La boîte forte

— Bonjour Tanya. Si j’avais su que vous étiez belle comme ça, je serais arrivé plus vite.

Sourire dans le rétroviseur. Je prends le compliment avec étonnement; je suis peut-être moins cernée que je pensais.

J’aime ces chauffeurs de taxi-là. Je les aime quand ils sont bavards, que ce soit à force de solitude ou parce qu’ils font le plein d’anecdotes. Quand ils s’expriment avec aplomb dans un français pourtant approximatif. J’admire cette volonté d’aller au bout d’une idée malgré le manque de mots. C’est beau, quelqu’un qui kick la barrière de la langue, pis en roulant ses R en plus.

J’aime ceux qui se retournent pour parler, au risque de renverser un piéton, conversation engagée de tout le corps, soucieux d’un contact avec autre chose qu’un reflet, qu’un visage à l’envers dans le miroir. Il y a cette humanité particulière, une proximité qui me touche, même quand ils ne me parlent pas. Parce que ceux qui se foutent du siège arrière ont le téléphone dans l’oreille, comme s’ils jasaient dans leur salon, la main sur la cuisse de leur femme. Ou celle de leur maîtresse. Je reconnais les « je rentre bientôt » en arabe et les grands rires créoles qui commentent la blague du beau-frère au bout du fil.

Rue de Castelnau. La conversation s’engage sur l’hiver qui s’étire, entrée en matière classique sur le temps qu’il fait, mais qui devient rapidement une poésie sur la couleur de ma valise. Puis, en changeant de voie, une analogie sur le temps qui passe et sur les tempêtes qui nous emportent hors de nous, qui nous déposent ailleurs, on ne sait jamais où. Regard dans le miroir, cette fois, droit dans les yeux. Puis quelque chose sur la nécessité d’entrer dans sa boîte forte dans les moments d’inanité, le temps que ça passe. Mais ensuite d’en sortir. Ne pas y rester trop longtemps.

Inanité. Je murmure le mot.

— Vous partez en vacances?

— Je vais travailler à Toronto.

— En train.

— … Oui, en train, cet après-midi.

— C’est ce que je me disais en vous regardant. Moi aussi j’aime le train.

Cet homme me connaît.

Retour sur un père ouvrier de chemins de fer en Europe, sur un vélo d’enfant dans la soute à bagages, sur une femme et un citronnier dans la cour. Mais surtout, une métaphore déguisée en banalités sous une lumière rouge, sur les voyageurs qui embarquent alors qu’on est déjà à bord, ceux qu’on quitte en descendant, et ceux qui nous accompagnent jusqu’au bout du voyage. Sur ces paysages parfois magnifiques qu’on s’offre quand on s’éloigne des routes. Ou de notre route.

Je sors un crayon, je gribouille ses mots sur ma main gauche, juste avant d’arriver au travail. J’aurais passé la journée à l’arrière de cette voiture, mais je comprends que le moment, c’était ça. Que la lumière était là.

— Comment vous vous appelez?

— Laurent. Et vous, Tanya?

Sourires. À l’endroit.

— Oui. Tanya. Mais souvent, on entend Danielle.

— Oh non, c’est vraiment Tanya. Comme un voyage dans le train de Transylvanie. Ou comme Anna Karénine, mais en plus belle.

— Merci beaucoup, Laurent.

— Ciao, la grande. Pour le reste, y’a rien à changer.

Pour le reste, y’a rien à changer.

Je reste immobile quelques minutes sur le trottoir, la main sur la poignée de ma valise rouge. Une femme tire sur sa cigarette, le nez dans son téléphone, tandis qu’un homme discute d’activités de team building et autres inanités, justement.

Je ferme les yeux, les bottines dans la slush, étourdie.

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