance voulait que plus on avait du temps en banque, plus on le perdait sur des affaires niaiseuses. La file avançait vite sur fond de musique instantanée, jusqu’à ce que j’en ralentisse toute l’ardeur en sortant ma carte de guichet. La fille derrière moi a battu des deux bébés écureuils qui lui faisaient office de faux cils en soupirant. Je n’avais pas assez d’énergie pour les émotions de 3e vague, ni pour télécharger une autre application et créer un centième mot de passe de huit lettres, avec une majuscule, un chiffre et la protéine de mon choix.

J’étais là dans ma tête, mes pensées sur le toutou dans une main et mon café au lait dans l’autre, quand je me suis rappelé qu’à la radio, dans l’auto, on avait annoncé que Fred Fortin venait de sortir un album-surprise. De même, là, un vendredi matin du mois d’août! Ce gars-là sortait toujours quelque chose au moment où je commençais à m’enfarger dans le tapis et à tourner en rond, sur le bord de faire une trail. Au travail, j’ai écouté la chose, le petit coeur lifté, en me disant que si dans la vie j’étais une groupie, je serais la sienne. Mais une groupie nouveau genre, genre : moi, je ne voulais pas coucher avec mes artistes préférés, je voulais coucher avec leurs tounes. Me coller un petit bout sur une âme pour en attraper la vérité.

J’ai pensé à mon père, qui pouvait écouter la même pièce en boucle une dizaine de fois, assis sur le divan, les yeux fermés. Dans son cas, Candle in the Wind, OK, mais quand même. J’étais sa digne descendante, Elton John en moins.

L’été commençait à perdre de son lustre et de ses heures d’ensoleillement, et partout on nous invitait à ranger notre garage et à préparer la rentrée. Comment ça qu’on revenait toujours au 1er septembre, seigneur? Je ne voulais pas jinxer les choses, je ne demandais pas à l’univers que ce début d’automne soit mon dernier, mais y’avait-tu moyen qu’il ne revienne pas en courant chaque année?

Avec son accent du Lac, Fred Fortin m’a chanté « Fais-moé des passes de cheveux, fais-moé tomber la gueule ». Eille, je pouvais certainement faire ça, des passes de cheveux, j’étais équipée pour, t’aurais pas besoin de me le demander deux fois. Maintenant, fallait faire tomber des gueules. À commencer par la mienne. J’ai retrouvé le mot de passe de mon blogue, avec une majuscule et tout le reste, et j’ai écrit quelque chose de tranquille. Juste une petite passe de cheveux pour m’enlever la face de sur la ligne pleine et remonter sur l’autoroute.

Le géant qui tombe encore

Ce matin, en marchant vers le travail, j’ai contourné un pigeon mort. Un bel oiseau gris et vert, les yeux entrouverts, figé sur le dos. J’ai déjà écrit sur tous ceux que j’ai pris dans mes mains pour les déposer plus loin, à l’abri dans un parc ou sur un petit bout de terrain. Souvent sous des regards dégoûtés ou blasés, j’ai croisé celui d’une bête désorientée et j’ai fait ce qu’il me semblait qu’il fallait faire quand on est équipé d’un peu de coeur. Des fois, faut juste ignorer les appels aux microbes de ceux qui s’agrippent après la pôle de métro pour ensuite empoigner leur sandwich au baloney, pas conscients, j’imagine, de peut-être ainsi se farcir d’un échantillon random de flore pubienne. À chacun ses soucis.

Je me suis dit qu’à quelque part dans l’histoire urbaine, probablement parce que la montagne d’excréments avait fait pencher la balance, on avait cessé de voir la beauté et le talent du pigeon en vol. Il y avait certainement là une belle métaphore sur les relations amoureuses. Mais anywayz. Taleurs, vous les regarderez comme il faut. Ou non, je sais ben. À chacun son fun.

On était le 20 décembre, et j’essayais de ne pas y penser. Demain, mon père mourrait lui aussi, pour la 8e fois. Je m’imaginais à nouveau d’autres regards blasés, ponctuant un «à un moment donné faut en revenir», des pensées qui continuaient de me laisser de glace, comme un pigeon émeraude sur un trottoir du Vieux Montréal. Mon père avait été un papa d’exception, le parent que j’aurais voulu être, une montagne de patience et de don de soi, un repère qui me manquait chaque jour. J’aurais voulu pouvoir encore le présenter, pour qu’on comprenne mieux qui je suis et qu’on comprenne l’affaire, pour qu’on comprenne le petit vide qui m’habitait malgré moi. J’aurais voulu le faire rire avec mes niaiseries, l’émouvoir avec le reste, l’entendre jaser avec mon enfant, qu’il n’avait connu que bébé. Une autre pensée que j’aurais voulu chasser, parce que la paire aurait été parfaite : la petite fille au caractère de feu et son grand-père comme un rocher en pleine mer.

Faque c’était ça qui se passait cette semaine. On était le 20 décembre, et mon coeur de fille de caractère à moi battait fort. Ma mère m’avait jadis conté la scène finale, mon père qui se laisse doucement glisser de sa chaise, et, comme sur un rocher qui coule, je perdais pied chaque fois que je me la rejouais. On pouvait bien rouler des yeux devant cette douleur qui pinçait encore, mais le moment où le souvenir de cet homme me laisserait indifférente marquerait mon départ à moi. Un géant qui tombe, ça fait du bruit jusqu’au bout d’une vie.

Au travail, j’ai mangé mon petit yogourt au chia en écoutant une nouvelle toune des Raconteurs, avec la voix de Brendan Benson comme le sucre qui manquait dans mon déjeuner plate, mais bon pour la santé. Les vacances approchaient. Encore une fois, quand on serait rendu l’autre bord du 21, tout goûterait meilleur.