Le géant qui tombe encore

Ce matin, en marchant vers le travail, j’ai contourné un pigeon mort. Un bel oiseau gris et vert, les yeux entrouverts, figé sur le dos. J’ai déjà écrit sur tous ceux que j’ai pris dans mes mains pour les déposer plus loin, à l’abri dans un parc ou sur un petit bout de terrain. Souvent sous des regards dégoûtés ou blasés, j’ai croisé celui d’une bête désorientée et j’ai fait ce qu’il me semblait qu’il fallait faire quand on est équipé d’un peu de coeur. Des fois, faut juste ignorer les appels aux microbes de ceux qui s’agrippent après la pôle de métro pour ensuite empoigner leur sandwich au baloney, pas conscients, j’imagine, de peut-être ainsi se farcir d’un échantillon random de flore pubienne. À chacun ses soucis.

Je me suis dit qu’à quelque part dans l’histoire urbaine, probablement parce que la montagne d’excréments avait fait pencher la balance, on avait cessé de voir la beauté et le talent du pigeon en vol. Il y avait certainement là une belle métaphore sur les relations amoureuses. Mais anywayz. Taleurs, vous les regarderez comme il faut. Ou non, je sais ben. À chacun son fun.

On était le 20 décembre, et j’essayais de ne pas y penser. Demain, mon père mourrait lui aussi, pour la 8e fois. Je m’imaginais à nouveau d’autres regards blasés, ponctuant un «à un moment donné faut en revenir», des pensées qui continuaient de me laisser de glace, comme un pigeon émeraude sur un trottoir du Vieux Montréal. Mon père avait été un papa d’exception, le parent que j’aurais voulu être, une montagne de patience et de don de soi, un repère qui me manquait chaque jour. J’aurais voulu pouvoir encore le présenter, pour qu’on comprenne mieux qui je suis et qu’on comprenne l’affaire, pour qu’on comprenne le petit vide qui m’habitait malgré moi. J’aurais voulu le faire rire avec mes niaiseries, l’émouvoir avec le reste, l’entendre jaser avec mon enfant, qu’il n’avait connu que bébé. Une autre pensée que j’aurais voulu chasser, parce que la paire aurait été parfaite : la petite fille au caractère de feu et son grand-père comme un rocher en pleine mer.

Faque c’était ça qui se passait cette semaine. On était le 20 décembre, et mon coeur de fille de caractère à moi battait fort. Ma mère m’avait jadis conté la scène finale, mon père qui se laisse doucement glisser de sa chaise, et, comme sur un rocher qui coule, je perdais pied chaque fois que je me la rejouais. On pouvait bien rouler des yeux devant cette douleur qui pinçait encore, mais le moment où le souvenir de cet homme me laisserait indifférente marquerait mon départ à moi. Un géant qui tombe, ça fait du bruit jusqu’au bout d’une vie.

Au travail, j’ai mangé mon petit yogourt au chia en écoutant une nouvelle toune des Raconteurs, avec la voix de Brendan Benson comme le sucre qui manquait dans mon déjeuner plate, mais bon pour la santé. Les vacances approchaient. Encore une fois, quand on serait rendu l’autre bord du 21, tout goûterait meilleur.