Les œils

En allant jeter un deuxième coup d’œil vers ma machine à café pour voir si je l’avais bien éteinte, même si de toute ma vie adulte je n’ai jamais oublié de le faire, je me suis dit que ce TOC me coûtait 10 secondes tous les matins. Je n’ai pas eu envie de faire le calcul du whatever nombre de secondes par semaine multiplié par je ne sais pas combien de jours et d’années, parce que je savais déjà que remonter les marches et m’enfarger dans les bottes de l’entrée dans un eh! calice était certainement un moment quotidien que j’avais le loisir d’éviter. Mais bon, c’est comme dans tout : c’est pas parce que c’est l’évidence que c’est simple.

J’ai descendu l’escalier le plus dangereux de Villeray avec le détachement de quelqu’un qui se croit éternel à force de trois années à l’utiliser sans mourir. Au bas des marches, j’ai vu la locataire du rez-de-chaussée franchir le pas de sa porte et j’ai appréhendé le malaise qui suivait presque tous les matins. Je l’ai saluée tandis qu’elle glissait sa clé dans la serrure et elle hoché la tête en testant sa poignée une première fois : toc! Sur son «comment ça va?», elle l’a testée quatre autres fois. Et dix fois encore pour rythmer quelques phrases au sujet de la température du dernier mois. J’ai acquiescé, parce que c’est vrai que l’hiver a été frette, mais en prenant bien soin de ne pas regarder ce qui se jouait en dessous de sa face. À côté de ça, mes aventures de cafetière étaient des petites bouffées de fantaisie. Je me suis gratté le front sous ma tuque en lui souhaitant un bon lundi, les yeux stratégiquement plantés dans les siens, et je suis partie vers le métro.

Mes écouteurs blancs laissaient passer Mos Def et j’ai pensé à la scène de circulation matinale de Office Space. J’écoutais ma musique trop fort et je le savais, mais il est parfois bon de s’exorciser par le tympan, même si on risque de ne pas entendre la personne derrière soi nous crier qu’on a laissé tomber une mitaine. En même temps, je n’ai pas non plus le réflexe de me tourner quand on m’appelle madame. Sauf que, contrairement à la femme à qui j’ai fait savoir qu’elle avait perdu son argent de lunch, moi je sais sourire et remercier celui qui me tend ce que j’ai échappé – quand je l’entends, évidemment. C’est pas compliqué, les gens, et les chances que celui qui vous touche l’épaule le fasse pour avoir ensuite un meilleur angle pour vous sacrer une bonne claque est assez faible. On n’est pas dans une vue, parce que croyez-moi que si on l’était, je demanderais que mon personnage ne prenne pas le métro pour aller travailler.

La passagère à côté de moi a glissé une main dans sa poche. En la sortant, elle a fait tomber deux billets de 5 $. Les deux Wilfrid Laurier m’ont regardée quelques secondes pour me mettre en garde, comme s’ils étaient Robert Borden et que je planifiais les cacher sous ma botte pour les kidnapper plus tard. Comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai poliment effleuré leur propriétaire, et le regard qu’elle m’a lancé m’a certainement déstabilisée : j’aurais probablement goûté à la même agressivité si je lui avais palpé un sein à travers ma mitaine et son manteau. Seigneur, people. Au prix où ma dépendance au café me coûte, avoir su, j’aurais gardé l’argent.

Il y avait quelque chose dans l’air ce matin-là, parce qu’au travail, j’ai encore eu droit à la fille qui se cache rapidement dans le coin mort de l’ascenseur pour violer le bouton de son étage. Je ne sais pas comment dire les choses autrement, madame, mais c’est le matin, et il serait donc passablement blood de ta part d’attendre au moins deux trois mississipis pour que les gens à quelques pieds de toi puissent aussi embarquer. Monter à pied jusqu’au 6e n’a jamais été sur ma liste de résolutions.

En entrant derrière elle, j’ai eu l’impression d’être invisible; enfin, j’aurais eu honte à sa place moi aussi, prise en flagrant délit de manque de civisme, mais j’étais encore une fois surprise par la motivation qu’ont certains d’aller au bout de l’individualisme. Juste dire excusez-moi je ne vous avais pas vue, même en croisant ses doigts dans son dos, c’est une option possible pour se rattraper. J’aurais dit pas de problème, et j’aurais peut-être même trouvé une bonne joke. Si ma voisine d’appartement ne détournait pas le regard pendant que j’étais témoin de son mini-délire quotidien, il y avait certainement moyen de faire un contact ici aussi.

J’ai appris à fixer celui qui me jase. C’est bien de prendre le temps d’être toute là, et je suis certaine de ne pas me tromper là-dessus; faut arrêter de se sous-estimer les yeux, œils magiques sur une bonne partie de ce qui nous traîne dans la tête. Pour les autres situations, et quand on est farouche, la gestion des coups d’œil est un peu plus compliquée. Mais ce matin-là, j’aurais envoyé une curve à mon défaut de timidité et lancé à l’impolie de l’ascenseur le même look en sourcils de mon propriétaire la fois où il avait pêché de ma toilette une brosse à dents momifiée, comme si c’était moi qui l’avais jetée là dans un élan de rock star au Ramada Inn.

J’ai déjà écrit sur New York et ses habitants qui ne se regardent pas, sur le choc que j’ai eu quand je me suis installée là-bas. Le plancher de ses wagons de métro a soutenu plus de regards que le plus frondeur des New Yorkais.  « Eille, check, on dirait la face de Robert De Niro dans la trace de gomme! ». J’en ai cherché combien, des patterns dans ses taches, faute de pouvoir observer ailleurs sans risquer un who da fuck you looking at en sous-texte? J’ai vite compris le concept et la nécessité de se la jouer chacun pour soi, les yeux d’un névropathe étant si vite croisés dans une ville de trop de millions, mais des fois c’est plaisant de rappeler aux autres qu’ils existent et qu’on n’est pas juste une gang de tout seuls. Comme dire non merci au camelot qui insiste pour nous donner le petit damné journal Métro. Non, je le veux pas! Mais sa job plate, on peut bien l’alléger trois secondes le temps de le croiser. Je lance des pistes, là, des fois qu’un coup d’œil peut faire toute la différence dans la journée de quelqu’un. Y’a des gens qui en ont certainement plus besoin que ma machine à café.