L’anneau

Elle était juste derrière moi. Les portes se sont ouvertes et elle s’est faufilée rapidement, en me poussant d’abord, puis en tirant mon sac. J’avais vu le siège libre moi aussi, mais apparemment, des deux j’étais celle qui savait vivre. Quand je suis entrée, il y avait une autre place, en diagonale avec elle. Je me suis assise, lentement, peut-être un peu pour la narguer, avec l’envie de lui dire allo en la regardant dans les yeux. Je ne pense pas qu’elle aurait saisi l’intention.
 Nos genoux se touchaient et j’ai senti son inconfort; pas une fois elle n’a fait un eye contact. Je suis farouche et dans une journée j’en fais pourtant des dizaines. Ça me semblait être du gros calibre.

Je l’ai observée pendant quelques minutes tandis qu’elle sortait un étui de iPad rouge de son sac à main à motifs de chats. Elle portait un manteau fuchsia et des ongles assortis, et des lunettes avec une monture dorée accentuaient son sérieux. Ses souliers léopards cachaient peut-être son côté wild, mais je me suis permis d’en douter. Enfin, on n’a pas tous la même définition ou échelle de fantaisie. Qui sait, peut-être que la fin de semaine elle titillait l’ouest de la Rive-Nord dans un donjon adjacent à sa salle de lavage.

Je l’imaginais faire ses comptes sur son iPad mini, peut-être calculer son budget de nourriture pour chat — dans mon scénario elle en avait trois — ou réévaluer son forfait de câble pour y ajouter la chaîne d’Oprah. J’avais la pédale de jugement au fond du tapis. Elle tenait un petit crayon technologique avec un certain style, en pinçant les lèvres, absorbée. Je me suis étiré le cou pour mieux voir son écran : elle jouait à Bejeweled. OK, ça marchait aussi.

Je pensais avoir cerné le personnage, du haut de mes idées reçues, puis j’ai vu son anneau de mariage. Oublie la manucure, la sacoche féline, les lunettes auxquelles il ne manquait que des chaînettes : mon étonnement n’avait rien à voir avec ses goûts, parce qu’à chacun sa chacune, et c’est tant mieux. C’était juste, ben voyons donc, sont en couple ces gens-là, qui poussent et dépassent avec rage dans le métro, en fixant le sol? Ça me sciait encore plus que la possibilité de trouver un masque en cuir dans son panier à lessive.

C’est beau

J’allais tourner. J’ai jeté un coup d’oeil à droite, puis ma mère m’a dit « c’est beau ». Voyage dans le temps, instantané. En voiture, elle lançait toujours ce go à mon père quand la voie était libre de son côté. Avec moi, son indication n’était pas nécessaire, j’avais regardé. Mais son amoureux confiant, lui, ne regardait jamais.

J’avais encore passé la journée à chercher des témoins. Le midi, au resto, un employé avait déposé un falafel brûlant directement dans la main d’un client qui voulait goûter. T’as fait ça, gars, laisser tomber une boulette de pois chiches fumante dans la paume ouverte du bonhomme en habit? Ben quin. C’était parfait, et pourtant personne n’avait réagi devant l’affront et toute sa symbolique, le gars tanné de sa job et le clone qui, en 2014 et avec ses lunettes trop chères, n’avait jamais eu le mémo au sujet des mets libanais.

Personne ne semblait non plus avoir remarqué la perruque baroque de l’homme assis face à moi dans le métro, celui qui m’avait fait un grand sourire en m’offrant sa place. Quel cran ça prend pour faire du charme avec un chapeau de cheveux. Il lisait un petit roman de madame plastifié emprunté à la bibliothèque en suçant la pastille des pastilles, une Vicks qui goûte le rouge. J’ai regretté qu’on n’ait pas engagé la conversation; on n’avait certainement pas le même quotidien. Pendant ce paragraphe que j’essayais de réécrire dans ma tête, la fille à côté de moi dansait une version assise de kundalini, les yeux fermés. J’essayais de voir ce qu’elle écoutait, mais ses mouvements m’en empêchaient. Je voulais savoir quelle musique avait le pouvoir de la faire se sacrer de ce qu’on allait tous penser d’elle.

Je revenais de chez l’optométriste et je voyais tout ça toute seule, mais surtout d’un seul oeil. Mon oeil gauche d’hypermétrope me dérangeait depuis quelques jours. Paresse visuelle? That sounds about right, je maîtrise l’art de la procrastination. Il avait soudainement décidé de prendre un peu plus son temps que le droit, mais aussi d’accueillir un corps étranger. Slacker, mais bien avenant. En bref, je voyais la vie en deux dimensions depuis dimanche, mais ça ne m’empêchait pas de continuer à l’observer. Faque c’était quoi, encore, votre excuse pour ne rien remarquer du monde autour?

En fin d’après-midi, je jasais avec le très ex-amoureux devant le métro quand un couple a tourné le coin. L’homme de 75 ans portait avec gusto un manteau bleu électrique qui complimentait un pantalon mauve. J’ai pris une note mentale, une fraction de fraction de seconde. On a continué à parler quelques instants. Puis, lui s’est mis à rire, et le temps s’est figé comme la mise en plis saumon de la madame : on voyait encore les mêmes choses. On allait peut-être toujours continuer de voir les mêmes choses. J’avais juste perdu l’habitude de l’autre qui voit ce qu’on voit, sans qu’on le voit voir, mais tout en sachant qu’il verra. Quelque chose comme ça.

— Scuse-moi… c’est juste… wow.

— Je sais, j’ai vu.

— C’était vraiment réussi.

— Parfaitement agencé.

Il y a derrière certaines portes depuis longtemps fermées des parcelles de mondes figés à jamais. On n’a plus l’amour pour y vivre ni l’un ni l’autre, ni l’envie d’ouvrir la grande porte close, mais on a ce lieu commun, fixé dans le temps et qui ne fait plus d’oeil à personne, duquel on peut faire le tour pour aller s’asseoir dans la cour un moment, le temps de se tirer une chaise et rire, et retrouver une partie de la fréquence. Celle-là qui a fait durer l’histoire le temps qu’elle a duré, la fréquence de la plus belle partie de nous, capable d’exister encore sur ce terrain parce que derrière ces murs on s’est parfois aimés un peu croche, certes, puis plus beaucoup à la fin, mais sans games jamais, et toujours comme on était. C’est bon d’avoir ces lieux-là pour trouver la voie vers la porte où on est attendu pour vrai, au complet. Le coeur neuf et prêt.

Je suis montée chez moi avec une vieille toune de Stars dans la tête. I’m not sorry I met you, I’m not sorry it’s over, I’m not sorry, there’s nothing to say. Je me suis dit que la vraie affaire, c’est certainement un « c’est beau » qu’on lance à l’autre quand il a les yeux fermés. Et l’autre qui nous croit, parce qu’il sait qu’on voit ce qu’il aurait vu. Quelque chose comme ça.

Les fées ont soif

En courant vers le tourniquet, la madame a échappé ses lunettes de soleil et les deux verres noirs se sont détachés pour aller glisser jusqu’au guichet. Les gens en file n’ont pas réagi, et la propriétaire des lunettes brisées pas tellement elle non plus. Quand il fait 35 degrés, on gère sa dépense d’énergie. Je me suis dit tiens, la journée commence comme ça.

J’ai attendu le métro à côté d’une itinérante qui chantait I Love to Love en tapant des mains sur les premier et troisième temps. À l’interphone, on a demandé au préposé de la station Sauvé de communiquer, mais de façon tout à fait hors style. Au lieu du phrasé monotone distinctif de la STM, l’employé a pris son plus bel accent de radio FM, comme s’il annonçait un concours estival commandité par une bière à la lime, avec des gens pas de poils sur une plage d’Oka. J’ai regardé autour, à la recherche d’un sourire. Rien. Ça m’a désolée sur le sens de l’observation général, et aussi pour l’employé qui avait osé. J’aurais peut-être marié la première personne à me rendre un clin d’oeil de connivence.

Dans le wagon, je me suis retrouvée entre une aisselle et une madame qui avait kidnappé le poteau. J’ai eu envie de dire au monsieur que de s’étirer le bras au-dessus de ma tête pour se tenir ne le faisait pas paraître plus grand que moi. C’est correct d’être un peu challengé verticalement, y’a pas de mal, mais je n’avais pas tellement envie de fermer les yeux dans cette aisselle-là.

À la madame accotée contre le poteau, j’aurais lancé un regard brûlant, mais évidemment, elle me faisait dos, et son sac stoppait dans mes côtes à chaque station. Je n’ai rien dit, ni au monsieur de 5’5, ni à la madame à la grosse sacoche, parce que je ne dis jamais rien. Mais j’ai crié très fort dans ma tête, ce qui m’a obligée à monter le volume de ma musique, comme tous les matins. Et comme tous les matins, c’est hors du métro et dans le silence propre du Palais des congrès que j’ai réalisé à quel point je travaillais fort à me défoncer les tympans.

La veille, j’avais chanté en studio, chose que je ne fais plus jamais. Devant des musiciens aux oreilles, mais aussi aux coeurs immenses, j’avais d’abord été nerveuse de toute ma voix, pour ensuite comprendre qu’ils m’avaient voulue pour ce que j’ai à offrir. Moi pour moi, juste ça et tout ça à la fois, une possibilité que j’avais oubliée.

Au coin de la rue Casgrain, après la session, lui et moi on avait parlé jusqu’à minuit. Y’a les amis qu’on ne voit que rarement, mais qui continuent de danser sur le même fil que nous, malgré la distance, malgré les années, et dont on a la certitude qu’ils seront là jusqu’au bout, qu’on se revoie une ou 1000 fois d’ici là. Malgré les décors et les trames sonores qui se succèdent, on ne change pas tellement, et quand on se reconnaît, c’est dur de se lâcher, comme une alliance signée à même le coeur.

— It was great to see you, and to hear you sing again. I closed my eyes and your sound brought me back.

Mon son. Je lui avais expliqué que pour la première fois, j’avais eu l’impression d’être en train de le perdre et d’ainsi signer la fin de quelque chose. Il avait toujours été mon plus grand fan. Il fallait juste que je chante plus souvent, qu’il m’avait répondu en souriant. Ben oui. Y’avait pas de drame là. On s’était serrés très fort, et j’étais rentrée chez moi de la musique difficile et belle plein les oreilles.

À l’extérieur du Palais des congrès, au coin de Bleury et Viger, dans le souvenir de l’étreinte amicale et musicale de la veille, j’ai mis mes lunettes de soleil. Le temps était trop humide, j’avais les cheveux au volume maximal et j’ai regretté de ne pas les avoir attachés. La journée à les replacer en fixant l’écran sans rien voir a passé au ralenti.

Le soir, devant l’enfant qui pleurait à mes côtés, un homme à vélo a dit « Oh! Les fées ont soif! » Je n’avais pas relu la pièce, mais son titre me traînait dans la tête depuis des semaines, sorti de nulle part, peut-être juste parce qu’il est beau. Je suis rentrée chez moi sur cette synchronicité, sans savoir comment l’interpréter. Pourtant, j’ai toujours eu la certitude que ces coïncidences étaient l’écho de quelque chose, quelque part, fine tuné avec moi, qui me chuchote à partir d’un point éloigné de l’univers que je suis sur la bonne track.

J’ai eu la première piste de Kid A en tête tout le reste de la soirée. Je n’étais pas certaine que tout était à sa place, surtout que je m’étais levée le matin avec l’impression, moi aussi, d’avoir croqué dans un citron. Avant d’aller sous la douche, j’ai pensé au dicton un peu mièvre sur la vie qui nous offre des citrons pour qu’on en fasse de la limonade. J’ai jamais eu de misère à faire de la limonade. C’est juste que parfois, on oublie qu’il faut la boire.

Candle in the Wind en boucle

Ce matin, j’ai croisé un homme qui jouait des castagnettes en marchant. Ses noeuds étaient trop serrés, ça n’aidait pas du tout son jeu, ni son son, et j’ai eu envie de lui dire, même pas pour faire ma smatte. Or, quand il est arrivé à ma hauteur, j’ai vu qu’il ne s’agissait pas d’un néophyte qui pratiquait sa technique, mais simplement d’un barbu qui jouait des castagnettes en marchant, tel que décrit dans ma première phrase. That’s it. Des fois, c’est bon de se fier à sa première impression et d’en rester là.

Vendredi, j’étais debout dans le wagon de métro, accotée contre les portes du fond. J’aime ça, m’accoter contre les portes du fond : j’y ai une bonne vue sur la situation, et si tout le monde se comporte bien autour du poteau et gère adéquatement son volume dans l’espace, personne ne me touche.

Quand tout le monde est sorti à Berri, j’ai vu que la madame assise à ma droite était penchée sur un travail de petit point. Enfin, j’écris madame, mais ce n’est pas tout à fait juste, parce que je me suis d’abord dit que cette personne était beaucoup trop jeune pour s’adonner à cette forme de loisir. Puis, j’écris petit point, mais j’en sais rien, c’était peut-être de la broderie, ou du point de croix; je ne suis pas versée dans cette sphère de l’artisanat.

Mais quelqu’un qui pique un bout de tissu coincé dans un support rond, je n’avais pas vu ça depuis les années 80, du temps où, dans ma petite ville, on pouvait s’inscrire à des cours de glaçure ou de gravure au burin. La belle époque, quoi. Bref, c’est à l’extrême gauche sur le spectre de la hipness. Oui, je sais que le tricot a gagné la même bataille haut la main, mais je ne vois pas comment le point de croix pourrait faire, lui aussi, un retour marqué. C’est pas comme s’il y avait en ce moment en design une demande accrue pour les serviettes de table brodées à la main. Anyway, je digresse pas mal. La conclusion de ce paragraphe trop long, c’est que cette personne était très concentrée et semblait n’avoir aucune gêne à travailler un chrysanthème sur un bout de tissu lilas.

J’arrive à ce que je veux dire.

Il y a quelques années, je jasais d’art avec un ami venu me visiter à New York. Je sortais de l’université, j’avais les oreilles, la tête et le coeur pleins de musique dite intelligente, je côtoyais des musiciens que j’admirais, des monstres du jazz qui m’émerveillaient et m’allumaient. Cette musique touchait et touche encore mon âme pour vrai, profondément. Mais c’était difficile d’admettre que des trucs plus simples, parfois même pas très bons, m’émouvaient aussi. Pourtant, qu’est-ce que cet aveu aurait révélé à mon sujet? Rien d’autre que ma confiance en moi. L’ami a lancé « C’est tellement con de nier ses goûts ». J’ai vu mon père, assis sur le divan du sous-sol, les yeux fermés, bercé par Candle in the Wind qui lui jouait en boucle dans les oreilles.

C’est effectivement, indéniablement, vraiment con. C’est tellement évident comme affaire que je suis gênée d’écrire que je l’ai réalisé à 26 ans et que j’ai mis un petit moment avant de m’engager dans cette voie pour vrai. Parfois, on reçoit au-dessus d’une table des petites vérités qui s’avèrent immenses pour la suite des choses. Je suis maintenant très à l’aise avec le fait que vous jugiez mes goûts, mais le deal c’est que je juge les vôtres aussi. Tout le monde est content.

Ceci étant dit, c’est sûr que pour certains, ne pas nier ses goûts c’est aussi accepter de demeurer célibataire. Aménager chez soi une petite salle de montre pour ses cloches en porcelaine, j’imagine que ça peut éloigner les soupirants. En même temps, qu’est-ce que j’en sais? C’est pas pire que ma collection de macarons pinés sur des feutrines.

(C’est pas vrai, j’ai juste un macaron, et il est de très bon goût.)

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Le ciel comme un miroir

J’ai des souvenirs de moments difficiles baignés dans un soleil magnifique. Les jours suivant la mort de mon père, une peine de coeur au mois de septembre. On pense qu’il vaut mieux avoir la vie à l’envers sous un ciel ouvert, alors que la profondeur de son bleu nous reflète plutôt celle du trou béant qu’on a dans le ventre.

Dans le métro, j’ai vu une femme pleurer. Assise face à moi, elle essuyait rapidement chacune de ses larmes au moment même où elles touchaient sa joue. Le malaise autour. J’avais Damien Jurado dans les oreilles, trame sonore de circonstance.

J’ai hérité de mon père un élan spontané vers les étrangers; dans un ascenseur, sur un banc de parc, comme si le small talk était plus facile avec un inconnu. C’est hors caractère, un genre de plugin que les farouches n’ont habituellement pas.

J’ai enlevé mes écouteurs avant de lui effleurer l’épaule. Elle s’est tournée vers moi, j’ai demandé « Ça va? », et elle a fait oui de la tête, en replaçant ses cheveux. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me réponde autre chose.

Elle allait marcher sous le même soleil que moi, dans une odeur de printemps qui tarde, sensible à la fébrilité ambiante, espérant probablement un ciel bas et gris pour qu’on soit tous sur la même fréquence qu’elle.

Au métro Jean-Talon, j’ai eu une pensée pour mon père, et j’ai souhaité bonne soirée à l’homme qui me tenait la porte.