La face contre l’asphalte

Le gros toutou était couché juste après le Palais des congrès, sur l’autre portion couverte et sombre de l’autoroute Ville-Marie, la face contre l’asphalte. C’était difficile de ne pas se laisser aller à l’anthropomorphisme devant un ourson abandonné sur la ligne pleine d’une autoroute urbaine. Quissé qui l’avait mis là? Je perdais beaucoup de temps, dans la vie, à réfléchir à la genèse des choses. Mais il était trop gros pour avoir été lancé par une fenêtre par un parent à boutte qui avait pogné la première affaire accessible, le bras débarré à travers les deux sièges. C’était quoi l’histoire, d’abord? J’aurais tout le reste de la journée pour y penser. Ma tête est équipée d’une plateforme de lancement qui gênerait la NASA. Envoyer quelqu’un sur Mars? Dude, embarque, je fais l’aller-retour 20 fois par jour.

Au coin de la rue, le guitariste d’une soixantaine d’années jouait un hit cubain d’une autre époque. Derrière mon comptoir d’un magasin de disques, jadis, j’avais dû entendre la toune de Compay Segundo une couple de centaines de fois en un seul été. Mais les 20 ans qui me séparaient de son écoute involontaire en boucle l’avaient lavée de toute aura négative : sans clients autour, ni carte de punch, Chan Chan, c’était vraiment une belle pièce, finalement. Encore plus belle interprétée par un monsieur anonyme sur une rue où marchaient les gens pressés d’aller s’assoir pour jaser de comment le week-end allait encore passer trop vite. Mon coeur fatigué a fait un tour sur lui-même, les yeux fermés, les doigts en floreos.

Il y a dans chaque chanson pensée pour plaire un plan qui fonctionne, comme une formule mathématique. J’étais coupable de tomber dans le panneau moi aussi, mais au moins en toute connaissance de cause. Je savais quelles syncopes accrochaient et quelles lignes mélodiques juste assez surprenantes, mais pas trop non plus, appuyaient sur les bons boutons. Ces pièces comme des produits gagnants, composées à huit têtes, ramassaient assurément l’argent et le succès, mais n’égalaient jamais, dans mon ordre des choses, celles écrites avec authenticité. Même chose pour les gens : plus tu mettais de temps à réfléchir à l’impact artificiel que ta personne pourrait créer, plus tu m’ennuyais. Mon dieu que tu m’ennuyais.

« De Alto Cedro voy para Marcané, llego a Cueto, voy para Mayarí ». Moi, je me rendais juste au bureau, avec un petit détour par le Starbucks, où on m’a accueillie comme si j’étais une actrice américaine en tournage dans le Vieux-Montréal. Je m’imaginais le pep talk de l’employeur, la demande irrationnelle qu’on salue chaque client comme si c’était le dernier. J’étais contente de ne plus avoir l’âge que j’avais quand Buena Vista Social Club était sorti, parce que cet ordre exécutif dans une jobine de service à la clientèle m’aurait certainement envoyée dans les recoins les plus cyniques de ma personne et dont je ne serais jamais revenue. Une fois, au magasin de disques, un prince de la banlieue insatisfait par mon refus de me plier à ses caprices m’avait lancé un « eille, fais pas ta smatte » et j’en gardais encore un souvenir mémorable. T’as pas idée comment chu smatte. Me demander d’accueillir des clients avec l’équivalent d’une danse traditionnelle hawaïenne aurait été comme me demander de me passer une feuille de papier dans l’oeil.

À la caisse, les gens devant moi présentaient leurs téléphones et payaient rapidement avec l’application, un miracle de technologie et d’efficacité. Ils feraient quoi, ensuite, avec les précieuses 30 secondes qu’ils venaient de sauver? La tendance voulait que plus on avait du temps en banque, plus on le perdait sur des affaires niaiseuses. La file avançait vite sur fond de musique instantanée, jusqu’à ce que j’en ralentisse toute l’ardeur en sortant ma carte de guichet. La fille derrière moi a battu des deux bébés écureuils qui lui faisaient office de faux cils en soupirant. Je n’avais pas assez d’énergie pour les émotions de 3e vague, ni pour télécharger une autre application et créer un centième mot de passe de huit lettres, avec une majuscule, un chiffre et la protéine de mon choix.

J’étais là dans ma tête, mes pensées sur le toutou dans une main et mon café au lait dans l’autre, quand je me suis rappelé qu’à la radio, dans l’auto, on avait annoncé que Fred Fortin venait de sortir un album-surprise. De même, là, un vendredi matin du mois d’août! Ce gars-là sortait toujours quelque chose au moment où je commençais à m’enfarger dans le tapis et à tourner en rond, sur le bord de faire une trail. Au travail, j’ai écouté la chose, le petit coeur lifté, en me disant que si dans la vie j’étais une groupie, je serais la sienne. Mais une groupie nouveau genre, genre : moi, je ne voulais pas coucher avec mes artistes préférés, je voulais coucher avec leurs tounes. Me coller un petit bout sur une âme pour en attraper la vérité.

J’ai pensé à mon père, qui pouvait écouter la même pièce en boucle une dizaine de fois, assis sur le divan, les yeux fermés. Dans son cas, Candle in the Wind, OK, mais quand même. J’étais sa digne descendante, Elton John en moins.

L’été commençait à perdre de son lustre et de ses heures d’ensoleillement, et partout on nous invitait à ranger notre garage et à préparer la rentrée. Comment ça qu’on revenait toujours au 1er septembre, seigneur? Je ne voulais pas jinxer les choses, je ne demandais pas à l’univers que ce début d’automne soit mon dernier, mais y’avait-tu moyen qu’il ne revienne pas en courant chaque année?

Avec son accent du Lac, Fred Fortin m’a chanté « Fais-moé des passes de cheveux, fais-moé tomber la gueule ». Eille, je pouvais certainement faire ça, des passes de cheveux, j’étais équipée pour, t’aurais pas besoin de me le demander deux fois. Maintenant, fallait faire tomber des gueules. À commencer par la mienne. J’ai retrouvé le mot de passe de mon blogue, avec une majuscule et tout le reste, et j’ai écrit quelque chose de tranquille. Juste une petite passe de cheveux pour m’enlever la face de sur la ligne pleine et remonter sur l’autoroute.