Les connexions

Je descendais le couloir à la même vitesse que les hommes en chemises bleues et le solo du guitariste aux portes de la tour de la bourse fonctionnait parfaitement sur ce qui jouait dans mes oreilles. Weird Fishes. Bm, C, Bm, A. Ça voulait peut-être dire quelque chose. La marche à l’extérieur pour retourner au travail n’aurait pas été très longue, mais comme il neigeait trompeusement par en dessous, braver le métro pour la quatrième fois de la journée était ma meilleure option. Je ne dirai pas ça souvent.

Dans le wagon, la madame à côté de moi tripotait beaucoup trop nerveusement sa coiffure après avoir enlevé son capuchon. J’ai eu envie de lui dire de prendre sur elle, parce que j’absorbais son anxiété comme une éponge en forme d’afro alors que sa mise en pli à elle reprendrait rapidement une forme socialement acceptable. Qu’est-ce que je donnerais pour un beau pelage droit sur lequel on enfile une tuque sans risquer le suicide social en l’enlevant? Pas grand-chose, au fin fond, parce qu’on a la tête qu’on a, mais je voulais rester de bonne humeur et ses soupirs traversaient mes écouteurs.

Je suis débarquée à Place-d’Armes et je les ai encore croisés, lui et ses cheveux épars teints noirs comme une chaussure, le souriant gardien du Palais des Congrès. J’aime sa façon de saluer les gens, mais surtout celle qu’il a d’écouter, de tout son corps, les histoires des itinérants de qui on évite le regard. Celui de cet après-midi parlait dans une langue morte ponctuée de sacres nouveaux, et mon système nerveux central avait flaggé son body language de loin, mais le gardien le recevait sans malaise, les mains croisées devant lui, en se balançant doucement de gauche à droite. On aurait dit mon père, à une tête près.

Les gens me parlent à moi aussi, mais je n’ai pas encore compris pourquoi. Seule, je n’ai certainement pas le sourire facile de ce monsieur-là. Pourtant, dans le métro, je porte à mon insu un macaron invitant un nombre impressionnant de gens à engager la conversation avec moi. Sur la rue, je suis un kiosque d’information, et à force, je suis très efficace pour donner des directions. Je n’invente rien, et je multiplie les témoins. Récemment, en attendant encore une fois que le service reprenne sur la ligne orange, un homme m’a jasé du métro dans le temps d’Expo 67. De même, pour rien. Je n’ai rien compris, les gens qui m’abordent n’étant pas toujours cohérents, mais j’ai écouté. Le vieil ami qui m’accompagnait, un peu moins réceptif et certainement pas habitué à se faire intercepter, s’est étonné : « OK, les gens te parlent pour vrai dans le métro? » Oui. Les gens me parlent pour vrai dans le métro. J’ai apparemment la tête de l’emploi, mais je ne sais pas de quelle tête, ni de quel emploi il s’agit.

We are what we pretend to be, so we must be careful what we pretend to be. C’est une bien plus grande plume que mon stylo qui l’a écrit. Je glissais sur la slush de Bleury en pensant à ça, les deux pieds dans ce qu’on aurait pu faire passer pour de la cassonade fouettée avec du sucre. Le plan de se présenter sous un autre jour que le sien me semblait terriblement laborieux, un peu comme se défriser les cheveux tous les matins. Les efforts que ça doit demander, cibole, alors que le projet en est un très mauvais. Parce que plus on avance, moins on les endure, ceux-là, qui prétendent être autre chose que ce qu’ils sont, ensuite incapables de jouer leur personnage comme il faut. Instinctivement, les moins authentiques nous rebutent dès un jeune âge, sans trop qu’on comprenne pourquoi, dans une suite de red flags viscéraux qu’on finit par identifier clairement à mesure qu’on accumule les expériences. Comme des biscuits qui au final goûtent la neige sale.

J’étais rendue sur Ste-Catherine, devant un magasin qui aurait pu s’appeler « Plottes à 5 $ », à la vitrine honnête s’il en est une. C’est payant d’être vrai, mon raisonnement se tenait là aussi, appuyé par deux mannequins en plastique à la bouche ouverte et à la poitrine qui couvrait facile le tiers de ma superficie totale, un décor qui m’invitait, moi, à ne jamais mettre les pieds là. Au Presse Café, comme à chaque jour, j’ai jasé avec l’employé syrien. Chrétien, ici avec sa femme et ses deux enfants, le reste de sa famille de l’autre côté de l’océan, d’où nous parviennent ces histoires qui nous tordent tout ce qu’on a d’humain. On a parlé du froid montréalais, puis des plages de son enfance, du temps où on s’y baignait, tandis que l’homme derrière moi commandait son latte bêtement et de façon expéditive, impassible devant l’ouverture de l’homme derrière le comptoir, un vrai visage vrai sur ce qu’on lit à moitié dans les journaux.

À deux pas du travail, alors que je pensais à ce que je pouvais écrire sur tout ça, un touriste hésitant s’est approché et m’a demandé avec un accent d’ailleurs où était le métro St-Laurent. Je n’invente rien, et j’insiste : à force, je suis très efficace pour donner des directions.

Un merci en portugais brésilien plus loin, mon téléphone s’est allumé sur le message de quelqu’un qui me liftait l’âme plusieurs fois par jour. En fin de compte, chu ben contente de porter ce macaron-là. J’ignore ce qui est écrit dessus, et il ne fait certainement pas de moi une personne spéciale, mais fuck la tête de tuque : tant qu’à faire des connexions, celles qui nous bercent au complet ou celles qui durent le temps de traverser une rue, peut-être que c’est correct d’avoir l’air de quelqu’un qui veut les faire comme il faut.