Décembre

Ce matin-là, à l’heure de pointe, j’ai suivi un chou-fleur et un gros navet. Ça va, on n’a pas tous le même horaire de vie, mais je trouvais drôle de porter sur mes épaules le poids d’un ordinateur et d’un deadline alors que l’homme devant moi transportait un petit sac de légumes beiges.

Le chanceux ne courait pas après les minutes et était même paré de culottes de jogging. Mais entre ma journée et celle que je lui tricotais dans l’équivalent du phentex, je préférais mon jeudi. C’est surtout parce que l’odeur du bouilli me ramène aux dimanches d’automne de mon enfance, que je scrappais de bord en bord dans l’anticipation du retour à l’école. Le soir, dans les effluves des plats que ma mère avait cuisinés pour la semaine, le thème des Beaux dimanches m’achevait avec son piano tragique et son «Mesdames et messieurs, bonsoir », l’indicatif officiel de la fin du bonheur. Tu pouvais donc aller te faire plaisir avec ta rabiole, gars. Je ne souffre pas de dépression saisonnière et on va garder ça comme ça.

Au tourniquet, j’ai oublié de sortir ma carte et je me suis payé ma fêlure mensuelle du pelvis. C’était quand même moins gênant que la fois où j’avais essayé de passer avec ma carte d’assurance-maladie. Bref, quand on ne peut pas compter sur la mémoire des gestes à 8h le matin, les ressources sont minces, et on craint pour le reste de la journée. Avec raison.

Le midi, en sortant de l’univers parallèle du Montréal souterrain, je suis passée devant un homme et son chien, assis sous une dizaine de couvertures. Ironiquement, ils étaient à quelques pas du ridicule Doggy Couture, un magasin qui, je l’espère, stimule le reflux gastrique chez la majorité d’entre nous. Sur ses genoux, une affiche : « Je m’appelle Frédéric. Je suis né le 28 novembre 1984. Aujourd’hui j’ai 30 ans. » Est-ce que c’était vrai? Peu importe. Mon coeur s’est engourdi sous l’uppercut. J’ai marché quelques coins de rues, de plus en plus lentement, puis j’ai fait demi-tour.

J’étais à un mètre de lui, à me demander ce que j’allais bien lui dire, guidée par tout sauf ma tête, quand un passant a involontairement donné un coup de pied dans son argent. Commotion. L’homme s’est levé, des gens se sont excusés, le timing n’était plus bon. Je n’ai pas su quoi faire, ce n’était pas dans l’ébauche de mon script. Dans la mêlée, j’ai pris quelques sous, les ai placés dans son verre puis lui ai souhaité bonne fête, timidement. J’ai regretté mes voeux absurdes alors que je les prononçais, parce que, eille, comme entrée dans la trentaine, on avait certainement vu mieux, mais il a levé la tête et m’a remerciée. J’ai marché jusqu’au travail, pas tellement bien dans mes bottes.

Le soir, à Laurier, un homme âgé m’a lancé un hochement de tête poli, un genre de bonjour ma petite dame en s’assoyant face à moi. On jouait soudainement devant la caméra de Gilles Carle, en 1972, dans une quincaillerie de région. J’ai répondu par un sourire, parce qu’on serait bête de ne pas rendre ceux qui ne s’échappent pas de faces de psychopathes. Peut-être aussi parce que, rendue là dans la journée, j’aurais préféré être en habit de neige une-pièce à écouter jaser des monsieurs comme mon père, dans un magasin général quelque part. Je commençais même à me raviser au sujet de l’option bouilli.

Décembre approchait, et il fallait trouver encore cette année une façon de le mettre à ma main.

J’ai fixé l’homme au teint grisâtre qui se tenait debout à la droite du monsieur rétro. Cette personne n’était pas en bonne santé. J’ai pensé à mon père, à cet instant où, assise avec lui dans le salon, j’ai compris que là, juste là, on empruntait du temps. Le combat était devenu visible en surface, dans son visage, dans la façon qu’avait le fauteuil de l’avaler. On a ensuite volé deux, trois semaines, pleines de ce cliché littéraire que je n’aimais pas, celui de l’homme plus grand que nature réduit à quelque chose comme une ombre. Jusqu’au 21 décembre.

Les yeux dans le brouillard, fixés sur les mains du passager au visage cendre, j’ai cligné fort pour chasser le souvenir de ma tête. Je n’avais pas besoin de revivre le moment, celui de la perte qui prend par surprise en se jouant avant le temps, plus violente que le vrai départ parce qu’on n’a jamais ressenti aussi fort qu’à cet instant des mots qui, si on les prononçait, briseraient le coeur du père qui n’a pas fini son travail de père : pars pas.

Wo. J’avais été sur le point de laisser un inconnu au mauvais teint me voler ma fin de journée. Uncue l’envolée dramatique des Beaux Dimanches, juste à temps. À Jean-Talon, je me suis levée, et en passant mon sac par dessus ma tête, j’ai souhaité bonne soirée au vieux gérant de quincaillerie, comme une première droite à décembre. Mon père était parti, mais il était partout.

Le parapluie

Si j’avais un parapluie-canne ou une canne parapluie — on s’obstinera pas sur les mots —, je saurais exactement comment le porter quand il est fermé. J’ai peur d’être la seule à avoir compris que, tenu à l’horizontale, il devient une arme blanche, ou bleue, ou verte. Il semblerait en effet que ses propriétaires ne soient pas conscients du pouvoir qu’ils ont de monter des brochettes avec les gens derrière eux. Eille, gang, une fin de semaine de conscience du corps au Vermont, peut-être? Ceci explique donc pourquoi, l’autre matin dans les escaliers de Place-d’Armes, j’ai involontairement freiné un gros parapluie noir avec mon plexus solaire.

On finit par l’oublier, mais se faire pinner l’abdomen, c’est assez déplaisant. Pourtant, quand on se transporte en commun tous les jours, on vit des petites invasions personnelles comme celle-là à répétition. Certains matins on est bien blindé, le coeur et la tête coatés d’un reste de gâteau pour déjeuner, alors que d’autres on aurait envie de s’écorcher au gant de crin sous un jet d’acide chlorhydrique en arrivant à destination, convaincu que tout le méchant du passager voisin s’est transféré sur nous par osmose.

Ce matin-là, j’avais en tête une conversation récente sur les mathématiques, et en reprenant mon souffle j’ai vu passer des diagrammes de Venn : un paquet de petits cercles qui se côtoyaient puis s’emboitaient dans le carnaval du métro. Pour ma part, le schéma de la rencontre entre mon espace et celui d’une femme qui m’avait ouvert le troisième chakra ne présentait pas de délicieux centre mou, mais ça ne voulait pas dire que les autres diagrammes autour ne pouvaient pas générer de rencontres heureuses. Parce que des sourires et des croisements de coups d’oeil qui seraient prometteurs, y’en a certainement un pis deux qui se gaspillent sur la ligne orange.

Mon deuxième café est entré au poste au bout du Palais des congrès. Dans les portes tournantes, l’autre moitié de ma tête s’est réveillée et je me suis demandé si on était tous coupables, à un moment ou à un autre en relation, de se contenter d’une conjonction malheureuse ou de ce syllogisme classique : comme tu es ceci de bien et que je suis cela de bon, forcément notre point de rencontre devrait nous faire sourire. Eille, hélas, non.

Quand l’espace où nos cercles s’emboitent est un parapluie qu’on reçoit en pleine poitrine ou encore qu’on ouvre trop souvent parce qu’à la jonction de nos touts le ciel est couvert, le raisonnement théorique devrait être rapidement vérifié, et on devrait réagir. C’est simple et pourtant pas tant que ça à la fois, à preuve le temps qu’on accepte parfois de passer au centre à se hachurer. Les raisons sont nombreuses, parfois bonnes, parfois non, mais pour trancher faudrait consulter Louise Deschâtelets. Des passages obligés, comme les cours de maths? Peut-être ben aussi.

J’ai monté Bleury en me disant que plus jeune, la poésie des mathématiques m’inspirait autant qu’une tisane diurétique. Mais depuis un petit moment déjà, je la voyais partout et elle côtoyait celle des mots. La tisane de queue de cerise ne me faisait pas plus d’oeil, mais j’avais peut-être enfin la maturité pour apprécier les nombres? En tout cas, ce que je concluais, c’était qu’en additionnant un et un on obtenait parfois zéro. Une opération binaire de base.

Sur René-Lévesque, le vent se lançait contre les murs, d’un bord à l’autre du boulevard. Les cheveux dans une main, j’ai pensé que c’était bien de savoir que contre les frontières d’un ensemble où il n’y a rien pour soi, on peut nous aussi rebondir à l’infini sans jamais se rendre nulle part.

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Les bas de nylon

J’écrivais un rôle à l’une des deux madames assises face à moi, celle qui portait une chaînette à la cheville gauche, sous un bas de nylon. Je me demandais d’ailleurs comment on enfilait, sur un bijou, un matériau aussi fiable que le kleenex, mais en la regardant nettoyer ses lunettes je me suis rappelé la technique apprise par ma mère pour se glisser dans un collant sans y laisser de mailles. Ma mère qui, à l’époque et en réponse à mes rechignements, m’avait lancé que j’étais mieux de m’habituer, fille, parce que j’allais devoir en porter toute ma vie. Vraiment? Laissez-moi me féliciter ici d’avoir coché sur ma liste de vie deux objectifs identifiés très tôt : ne pas habiter à un endroit qui nécessite une escale quotidienne au métro Longueuil, et ne pas porter de bas de nylon.

Donc, je fixais la petite chaîne coincée croche dans la résille en imaginant la femme assise sur un récamier zébré aux accoudoirs gold avec les deux mains dans le pied gauche de son bas pour l’étirer, quand le métro a freiné subitement. Un homme qui était debout bien droit, les bras le long du corps, a perdu pied et s’est retrouvé sur ses cuisses. Ses cuisses à elle, la madame au récamier. J’ai regardé les deux protagonistes se fâcher : elle parce qu’elle avait reçu quelqu’un dans les genoux, et lui parce que sa masculinité en avait souffert un peu. Sans s’excuser, il a repris sa place près du poteau pendant qu’elle replaçait sa jupe, irritée. J’ai cherché un sourire, mais de toute évidence, tout le monde dans le wagon était plus mature que moi.

Malgré l’incident, l’homme n’a pas cru bon agripper le poteau pour la prise deux et j’ai eu envie d’en faire le porte-parole de tous ceux qui ne se tiennent pas en lui demandant si l’objectif était qu’on admire leur stabilité. Eille, peut-être qu’on aurait enfin la réponse à cette fameuse question. Je sais pas, on est-tu supposé conclure quelque chose au sujet de leurs quadriceps? De leur force mentale? C’est certainement pas juste des cas de germophobie galopante. Bref, ça m’échappe, là. Parce que dans mon guide d’usager à moi, ça suit la même logique que porter un manteau d’hiver en hiver : c’est très correct et normal de se tenir après les poteaux du métro, les gens. Je dirais même que c’est presque un signe d’intelligence de base, et ça évite, notamment, d’aller s’effouérer sans style sur une passagère à deux mètres de soi.

« Pis là t’encules tout l’monde parce que tu t’en vas dans l’Sud au fucking sunshine. » L’homme à ma gauche pensait lui aussi aux manteaux d’hiver en s’exprimant avec moult superlatifs. J’ai pris ses mots en note, certaine qu’autrement j’en oublierais le phrasé exact. Ses compagnons d’infortune, en bottes de construction, partageaient ses impressions avec des envolées chrétiennes. En plus d’une grande admiration pour une utilisation impeccable du mot « ciboire », le sacre le plus difficile à rendre, j’éprouvais beaucoup d’empathie : travailler dehors à -25, c’est pas comme être assis devant un écran à téter un café en chialant parce qu’il est rendu tiède et que le micro-ondes le plus proche est juste un peu trop loin. Mon ami Guérard vous dira que c’est bien pire être un gars de construction en été, sur un toit à 30 degrés, mais moi je pense que c’est le roux en lui qui parle. Bref, on sentait que le temps froid qui nous frappait pour la première fois de la saison jouait déjà dans toutes les têtes.

En sortant du métro, j’ai enfilé mes gants magiquesMC qui n’avaient de magique que le nom, à moins qu’on entende par là que de les porter c’est comme rien porter pantoute. Le froid mordait déjà les cuisses; le temps était crisp, comme on aurait dit en anglais. J’ai marché en concluant qu’il y avait des journées comme celle-là, où on n’apprenait rien d’important. Il n’y avait pas non plus de morale à en tirer, si ce n’est que des fois, c’est bon de slacker sur le « vis chaque jour comme si c’était le dernier ».

J’ai quand même espéré pendant une seconde que cette journée ne soit pas ma dernière, parce que je quitterais ainsi ce monde un jour de bol de céréales pour souper. Mais quand même, c’est correct aussi de prendre une pause des grands dictons de vie à 100 milles à l’heure et de juste apprécier les petites scènes de rien qui se jouent autour. Ça nous rappelle, par exemple, qu’une petite chaîne de cheville, ben c’est pas tellement beau, et que les objectifs moins grandioses sur notre liste de vie ont parfois plus d’incidence sur notre bonheur qu’on peut l’imaginer.

L’incendie

« Un frein d’urgence actionné cause un ralentissement de service sur la ligne orange. D’autres messages suivront. »

J’espérais que non, parce que la distorsion du haut-parleur juste au-dessus de ma tête m’avait laissé un seul tympan fonctionnel. Quelques instants plus tard, on a annoncé que le service reprendrait dans 30 minutes et la femme avec qui je partageais le poteau m’a lancé un « When? » beaucoup trop hébété pour la situation.

J’ai mis quelques secondes avant de répondre, le temps d’émerger du vortex temporel dans lequel elle m’avait projetée malgré elle, un transfert instantané dans l’une des anecdotes préférées de mon père. Comme personne ne la réclamerait plus, il était temps de l’écrire.

**

Je parlais au téléphone dans le courant d’air salvateur du climatiseur quand j’ai vu monter la fumée devant la fenêtre du salon.

— Maman, je te rappelle.

Faut croire qu’en 27 ans de vie on n’avait pas encore vu assez de messages de prévention parce qu’on a ouvert la porte d’entrée dans un grand geste imbécile mais assuré. Notre voisin — qui avait fait la même chose, mais qui avait au moins l’excuse d’être natif d’un pays où ces messages d’intérêt public n’avaient pas roulé en boucle pendant les années 80, surtout celui de l’incendie de sapin de Noël qui décimait une famille amérindienne au complet — nous a annoncé en se grattant que l’appartement sous le nôtre flambait. Rien que ça.

On peut vraiment se surprendre dans de véritables situations de stress. De toute évidence, le système nerveux est fait pour dealer avec les vrais problèmes, pas les paniques imaginaires où c’est son cousin, le hamster sur l’acide, qui prend alors les rênes sans rien gérer pantoute.

Donc, en moins d’une minute et dans le calme, on a encore fait ce qu’il ne fallait pas faire : ramasser le plus de stock possible, fouiller dans le garde-robe pour prendre le transporteur placé trop haut et forcer le chat à l’intérieur. Le gros bon sens demandait aussi qu’on sorte par l’escalier de secours, mais la perspective de se détacher du mur arrière avec la totalité de la vieille structure en fer nous souriait comme un clown de cirque. On a donc dévalé les marches de l’immeuble avec un ordinateur, quatre ou cinq guitares et un chat américain dans une boîte.

En août, New York a fâcheusement tendance à se rapprocher du soleil; à preuve, trois camions de pompier sont arrivés pour assurer un relai aux équipes qui fondaient déjà dans leurs salopettes. Cette journée s’annonçait tropicale, mais avec de très mauvais cocktails au jus de tomates.

On a attendu tout l’après-midi sur le trottoir, assis sur des étuis de guitare, en riant un peu de ce nouvel épisode de l’aventure. L’impression que cette ville voulait se débarrasser de nous était de plus en plus forte. Mais c’est ça l’affaire avec New York, ce que les touristes et les idéalistes et les obstineux ou autres avocats du diable ne comprennent pas : dans toute sa magnificence, la Grosse Pomme n’est pas tant que ça human friendly. Chaque jour est un petit combat, et Manhattan sait comment nous retenir dans le ring avec ses verticales majestueuses. Comme dans I want to be a part of it, New York, New York.

En fin d’après-midi, quand les pompiers sont partis et que l’employé de la Croix-Rouge est venu nous voir, on a pensé que la ville venait justement de peut-être gagner un round.

— Where do you guys live?

— 3C.

Regard qui regarde pas ben.

-OK. We’ll walk you upstairs.

Dans l’entrée de l’immeuble privé d’électricité, on a glissé sur des fragments de vitre. Les murs étaient tachés de suie, l’eau coulait en cascades dans l’escalier, des portes avaient été défoncées et l’odeur de feu nous étouffait. Au 2e, on a jeté un coup d’oeil au salon de l’appartement sous le nôtre : rien ne semblait avoir été déplacé, mais tout était carbonisé. Sur place. Ça augurait moyen pour l’étage au-dessus. On est entrés chez nous de la même façon qu’on entre chez le gastroentérologue pour un examen colorectal.

On avait mis la hache dans le bas de tous nos murs et les meubles avaient été déplacés sans gants blancs. Mais surtout, toutes les fenêtres, cadres inclus, avaient été arrachées. En passant devant la quiche que j’avais cuisinée le matin même et qui décorait une partie du plancher de la cuisine, j’ai eu envie de rire tellement c’était too much. Seigneur, New York, t’avais pas besoin de te donner à ce point-là. Mais encore une fois, tu ne décevais pas.

Pendant un appel à des amis qui allaient nous héberger pour quelques jours, le temps qu’on fasse des boîtes dans une chaleur suffocante parce que tous les trous de fenêtres seraient placardés, on a presque décidé que ça y était, qu’il était temps de mettre fin à ce chapitre de nos vies. Mais le propriétaire venu constater les dégâts nous a offert un autre logement en attendant que ce côté de l’immeuble soit remis à neuf. Dans les dents, Manhattan! On n’était pas faits en guimauves de feu de camp.

On a verrouillé la porte sur une zone sinistrée où il faisait à peu près 55 degrés. Il ne restait pas grand-chose à voler, si ce n’est que les meubles IKEA qui n’avaient pas trop souffert. Un fameux de beau butin scandinave à moitié rôti. On s’en allait chercher le chat laissé chez le concierge, les vêtements tachés et trempés, mais la mine pas encore trop déconfite (ça nous frapperait le soir même), quand notre voisin d’en face est sorti de chez lui, hébété comme la madame dans le métro.

— What happened?

— Uh… there was a fire, man.

Pause. Regard de poisson d’eau douce.

— When?

**

Cue mon père qui ne peut plus s’arrêter de rire et qui répète la question comme si c’était la chose la plus absurde à avoir été prononcée au cours de la dernière décennie. Lancé pieds nus dans l’eau et les éclats de vitre, c’était le genre de punch simple et efficace que j’aurais aimé avoir écrit. Je me contenterais d’avoir eu un rôle dans cet autre épisode new-yorkais — avec une couple de one-liners pas pires en plus — mais surtout de la chance de le raconter des dizaines de fois pour faire résonner le rire vrai de mon père.

Réflexions

J’étais debout au-dessus d’une madame aux cheveux calico qui grignotait une pomme verte comme si c’était la fesse d’un pompier de calendrier. J’étais encore coupable de construire un personnage en me basant sur une coupe de cheveux, mais je doutais qu’elle préférait, comme moi, l’uniforme des livreurs de UPS.

Je fixais le mur qui glissait de l’autre côté des rails. Sherbrooke. Sherbrooke. Sherbrooke. Quand on a atteint notre vitesse et que je n’ai plus réussi à lire le nom, on a croisé le métro qui roulait en sens inverse. Mon reflet dans la vitre juste devant est resté immobile, mais sur les fenêtres de l’autre train il s’est mis à danser.
 Un principe que je ne comprenais pas, parce que je n’ai jamais vraiment réussi un examen de physique de façon totalement honnête. (Allo maman)

Fidèle à moi-même, j’ai plutôt cherché la métaphore, comme si, le temps de la ligne orange, j’allais être frappée par une grande vérité sur le sens de la vie. En même temps, plus on s’ouvre aux images, moins on en finit de s’étonner du nombre de miroirs autour de nous.

Je me regardais danser sur l’autre train en me demandant si l’allégorie n’était pas dans le décalage entre ce qu’on croit projeter et ce que les autres voient réellement. Ou encore dans l’impression qu’on a parfois d’être immuable malgré le temps qui roule d’une station à l’autre. Y’avait une couple de parallèles à faire, et j’allais sûrement trouver l’angle avant d’arriver à Jean-Talon. J’ai repensé à une citation de Kurt Vonnegut que j’avais voulu partager récemment : We are what we pretend to be, so we must be careful about what we pretend to be. J’ai choisi de laisser un auteur beaucoup plus brillant que moi expliquer ma première hypothèse, et je me suis penchée sur la deuxième.

Est-ce qu’on n’a pas souvent la certitude d’avoir la même tête depuis tout le temps, alors qu’au-dessus d’un café, face à nos versions moins finies, on s’empresserait de demander l’addition? Dans ce cas, qu’est-ce que je conseillerais à la personne que j’étais il y a deux décennies? Pas grand-chose, à part peut-être de ne pas manger de Wendy’s avant d’aller voir Velvet Goldmine à l’Égyptien en 98, à moins de vraiment tenir à vivre un violent empoisonnement alimentaire et se vider dans une bassine pendant toute une nuit à l’urgence de l’hôpital Général.

Je me suis dit qu’empêcher notre tête de débutant de faire les erreurs à suivre ne mènerait pas à qui on est aujourd’hui — en supposant qu’on est en paix avec ce qu’on est, et qu’on n’écrit pas un billet de blogue assis à la bibliothèque d’une prison des Laurentides. C’est correct d’aimer son chemin. Même les carrefours où on aurait dû choisir l’autre droite, ou ceux où on s’est fait rentrer solide dans l’aile. Les autoroutes à huit voies sur lesquelles on s’est embarqué par erreur, mais où on a roulé en malade avec le toit ouvert en blastant Queens of the Stone Age avec le feeling immense d’être immortel. Ou les mauvaises sorties desquelles on garde au moins un souvenir de paysages presque beaux à brailler. C’est correct de ne pas vouloir aller valser du côté des regrets, même si c’est juste sur une vitre de wagon de train.

J’étais là dans mes pensées, dans les clichés jusqu’aux écouteurs, tandis que l’homme à côté de moi tournait les pages de La Presse avec arrogance et l’air de se dire que le mot « commun » dans « transport en commun » était superflu. Mes cheveux servaient d’accotoir à la section Sports et aussitôt que j’aurais du réseau, j’appellerais 1997 pour qu’elle revienne chercher son passager mésadapté. Parce que quissé qui se déplie encore le gros journal rectangle debout contre un poteau? Avant de le renvoyer dans le passé, je lui demanderais ce qu’il pensait de cette citation élimée sur l’importance du voyage et non de la destination. Juste pour voir s’il gagnerait des points là, ou encore le droit de rester en 2014.

Jean-Talon. Jean-Talon. Jean-Talon. Comme le voyage était moyennement plaisant, moi je faisais mentir le dicton : je visais ma destination et un verre de vin pour reposer ma section Vivre. J’ai accroché le regard de la femme à ma gauche pendant que je fixais le mur à travers son reflet, qui s’est mis à bouger quand on a croisé à nouveau un métro. Parce qu’elle m’a souri, je lui ai souhaité que sa réflexion à elle ne s’agite pas non plus dans le regret et je suis sortie en accrochant le journal du monsieur par exprès.