La femme secrète

La dame lisait « La femme secrète », de Victoria Holt. Entre Joliette et Préfontaine, j’avais regardé deux trois fois le petit roman et pris son titre en note, juste pour chercher, au retour du réseau, de quoi il s’agissait. Pour voir si rendue là, ma construction du personnage serait juste. Dans le métro, je regarde ce que vous lisez pour ensuite m’imaginer qui vous êtes. Ça passe le temps, et comme vous et moi on se brûle maintenant la tête et le coeur sur nos petits écrans magiques, ce matin-là, je trouvais qu’on me gâtait.

Cette femme secrète m’inspirait un roman coquin. Une affaire d’époque avec des jupons qu’on aurait relevés au ras une table à dactylo sur laquelle un monsieur très poli aurait posé son chapeau, le temps de la pirouette. Je m’imaginais aussi que c’était le mot qu’un gentleman aurait utilisé, « fourrer sur le coin d’une table » n’étant probablement pas encore passé dans l’usage circa 1900. Mais je m’égare.

La lectrice avait des cheveux argentés très courts qui n’interféraient pas avec le col funky de son manteau rose. Un détail que j’appréciais, parce que tant qu’à se frotter la chevelure contre une fibre synthétique à chaque mouvement jusqu’à se gonfler d’électricité comme une attraction du Centre des sciences, aussi ben se coiffer d’une barbapapa drette en partant pour le travail. Une madame, donc, très pragmatique. Elle portait des anneaux dorés et des lunettes turquoises, et sur ses genoux étaient posés un tout petit sac à dos noir et un baluchon à souliers. Une femme, aussi, fort bien organisée. Je ne sais pas ce que le sac contenait, mais probablement une chaussure confortable du même acabit que l’espadrille propre qu’elle portait au bout de son pantalon à plis doubles. Vite de même, forte de mon observation, je me disais que ces souliers-là ne devaient pas souvent marcher à côté de la track ou se faire garrocher au bout de la pièce le temps d’une pirouette.

Je sais, je sais, j’étais encore prise en flagrant délit de jugement, mais c’était tout de même plus excitant qu’être prise en flagrant délit de tendresse, comme la femme secrète. Puis, personne n’allait réussir à me faire croire que j’étais la seule coupable d’inventer des vies à partir d’un livre de poche ou d’une coupe de cheveux. Les petits amis, laisse-moi te dire quelque chose : c’est pas toujours si l’fun que ça, être un adulte. Si on ne peut pas, pour s’évader, interpréter ce qui nous entoure dans le confort secret de nos têtes, à quoi ça sert? Pour moi, donc, tout cela était juste et bon, et ça restait entre vous et moi.

Je travaillais comme ça sur mon petit personnage du moment, accotée contre les portes du fond, mais j’aurais certainement pu m’appuyer contre l’odeur, si forte dans le wagon ce matin-là qu’elle en était presque solide. J’ai cherché le coupable un instant, cette personne qui était sortie en société en odorama de chambre à coucher. Parce que j’ai ben d’la misère avec ça, les gens qui sentent pas bon de la veille ou de plus loin encore, et qui partent travailler avec une coiffure figée dans l’équivalent de la margarine ou avec une chemise aux aisselles périmées.

À Beaudry, quand le réseau a repris et qu’on a tous pu continuer à dérouler nos fils sociaux comme des chatons avec un rouleau de papier de toilette, en espérant que dans les dernières 10 minutes un ami aurait publié le statut qui allait changer nos vies à jamais ou au moins jusqu’à McGill (les états de grâce passent ben ben vite en 2018), j’ai décidé de ne pas googler le roman. Pas tout de suite. Je voulais terminer mon histoire avant de voir si j’étais complètement dans le champ.

Enfin dehors, j’ai suivi jusqu’au café les traces d’un pigeon qui avait marqué le béton frais du trottoir. Dans ma tête, une porte s’est ouverte sur ce moment où, après avoir coulé le ciment du perron de notre cabanon, mon père m’avait demandé d’y poser la main, pour la petite postérité, avant de tracer 1982 sous la minuscule paume. Depuis, j’étais passée quelques fois devant cette maison habitée par d’autres et d’autres encore. Mon lilas était toujours là, et la cabane aussi, mais j’ignorais ce qu’il restait de son seuil. Une fois, même, mon courage entre les mains et ma gêne dans ma petite poche de coat, comme dirait l’autre, j’étais allée cogner à la porte de ce bungalow qui m’avait vue grandir. J’avais suivi la courbe de la haie qui avait mon âge jusqu’à cette porte que j’avais franchie combien de fois après avoir garroché mon 10-vitesses derrière la Pontiac Lemans de mes parents? Je ne sais pas, mais c’était les vélos de ma sœur et de son amie que ma mère avait un jour effouarés, en partant pour le centre d’achats. « Isabelle et Josianne, j’ai reculé sur vos bicyclettes! » Un parfait script des années 80. Bref, j’étais allée frapper à cette porte-là, la voix de ma mère en tête dans le flou d’un décor brun et jaune remplis de tupperwares d’un autre temps, mais il n’y avait personne. J’aurais aimé savoir si la seule trace que j’avais laissée jusqu’à maintenant était toujours là. L’histoire ne le dira peut-être jamais.

Au travail, j’ai assisté à une formation où l’écran s’est allumé sur les mots « You’ve got a small window to make a big impact ». Ceux-là aussi, je les ai pris en note, pas parce que je les trouvais inspirés ni même inspirants, mais parce qu’ils me décourageaient sur l’état des choses. Sur le temps qu’on ne prenait plus. On avait souvent juste un petit moment pour se faire valoir — trois minutes, selon l’animatrice de la formation —, mais fallait-tu toujours absolument créer une onde de choc? Sérieux, ça allait tous nous rendre insomniaques. Ça se pouvait-tu encore, être juste ordinaire, ou brillant et percutant, des fois, mais à retardement? Ou juste à la longue, t’sais. Je devenais fatiguée des grands déploiements, des éclats vraiment pas toujours si éclatants, finalement. Du glitter aveuglant, mais au final tellement peu impressionnant quand on reculait un moment pour avoir une vue d’ensemble. Ça se pouvait-tu encore, être touchée par des traces laissées dans du béton, ou par le magnifique voyage intérieur qu’un papa fonctionnaire avait planifié en marquant un perron il y avait de cela 36 ans? A huge window and a lasting impact. C’était peut-être juste moi. À regarder autour, je ne savais plus.

À mon poste de travail, j’ai googlé, espérant que personne autour ne me questionne sur ma recherche. « Une femme secrète se cache en Anna Brett et, lui faisant oublier bon sens et résignation, la pousse vers une dangereuse aventure et un impossible amour. » Je me suis félicitée. Puis, j’ai souri à l’idée de la dame qui se permettait une évasion romantique dans le métro parmi une mer d’automates aux rétines hallucinées. Je m’imaginais que cette lecture était l’équivalent d’un papier hygiénique simple épaisseur, oui, mais que la lectrice brise sa routine sans lumière bleue, sans réseau, et sans besoin qu’on approuve ou qu’on désapprouve avec un pictogramme, me ravissait. Et que le bonheur de sa lecture persiste une fois la couverture fermée et qu’il mette de la légèreté coquine dans son petit espadrille sur le béton marqué me porta moi aussi. Pendant plus que trois minutes.