Les formules

Il a arrêté le compteur et s’est tourné vers moi. On était juste devant mon escalier, mais la discussion n’était pas terminée :

– Je suis tellement en colère.

Pendant qu’il passait ma carte dans le lecteur, j’ai jeté un coup d’oeil rapide vers sa badge : Ghaoui. Il n’y avait pas eu de silences dans la conversation pour que je lui demande son nom, mais la centrale lui avait communiqué le mien. Ça servait souvent d’introduction :

– « Tanya », c’est russe, ça.

– Je suis québécoise.

– Vous savez pourquoi vos parents vous ont appelée comme ça?

– Ils aimaient le nom, un diminutif de Tatiana, je pense.

– C’est l’inverse, Tanya. Tatiana, c’est le petit nom affectueux.

J’ai répondu que broder autour d’un prénom, c’était peut-être plus doux que le raccourcir, oui. Un premier sourire dans le miroir, rue de la Gauchetière. Monsieur Ghaoui était tombé sur une passagère qui aimait écouter. Avec sa moustache et ses cheveux blancs, il aurait pu s’appeler Jacques ou Jean-Claude, mais son accent jasait de beaucoup plus loin que Sorel.

– En Algérie, on a beaucoup de prénoms russes. Assia, Sonia…

– On a eu beaucoup de Sonia ici aussi.

J’ai roulé le prénom dans ma tête pendant quelques instants. Sonia. Comment on avait fait, au fil du temps, pour lui donner une si mauvaise réputation? C’était pourtant joli. Le pouvoir de l’accent circonflexe.

Sur Cherrier, ma tête s’est égarée tandis qu’il s’aventurait sur le terrain glissant du français québécois. Mon ami s’était fait frapper tout près d’ici, par un taxi, justement. Aux premiers mots de la nouvelle, envoyée par un autre copain, mon coeur était passé en 6/8, mais heureusement l’ami s’en était bien sorti, si ce n’est que plâtré en partie. La perte d’un parent, je l’avais vécue; le départ de quelqu’un comme lui,  je me suis dit que ça finirait par arriver aussi. Mais quand la lumière est passée au vert, j’ai arrêté d’y penser, parce qu’on ne peut jamais préparer le coeur aux changements de métriques anyway.

Monsieur Ghaoui a sorti son petit livre au coin de Des Pins. Je me suis braquée un instant, jamais à l’aise quand on m’entretient de croyances, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs. Mais ce qu’il voulait me montrer, c’était la beauté des courbes de sa langue, ses arabesques sur la page fine. Puis :

– J’aime aussi le lire pour les expériences humaines qu’il raconte. On est tous pareils, Tanya, c’est ce que je comprends en le lisant.

Combien de chauffeurs de taxi m’avaient entretenue d’expériences communes aux hommes, en ponctuant les échanges de mon prénom? Je ne tenais plus le compte, et j’aimais ce terrain, même si, ici, la porte d’entrée prenait la forme d’un de ces livres qui s’érigent en dogmes. Moi, j’avais lu Joseph Campbell et son unité de l’espèce humaine, les yeux brillants, et je m’essayais depuis à son Follow Your Bliss. Je prenais parfois des chemins de campagne, mais ça fonctionnait somme toute assez bien. Je pense. Libanais, ancien professeur de musique, un autre chauffeur avait rythmé le même discours avec un instrument à cordes, qu’il sortait aux lumières. « Belle Tanya, on a tous le même visage », qu’il m’avait dit au coin de Jean-Talon. Le visage d’un Jean-Claude ou d’une Soniâ? Peut-être. Dommage que ces livres aux pages fines, le vôtre ou le leur, ne servent que trop souvent à marquer nos différences et nous opposer, comme de gigantesques accents circonflexes.

On a jasé de langues, des détours qu’il avait trouvés pour apprendre l’anglais, des trucs auxquels moi, pourtant adaptatrice jouant avec les idiomes, je n’avais jamais pensé. Ça me plaisait d’updater mon système à l’arrière d’un taxi. Puis, on a parlé de sa fille qui peinait en mathématiques, et dans le soleil de fin de journée qui éclairait le côté droit de nos visages, j’ai entendu les mêmes mots qu’un parent scientifique m’avait lancés doucement, à moi l’adolescente au coeur lyrique coincée dans une école de futurs ingénieurs, qu’il fallait s’inventer ses propres formules et pas seulement en apprendre par coeur.

– Quand on s’éloigne de la science, on se perd du côté de l’ombre. C’est ça, l’extrémisme. On n’apprend plus à nos enfants à réfléchir. Je suis tellement en colère.

J’ai soufflé et j’ai dit oui. J’appréciais sa confiance. Comme j’aurais aimé qu’on soit plusieurs sur sa banquette arrière, à comprendre la douleur de ces gens aux arabesques de partout qu’on regroupait tous sous la même bannière, celle de l’ombre, au lieu de chercher l’expérience commune.

Je lui ai tendu mon coupon et l’ai remercié pour la conversation. Je n’avais peut-être jamais réussi à m’inventer des formules, la face dans un examen de physique, mais j’essayais d’y arriver la face dans la vie. Jusqu’ici, ça fonctionnait assez bien. Le vrai bliss, on ne le trouvait probablement pas au bout de conventions.