La vie qui s’embrouille

Je fixais mon écran de droite sans le regarder. J’avais besoin de deux écrans, parce que treize pouces, ben c’est pas toujours si grand que ça. Mais je ne travaillais pas. J’étais en pause cérébrale et oculaire sur le logo Energy Star collé au cadre du moniteur. Des fois, c’est bon de se reposer les yeux là où il ne se passe pas grand-chose, surtout pendant les petits boutes où on a l’énergie d’une star déchue.

Au-delà du coin de mon écran, il y avait les photos de la fille de mon collègue, pour me rappeler qu’on était autre chose une fois passés les pas-de-murs de notre aire ouverte. Dans mes oreilles, le nouvel album de Marie-Pierre Arthur, que je découvrais au rythme des gorgées du verre d’eau que je m’obligeais à boire. M’hydrater me demandait autant d’efforts que m’abstenir de tout roulement d’yeux pendant l’hymne national de la soirée Pepsi. Surtout quand le monsieur au micro demandait solennellement d’enlever « chapeaux zé casquettes », comme si la foule s’apprêtait à rendre hommage à autre chose qu’à des gars qui jousent au hockey. À ce point-ci, je ne savais même plus pour qui moi j’aurais enlevé mon chapeau zou ma casquette. Les affaires cérémoniales superflues, debout, la main sur le coeur, je n’y arrivais juste pas. La seule chose pour laquelle j’étais pas loin de me lever, c’était pour un 4e café.

Je trouvais que la vie manquait de vrai.

J’ai remis mes lunettes, que j’avais enlevées quelques minutes auparavant pour mieux me perdre dans le contour de mon écran. Je voyais pas l’yâb, et pourtant, à chaque examen de la vue on me répétait que je n’étais qu’hypermétrope. Ça m’inquiétait moyen, surtout le matin, quand je n’arrivais pas à déchiffrer ce qui s’affichait sur mon téléphone, même si c’était rarement (lire : jamais) important. Ma pupille plus grosse que l’autre me rattrapait peut-être enfin.

– Avez-vous eu un accident? Un choc violent à la tête?
– Pas que je me souvienne.

Et la clé était peut-être dans cette réponse-là, que je donnais à chaque nouvel optométriste.
Mais ce qui m’importait, c’était de savoir que j’avais la même chose que David Bowie : l’anisocorie. J’étais, oh you pretty things, à une anomalie oculaire d’une de mes idoles. Faux : je connaissais aussi deux de ses musiciens. Mais partager un trouble me semblait plus intéressant qu’être la pauvre personne qui-connaît-quelqu’un-qui-connaît-quelqu’un.

J’ignorais laquelle de mes pupilles était soit en mydriase, soit en myosis, parce que le dernier ophtalmologiste que j’avais vu m’avait laissé le soin de poursuivre ou non les examens en neurologie « si jamais ça me tentait de savoir si j’avais une tumeur au cerveau ». Faque je savais pas ce que j’avais, mais je connaissais trois mots de plus qu’une couple de personnes. Or, le plus grand des mystères dans toute cette histoire n’était pas la cause de ma petite pupille – ou de ma grosse –, ni si j’avais une masse de la taille d’une orange sanguine drette derrière le front, mais bien le fait que je n’avais jamais poussé les recherches plus loin malgré la phrase cryptique et absolument pas professionnelle du professionnel. Moi, que le spectre d’un problème de santé rendait habituellement anxieuse jusqu’à en perdre le poids que je n’avais pas, j’avais décidé de juste m’en retourner chez moi et ranger ma prescription quelque part pour toujours.

J’ai cliqué à nouveau sur la 3e toune, « Tiens-moi mon coeur ». Je ne partageais pas de trouble avec Marie-Pierre Arthur, mais j’étais une vraie quelqu’un qui l’avait connue pour vrai. De la même petite cohorte de chanteuses, on s’était côtoyées pendant les trois années du bac. Une chic fille à l’accent chantant, que je recroisais à l’occasion, à l’épicerie, au resto, rarement dans des contextes plus glams que ça, mais toujours en me disant qu’elle était tellement belle d’authenticité et de talent vrai. J’ai regardé dans le vide. Je voyais double, et il me semblait que le vide ambiant n’avait certainement pas besoin d’être doublé.

Je me suis rappelé une histoire de l’époque, de l’amoureux avec qui j’étais revenue après une rupture douloureuse, heureuse de son retour, mais très certainement plus fragile qu’avant. Au milieu d’un party, soucieuse, Marie-Pierre m’avait demandé si j’étais certaine que c’était la bonne décision. Si lui et moi on n’avait pas eu une magnifique enfant ensemble, des années plus tard, je répondrais aujourd’hui que c’était probablement une mauvaise décision, oui, et ceci sans trop d’hésitation. Parce qu’étrangement, quand on part pour ensuite revenir, c’est le bagage de la personne quittée qui met le plus de temps à se déposer (lire : jamais vraiment tant que ça finalement).

Dans l’aire ouverte d’une agence aux murs blancs, Marie-Pierre me chantait la même chose qu’elle m’avait dite il y a 20 ans : faut toucher la place où tu vis léger. J’ai pensé à la difficulté de faire battre lousse un coeur quelques fois patché, de continuer à le faire vibrer vrai chaque fois qu’on menaçait de l’abimer de nouveau. Ce matin-là, c’était pas tant les blessures d’amour que les blessures d’ego. Les petits échecs, les moyennes trahisons, le backstabbing ordinaire, les déceptions. J’étais comme fatiguée d’être une adulte. Ou peut-être juste cette adulte-là? Ça manquait de vision, mon affaire.

La place où je vivais léger, je la connaissais. Cet endroit où je me lèverais debout sans rouler des yeux, en retirant ma calotte, solennelle et contente de l’être, même pas cynique une seconde. Toi, comment ça se passait? Avais-tu trouvé le tien, étais-tu proche d’y toucher? Il fallait que je retrouve le chemin avant que ma vue soit brouillée pour de bon.