Le printemps par en avant

Quand j’étais petite, les fruits venaient avec des obstacles. Raisins et clémentines, c’tait pas l’yâb fun à manger, mais quand même plus que le melon d’eau, avec ses deux formats de pépins à gérer. Mais c’était ça qui était ça, parce qu’un fruit c’était un fruit, et on n’avait pas vraiment de doutes au sujet de ces choses-là. En échange, il n’y avait pas de pépins quand on jouait dehors : pas de casques ni trop de signalisation à respecter à vélo, et beaucoup de liberté pour se patenter des obstacles avec des bouts de bois de fond de cabane.

J’étais perdue dans des pensées de vieille personne tandis que je calais un verre d’eau, accotée contre le lavabo. Le passé qui se déphase progressivement en plus de s’éloigner, je l’avais pas vu venir. Comme si le mien allait toujours rester actuel, jamais risible ou ancien dans ses références, alors que j’ai grandi avec des ordinateurs à la mémoire aussi impressionnante que celle d’un document Word. D’autant plus que les gens roulent emballés dans du bubble wrap depuis un bon moment; il y a deux décennies déjà, on avait eu beaucoup de plaisir à compléter la ligne « À vélo sans casque… » avec des variantes plus chrétiennes que son « es-tu tombé sur la tête? ». Ainsi, le temps où on faisait des wélés dans la garnotte nu-tête et à une main en se gelant les autres doigts avec un popsicle est probablement révolu tout partout. Autres temps, autres accidents. Et autres mots, aussi, parce que wélé, je ne sais pas si ça dit encore quelque chose à quelqu’un.

L’eau me gelait les dents et avait le goût de celle qu’on boit à même le tuyau d’arrosage, en été. C’était probablement ce qui m’avait envoyée dans mes réflexions nostalgiques. Au passage, je me suis demandé si les gens faisaient encore ça aussi, « boire de la hose », depuis qu’on casse notre fun avec des avis de coliformes.

J’ai laissé tomber mon verre de plastique dans le lavabo en regardant un voisin descendre son vieux chien dans la ruelle. Ça faisait pour aujourd’hui, les vieilles affaires, par en arrière. Je n’avais pas vraiment de regrets, alors pourquoi me tenir là-bas. Mine de rien, avec les années on finit par les déposer, les vieux bagages, ceux qu’on n’osait pas lâcher par peur du fracas, alors qu’en vérité ils glissent finalement sans bruit et sans rien briser, comme de la vaisselle de plastique dans un évier. J’étais légère comme une espadrille qui coûte cher.

Le printemps était enfin là, ça se lisait dans le gros banc de neige qui occupait de moins en moins mon balcon arrière que je n’avais, encore une fois, pas pelleté de l’hiver. On était à nouveau de l’autre bord de l’Arctique, avec l’impression que ça avait passé vite, alors qu’en plein dedans, la seule chose qui n’avait pas semblé nous glisser entre les doigts avait certainement été le temps.

Le temps des lilas et des cerisiers à New York, lui, approchait. J’ai pensé à mon père qui avait patiné comme un dieu sous ceux de Central Park, dont il avait fait trois fois le tour avec un style et une vitesse impossibles pour un homme de son âge et de son gabarit, laissant des sourires impressionnés sur son passage. Lui, avant la maladie, et moi, pareille comme à 8 ans devant l’homme le plus fort du parc. Pendant combien de temps les gens nous manquent? Je pense qu’on se pose la question jusqu’au bout de celui qu’il nous reste. Il y a des nostalgies contre lesquelles on ne peut pas se battre.

J’avais à peine couru à l’extérieur cet hiver et j’avais hâte de sortir, pour partir trop vite par là-bas, me balayer la tête pendant tout un album, les pieds en contrepoint avec le souffle. Je me tannais de courir en fixant le mur sous une télé pleine de madames en fond de teint haute définition. J’avais pris l’air pendant les Fêtes, avec l’illusion que les effets d’une fondue ou autres soupers commandités par Martin Picard se seraient dissipés en collant de lycra dans l’air glacial. Mais chaque fois je m’étais demandé si ce n’était pas en fait un acte manqué, parce qu’au final j’avais voulu mourir tout le reste de la journée, la face de la même couleur qu’un céleri de Bloody Mary. Comme les choses dehors, il était temps de changer de teint.

J’ai mis Reflektor dans mes oreilles parce que j’avais un trajet en tête : au bout du parc, je serais rendue à Flashbulb Eyes, aux terrains de tennis à Normal Person, et j’arriverais chez moi sur Joan of Arc. J’avais envie de suivre un chemin au lieu de courir sur place à une intersection en me demandant vers où aller ou en tournant en rond pour revenir sur mes pas. La vie, tsé. Je me suis tenue quelques secondes dans le haut de mon escalier, le temps de sentir l’air frais monter. On gelait autant qu’en février, mais ça ne comptait plus. J’ai pensé à « À vélo sans casque… c’est quoi ton ostie de problème? » Les trottoirs étaient enfin dégagés, sans pépin ni obstacle. J’ai noué ma clé après mon soulier gauche et j’ai filé sous les yeux du printemps, par en avant.