Les formules

Il a arrêté le compteur et s’est tourné vers moi. On était juste devant mon escalier, mais la discussion n’était pas terminée :

– Je suis tellement en colère.

Pendant qu’il passait ma carte dans le lecteur, j’ai jeté un coup d’oeil rapide vers sa badge : Ghaoui. Il n’y avait pas eu de silences dans la conversation pour que je lui demande son nom, mais la centrale lui avait communiqué le mien. Ça servait souvent d’introduction :

– « Tanya », c’est russe, ça.

– Je suis québécoise.

– Vous savez pourquoi vos parents vous ont appelée comme ça?

– Ils aimaient le nom, un diminutif de Tatiana, je pense.

– C’est l’inverse, Tanya. Tatiana, c’est le petit nom affectueux.

J’ai répondu que broder autour d’un prénom, c’était peut-être plus doux que le raccourcir, oui. Un premier sourire dans le miroir, rue de la Gauchetière. Monsieur Ghaoui était tombé sur une passagère qui aimait écouter. Avec sa moustache et ses cheveux blancs, il aurait pu s’appeler Jacques ou Jean-Claude, mais son accent jasait de beaucoup plus loin que Sorel.

– En Algérie, on a beaucoup de prénoms russes. Assia, Sonia…

– On a eu beaucoup de Sonia ici aussi.

J’ai roulé le prénom dans ma tête pendant quelques instants. Sonia. Comment on avait fait, au fil du temps, pour lui donner une si mauvaise réputation? C’était pourtant joli. Le pouvoir de l’accent circonflexe.

Sur Cherrier, ma tête s’est égarée tandis qu’il s’aventurait sur le terrain glissant du français québécois. Mon ami s’était fait frapper tout près d’ici, par un taxi, justement. Aux premiers mots de la nouvelle, envoyée par un autre copain, mon coeur était passé en 6/8, mais heureusement l’ami s’en était bien sorti, si ce n’est que plâtré en partie. La perte d’un parent, je l’avais vécue; le départ de quelqu’un comme lui,  je me suis dit que ça finirait par arriver aussi. Mais quand la lumière est passée au vert, j’ai arrêté d’y penser, parce qu’on ne peut jamais préparer le coeur aux changements de métriques anyway.

Monsieur Ghaoui a sorti son petit livre au coin de Des Pins. Je me suis braquée un instant, jamais à l’aise quand on m’entretient de croyances, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs. Mais ce qu’il voulait me montrer, c’était la beauté des courbes de sa langue, ses arabesques sur la page fine. Puis :

– J’aime aussi le lire pour les expériences humaines qu’il raconte. On est tous pareils, Tanya, c’est ce que je comprends en le lisant.

Combien de chauffeurs de taxi m’avaient entretenue d’expériences communes aux hommes, en ponctuant les échanges de mon prénom? Je ne tenais plus le compte, et j’aimais ce terrain, même si, ici, la porte d’entrée prenait la forme d’un de ces livres qui s’érigent en dogmes. Moi, j’avais lu Joseph Campbell et son unité de l’espèce humaine, les yeux brillants, et je m’essayais depuis à son Follow Your Bliss. Je prenais parfois des chemins de campagne, mais ça fonctionnait somme toute assez bien. Je pense. Libanais, ancien professeur de musique, un autre chauffeur avait rythmé le même discours avec un instrument à cordes, qu’il sortait aux lumières. « Belle Tanya, on a tous le même visage », qu’il m’avait dit au coin de Jean-Talon. Le visage d’un Jean-Claude ou d’une Soniâ? Peut-être. Dommage que ces livres aux pages fines, le vôtre ou le leur, ne servent que trop souvent à marquer nos différences et nous opposer, comme de gigantesques accents circonflexes.

On a jasé de langues, des détours qu’il avait trouvés pour apprendre l’anglais, des trucs auxquels moi, pourtant adaptatrice jouant avec les idiomes, je n’avais jamais pensé. Ça me plaisait d’updater mon système à l’arrière d’un taxi. Puis, on a parlé de sa fille qui peinait en mathématiques, et dans le soleil de fin de journée qui éclairait le côté droit de nos visages, j’ai entendu les mêmes mots qu’un parent scientifique m’avait lancés doucement, à moi l’adolescente au coeur lyrique coincée dans une école de futurs ingénieurs, qu’il fallait s’inventer ses propres formules et pas seulement en apprendre par coeur.

– Quand on s’éloigne de la science, on se perd du côté de l’ombre. C’est ça, l’extrémisme. On n’apprend plus à nos enfants à réfléchir. Je suis tellement en colère.

J’ai soufflé et j’ai dit oui. J’appréciais sa confiance. Comme j’aurais aimé qu’on soit plusieurs sur sa banquette arrière, à comprendre la douleur de ces gens aux arabesques de partout qu’on regroupait tous sous la même bannière, celle de l’ombre, au lieu de chercher l’expérience commune.

Je lui ai tendu mon coupon et l’ai remercié pour la conversation. Je n’avais peut-être jamais réussi à m’inventer des formules, la face dans un examen de physique, mais j’essayais d’y arriver la face dans la vie. Jusqu’ici, ça fonctionnait assez bien. Le vrai bliss, on ne le trouvait probablement pas au bout de conventions.

La tête en Cadillac

Quand on croise toujours le même inconnu, est-ce qu’à un moment donné on doit le saluer? Hocher la tête d’un air officiel? Sourire? J’ai peur de ne pas avoir reçu le mémo.

Du haut des marches, à Jean-Talon, j’ai vu le métro arriver. Quelque chose clochait, et j’ai mis quelques secondes avant de comprendre : la construction de l’ascenseur était terminée, tous les panneaux avaient été retirés et la rame était à nouveau visible. J’ai descendu l’escalier derrière une madame tellement lente qu’elle reculait dans le temps avec ses boucles d’oreilles à plumes. Mais comme on n’avait plus besoin d’estimer au son l’arrivée du train, je n’ai pas eu envie de lui marcher sur les talons pour faire débarquer ses petits souliers. Je lui aurais plutôt demandé de m’embarquer pour me laisser en 2011, la fois où, dans une soirée masquée, j’avais dit « bonsoir madame » à un homme qui portait fièrement un masque de femme au plumage rose et gold, visiblement mal informé par un commis de magasin de costumes. Déjà altérés, ou peut-être juste un peu immatures, un ami et moi on s’était payé un fou rire moins chic que nos kits, rétroactif encore aujourd’hui, même toute seule dans le métro. Surtout toute seule dans le métro.

Il était là, face aux dernières portes du premier wagon. Nos regards se sont croisés, et nos malaises aussi. Il n’y avait jamais eu d’attrait, ni d’une part ni de l’autre, en plus d’un jonc de mariage entre nous deux, mais on partageait le même espace chaque matin et ça devenait de plus en plus gênant. Toutefois pas autant que la fois où on s’était croisés au dépanneur, au-dessus de la terre, et donc dans l’équivalent d’un autre plan astral. Comme quand un chat ou un chien, assis à la fenêtre, regarde son maître dehors avec l’air de se dire Jésus Marie, quessé tu fais là?

La voix du métro a annoncé beaucoup trop fort un ralentissement sur la ligne orange en direction Montmorency. Comme on roulait dans l’autre sens, mais à une vitesse ridicule nous aussi, voilà peut-être où j’allais commencer à sacrer? Mais j’ai pensé eille, pourquoi ce serait juste aux malchanceux qui s’en vont à Laval d’être misérables? Mon calme m’étonnait. Quand le trajet pour me rendre au travail devient aussi long que celui de la 190rue à Rockaway Park, mais sans l’océan et les pogos au bout, je ne vois habituellement pas d’autres options que de crier dans ma tête. Surtout que mon matin avait pris son erre d’aller avec cet inexplicable bol de céréales dont le lait nous coule systématiquement sur le menton à chaque bouchée, comme si on avait perdu la faculté de viser ou que la cuillère était devenue une passoire convexe. Puis, avait suivi le colimaçon funky dans les escaliers. Je restais pourtant tranquille.

À Sherbrooke, une vie plus tard, un glitch dans le système a fait dire à la voix « Station Côte-Vertu. Terminus. Veuillez quitter le train. » Un concert de hein? et de ben voyons donc? étonnés m’a fait rouler des yeux jusqu’au fond de ma tête, où j’ai retrouvé un souvenir perdu dans une vieille Cadillac bleue, sur Trying Your Luck de The Strokes, les cheveux tout partout, la face dans le soleil et la main droite qui attrape le vent de l’autoroute, le coeur partagé entre les quatre amis qui rient avec moi du temps qui passe et qui ne gagnera pas. L’esprit libre que tu te payes quand la vie ne s’est pas encore tapissée d’obligations, la musique qui ponctuait le moment qui t’y ramène encore, tout le temps, comme l’odeur d’exhaust mêlée à celle de ta peau qui avait plongé ce jour-là dans un lac interdit, Upstate. La voix de Julian Casablancas.

Sur un clignement d’oeil dans le vide, mon téléphone a vibré au retour du réseau. Je suis revenue en mars 2015, où on ne sait plus s’offrir le bonheur d’égarer des souvenirs pendant un temps pour ensuite les retrouver, parce qu’ils se gravent tous à mesure dans une boîte slick qui entre dans une poche, à coups de photos et de mots qu’on accumule et qu’on relit tout le temps. Guilty as charged. J’ai lu ceux qui venaient de réveiller mon écran et j’ai cligné encore. J’ai eu le goût d’un grand cliché, l’affaire qu’on voudrait crier-sur-tous-les-toits, celle-là, là. Mais côté exubérance on avait construit mieux que moi, alors j’allais juste le glisser ici, en fin de paragraphe, que je l’aimais fort, ce gars-là qui m’écrivait bonne journée. Je pense que c’est peut-être une paralipse.

Mon inconnu familier est débarqué à Berri. On ne se saluerait pas aujourd’hui, faute d’avoir trouvé la marche à suivre dans le contexte. J’ai continué jusqu’à Place-d’Armes, Andrew Bird dans les oreilles, les cheveux tout partout à l’ouverture des portes, pas comme dans une voiture d’époque sans climatiseur ni ceinture en été, ni comme si je mettais le pied dans le sable au bout d’une ligne de métro, mais dans un style pareil très différent. Ça a l’air que les semaines peuvent commencer de même aussi, même quand la vie s’habille d’obligations.

Le printemps par en avant

Quand j’étais petite, les fruits venaient avec des obstacles. Raisins et clémentines, c’tait pas l’yâb fun à manger, mais quand même plus que le melon d’eau, avec ses deux formats de pépins à gérer. Mais c’était ça qui était ça, parce qu’un fruit c’était un fruit, et on n’avait pas vraiment de doutes au sujet de ces choses-là. En échange, il n’y avait pas de pépins quand on jouait dehors : pas de casques ni trop de signalisation à respecter à vélo, et beaucoup de liberté pour se patenter des obstacles avec des bouts de bois de fond de cabane.

J’étais perdue dans des pensées de vieille personne tandis que je calais un verre d’eau, accotée contre le lavabo. Le passé qui se déphase progressivement en plus de s’éloigner, je l’avais pas vu venir. Comme si le mien allait toujours rester actuel, jamais risible ou ancien dans ses références, alors que j’ai grandi avec des ordinateurs à la mémoire aussi impressionnante que celle d’un document Word. D’autant plus que les gens roulent emballés dans du bubble wrap depuis un bon moment; il y a deux décennies déjà, on avait eu beaucoup de plaisir à compléter la ligne « À vélo sans casque… » avec des variantes plus chrétiennes que son « es-tu tombé sur la tête? ». Ainsi, le temps où on faisait des wélés dans la garnotte nu-tête et à une main en se gelant les autres doigts avec un popsicle est probablement révolu tout partout. Autres temps, autres accidents. Et autres mots, aussi, parce que wélé, je ne sais pas si ça dit encore quelque chose à quelqu’un.

L’eau me gelait les dents et avait le goût de celle qu’on boit à même le tuyau d’arrosage, en été. C’était probablement ce qui m’avait envoyée dans mes réflexions nostalgiques. Au passage, je me suis demandé si les gens faisaient encore ça aussi, « boire de la hose », depuis qu’on casse notre fun avec des avis de coliformes.

J’ai laissé tomber mon verre de plastique dans le lavabo en regardant un voisin descendre son vieux chien dans la ruelle. Ça faisait pour aujourd’hui, les vieilles affaires, par en arrière. Je n’avais pas vraiment de regrets, alors pourquoi me tenir là-bas. Mine de rien, avec les années on finit par les déposer, les vieux bagages, ceux qu’on n’osait pas lâcher par peur du fracas, alors qu’en vérité ils glissent finalement sans bruit et sans rien briser, comme de la vaisselle de plastique dans un évier. J’étais légère comme une espadrille qui coûte cher.

Le printemps était enfin là, ça se lisait dans le gros banc de neige qui occupait de moins en moins mon balcon arrière que je n’avais, encore une fois, pas pelleté de l’hiver. On était à nouveau de l’autre bord de l’Arctique, avec l’impression que ça avait passé vite, alors qu’en plein dedans, la seule chose qui n’avait pas semblé nous glisser entre les doigts avait certainement été le temps.

Le temps des lilas et des cerisiers à New York, lui, approchait. J’ai pensé à mon père qui avait patiné comme un dieu sous ceux de Central Park, dont il avait fait trois fois le tour avec un style et une vitesse impossibles pour un homme de son âge et de son gabarit, laissant des sourires impressionnés sur son passage. Lui, avant la maladie, et moi, pareille comme à 8 ans devant l’homme le plus fort du parc. Pendant combien de temps les gens nous manquent? Je pense qu’on se pose la question jusqu’au bout de celui qu’il nous reste. Il y a des nostalgies contre lesquelles on ne peut pas se battre.

J’avais à peine couru à l’extérieur cet hiver et j’avais hâte de sortir, pour partir trop vite par là-bas, me balayer la tête pendant tout un album, les pieds en contrepoint avec le souffle. Je me tannais de courir en fixant le mur sous une télé pleine de madames en fond de teint haute définition. J’avais pris l’air pendant les Fêtes, avec l’illusion que les effets d’une fondue ou autres soupers commandités par Martin Picard se seraient dissipés en collant de lycra dans l’air glacial. Mais chaque fois je m’étais demandé si ce n’était pas en fait un acte manqué, parce qu’au final j’avais voulu mourir tout le reste de la journée, la face de la même couleur qu’un céleri de Bloody Mary. Comme les choses dehors, il était temps de changer de teint.

J’ai mis Reflektor dans mes oreilles parce que j’avais un trajet en tête : au bout du parc, je serais rendue à Flashbulb Eyes, aux terrains de tennis à Normal Person, et j’arriverais chez moi sur Joan of Arc. J’avais envie de suivre un chemin au lieu de courir sur place à une intersection en me demandant vers où aller ou en tournant en rond pour revenir sur mes pas. La vie, tsé. Je me suis tenue quelques secondes dans le haut de mon escalier, le temps de sentir l’air frais monter. On gelait autant qu’en février, mais ça ne comptait plus. J’ai pensé à « À vélo sans casque… c’est quoi ton ostie de problème? » Les trottoirs étaient enfin dégagés, sans pépin ni obstacle. J’ai noué ma clé après mon soulier gauche et j’ai filé sous les yeux du printemps, par en avant.

Les œils

En allant jeter un deuxième coup d’œil vers ma machine à café pour voir si je l’avais bien éteinte, même si de toute ma vie adulte je n’ai jamais oublié de le faire, je me suis dit que ce TOC me coûtait 10 secondes tous les matins. Je n’ai pas eu envie de faire le calcul du whatever nombre de secondes par semaine multiplié par je ne sais pas combien de jours et d’années, parce que je savais déjà que remonter les marches et m’enfarger dans les bottes de l’entrée dans un eh! calice était certainement un moment quotidien que j’avais le loisir d’éviter. Mais bon, c’est comme dans tout : c’est pas parce que c’est l’évidence que c’est simple.

J’ai descendu l’escalier le plus dangereux de Villeray avec le détachement de quelqu’un qui se croit éternel à force de trois années à l’utiliser sans mourir. Au bas des marches, j’ai vu la locataire du rez-de-chaussée franchir le pas de sa porte et j’ai appréhendé le malaise qui suivait presque tous les matins. Je l’ai saluée tandis qu’elle glissait sa clé dans la serrure et elle hoché la tête en testant sa poignée une première fois : toc! Sur son «comment ça va?», elle l’a testée quatre autres fois. Et dix fois encore pour rythmer quelques phrases au sujet de la température du dernier mois. J’ai acquiescé, parce que c’est vrai que l’hiver a été frette, mais en prenant bien soin de ne pas regarder ce qui se jouait en dessous de sa face. À côté de ça, mes aventures de cafetière étaient des petites bouffées de fantaisie. Je me suis gratté le front sous ma tuque en lui souhaitant un bon lundi, les yeux stratégiquement plantés dans les siens, et je suis partie vers le métro.

Mes écouteurs blancs laissaient passer Mos Def et j’ai pensé à la scène de circulation matinale de Office Space. J’écoutais ma musique trop fort et je le savais, mais il est parfois bon de s’exorciser par le tympan, même si on risque de ne pas entendre la personne derrière soi nous crier qu’on a laissé tomber une mitaine. En même temps, je n’ai pas non plus le réflexe de me tourner quand on m’appelle madame. Sauf que, contrairement à la femme à qui j’ai fait savoir qu’elle avait perdu son argent de lunch, moi je sais sourire et remercier celui qui me tend ce que j’ai échappé – quand je l’entends, évidemment. C’est pas compliqué, les gens, et les chances que celui qui vous touche l’épaule le fasse pour avoir ensuite un meilleur angle pour vous sacrer une bonne claque est assez faible. On n’est pas dans une vue, parce que croyez-moi que si on l’était, je demanderais que mon personnage ne prenne pas le métro pour aller travailler.

La passagère à côté de moi a glissé une main dans sa poche. En la sortant, elle a fait tomber deux billets de 5 $. Les deux Wilfrid Laurier m’ont regardée quelques secondes pour me mettre en garde, comme s’ils étaient Robert Borden et que je planifiais les cacher sous ma botte pour les kidnapper plus tard. Comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai poliment effleuré leur propriétaire, et le regard qu’elle m’a lancé m’a certainement déstabilisée : j’aurais probablement goûté à la même agressivité si je lui avais palpé un sein à travers ma mitaine et son manteau. Seigneur, people. Au prix où ma dépendance au café me coûte, avoir su, j’aurais gardé l’argent.

Il y avait quelque chose dans l’air ce matin-là, parce qu’au travail, j’ai encore eu droit à la fille qui se cache rapidement dans le coin mort de l’ascenseur pour violer le bouton de son étage. Je ne sais pas comment dire les choses autrement, madame, mais c’est le matin, et il serait donc passablement blood de ta part d’attendre au moins deux trois mississipis pour que les gens à quelques pieds de toi puissent aussi embarquer. Monter à pied jusqu’au 6e n’a jamais été sur ma liste de résolutions.

En entrant derrière elle, j’ai eu l’impression d’être invisible; enfin, j’aurais eu honte à sa place moi aussi, prise en flagrant délit de manque de civisme, mais j’étais encore une fois surprise par la motivation qu’ont certains d’aller au bout de l’individualisme. Juste dire excusez-moi je ne vous avais pas vue, même en croisant ses doigts dans son dos, c’est une option possible pour se rattraper. J’aurais dit pas de problème, et j’aurais peut-être même trouvé une bonne joke. Si ma voisine d’appartement ne détournait pas le regard pendant que j’étais témoin de son mini-délire quotidien, il y avait certainement moyen de faire un contact ici aussi.

J’ai appris à fixer celui qui me jase. C’est bien de prendre le temps d’être toute là, et je suis certaine de ne pas me tromper là-dessus; faut arrêter de se sous-estimer les yeux, œils magiques sur une bonne partie de ce qui nous traîne dans la tête. Pour les autres situations, et quand on est farouche, la gestion des coups d’œil est un peu plus compliquée. Mais ce matin-là, j’aurais envoyé une curve à mon défaut de timidité et lancé à l’impolie de l’ascenseur le même look en sourcils de mon propriétaire la fois où il avait pêché de ma toilette une brosse à dents momifiée, comme si c’était moi qui l’avais jetée là dans un élan de rock star au Ramada Inn.

J’ai déjà écrit sur New York et ses habitants qui ne se regardent pas, sur le choc que j’ai eu quand je me suis installée là-bas. Le plancher de ses wagons de métro a soutenu plus de regards que le plus frondeur des New Yorkais.  « Eille, check, on dirait la face de Robert De Niro dans la trace de gomme! ». J’en ai cherché combien, des patterns dans ses taches, faute de pouvoir observer ailleurs sans risquer un who da fuck you looking at en sous-texte? J’ai vite compris le concept et la nécessité de se la jouer chacun pour soi, les yeux d’un névropathe étant si vite croisés dans une ville de trop de millions, mais des fois c’est plaisant de rappeler aux autres qu’ils existent et qu’on n’est pas juste une gang de tout seuls. Comme dire non merci au camelot qui insiste pour nous donner le petit damné journal Métro. Non, je le veux pas! Mais sa job plate, on peut bien l’alléger trois secondes le temps de le croiser. Je lance des pistes, là, des fois qu’un coup d’œil peut faire toute la différence dans la journée de quelqu’un. Y’a des gens qui en ont certainement plus besoin que ma machine à café.

Les connexions

Je descendais le couloir à la même vitesse que les hommes en chemises bleues et le solo du guitariste aux portes de la tour de la bourse fonctionnait parfaitement sur ce qui jouait dans mes oreilles. Weird Fishes. Bm, C, Bm, A. Ça voulait peut-être dire quelque chose. La marche à l’extérieur pour retourner au travail n’aurait pas été très longue, mais comme il neigeait trompeusement par en dessous, braver le métro pour la quatrième fois de la journée était ma meilleure option. Je ne dirai pas ça souvent.

Dans le wagon, la madame à côté de moi tripotait beaucoup trop nerveusement sa coiffure après avoir enlevé son capuchon. J’ai eu envie de lui dire de prendre sur elle, parce que j’absorbais son anxiété comme une éponge en forme d’afro alors que sa mise en pli à elle reprendrait rapidement une forme socialement acceptable. Qu’est-ce que je donnerais pour un beau pelage droit sur lequel on enfile une tuque sans risquer le suicide social en l’enlevant? Pas grand-chose, au fin fond, parce qu’on a la tête qu’on a, mais je voulais rester de bonne humeur et ses soupirs traversaient mes écouteurs.

Je suis débarquée à Place-d’Armes et je les ai encore croisés, lui et ses cheveux épars teints noirs comme une chaussure, le souriant gardien du Palais des Congrès. J’aime sa façon de saluer les gens, mais surtout celle qu’il a d’écouter, de tout son corps, les histoires des itinérants de qui on évite le regard. Celui de cet après-midi parlait dans une langue morte ponctuée de sacres nouveaux, et mon système nerveux central avait flaggé son body language de loin, mais le gardien le recevait sans malaise, les mains croisées devant lui, en se balançant doucement de gauche à droite. On aurait dit mon père, à une tête près.

Les gens me parlent à moi aussi, mais je n’ai pas encore compris pourquoi. Seule, je n’ai certainement pas le sourire facile de ce monsieur-là. Pourtant, dans le métro, je porte à mon insu un macaron invitant un nombre impressionnant de gens à engager la conversation avec moi. Sur la rue, je suis un kiosque d’information, et à force, je suis très efficace pour donner des directions. Je n’invente rien, et je multiplie les témoins. Récemment, en attendant encore une fois que le service reprenne sur la ligne orange, un homme m’a jasé du métro dans le temps d’Expo 67. De même, pour rien. Je n’ai rien compris, les gens qui m’abordent n’étant pas toujours cohérents, mais j’ai écouté. Le vieil ami qui m’accompagnait, un peu moins réceptif et certainement pas habitué à se faire intercepter, s’est étonné : « OK, les gens te parlent pour vrai dans le métro? » Oui. Les gens me parlent pour vrai dans le métro. J’ai apparemment la tête de l’emploi, mais je ne sais pas de quelle tête, ni de quel emploi il s’agit.

We are what we pretend to be, so we must be careful what we pretend to be. C’est une bien plus grande plume que mon stylo qui l’a écrit. Je glissais sur la slush de Bleury en pensant à ça, les deux pieds dans ce qu’on aurait pu faire passer pour de la cassonade fouettée avec du sucre. Le plan de se présenter sous un autre jour que le sien me semblait terriblement laborieux, un peu comme se défriser les cheveux tous les matins. Les efforts que ça doit demander, cibole, alors que le projet en est un très mauvais. Parce que plus on avance, moins on les endure, ceux-là, qui prétendent être autre chose que ce qu’ils sont, ensuite incapables de jouer leur personnage comme il faut. Instinctivement, les moins authentiques nous rebutent dès un jeune âge, sans trop qu’on comprenne pourquoi, dans une suite de red flags viscéraux qu’on finit par identifier clairement à mesure qu’on accumule les expériences. Comme des biscuits qui au final goûtent la neige sale.

J’étais rendue sur Ste-Catherine, devant un magasin qui aurait pu s’appeler « Plottes à 5 $ », à la vitrine honnête s’il en est une. C’est payant d’être vrai, mon raisonnement se tenait là aussi, appuyé par deux mannequins en plastique à la bouche ouverte et à la poitrine qui couvrait facile le tiers de ma superficie totale, un décor qui m’invitait, moi, à ne jamais mettre les pieds là. Au Presse Café, comme à chaque jour, j’ai jasé avec l’employé syrien. Chrétien, ici avec sa femme et ses deux enfants, le reste de sa famille de l’autre côté de l’océan, d’où nous parviennent ces histoires qui nous tordent tout ce qu’on a d’humain. On a parlé du froid montréalais, puis des plages de son enfance, du temps où on s’y baignait, tandis que l’homme derrière moi commandait son latte bêtement et de façon expéditive, impassible devant l’ouverture de l’homme derrière le comptoir, un vrai visage vrai sur ce qu’on lit à moitié dans les journaux.

À deux pas du travail, alors que je pensais à ce que je pouvais écrire sur tout ça, un touriste hésitant s’est approché et m’a demandé avec un accent d’ailleurs où était le métro St-Laurent. Je n’invente rien, et j’insiste : à force, je suis très efficace pour donner des directions.

Un merci en portugais brésilien plus loin, mon téléphone s’est allumé sur le message de quelqu’un qui me liftait l’âme plusieurs fois par jour. En fin de compte, chu ben contente de porter ce macaron-là. J’ignore ce qui est écrit dessus, et il ne fait certainement pas de moi une personne spéciale, mais fuck la tête de tuque : tant qu’à faire des connexions, celles qui nous bercent au complet ou celles qui durent le temps de traverser une rue, peut-être que c’est correct d’avoir l’air de quelqu’un qui veut les faire comme il faut.