C’est beau

J’allais tourner. J’ai jeté un coup d’oeil à droite, puis ma mère m’a dit « c’est beau ». Voyage dans le temps, instantané. En voiture, elle lançait toujours ce go à mon père quand la voie était libre de son côté. Avec moi, son indication n’était pas nécessaire, j’avais regardé. Mais son amoureux confiant, lui, ne regardait jamais.

J’avais encore passé la journée à chercher des témoins. Le midi, au resto, un employé avait déposé un falafel brûlant directement dans la main d’un client qui voulait goûter. T’as fait ça, gars, laisser tomber une boulette de pois chiches fumante dans la paume ouverte du bonhomme en habit? Ben quin. C’était parfait, et pourtant personne n’avait réagi devant l’affront et toute sa symbolique, le gars tanné de sa job et le clone qui, en 2014 et avec ses lunettes trop chères, n’avait jamais eu le mémo au sujet des mets libanais.

Personne ne semblait non plus avoir remarqué la perruque baroque de l’homme assis face à moi dans le métro, celui qui m’avait fait un grand sourire en m’offrant sa place. Quel cran ça prend pour faire du charme avec un chapeau de cheveux. Il lisait un petit roman de madame plastifié emprunté à la bibliothèque en suçant la pastille des pastilles, une Vicks qui goûte le rouge. J’ai regretté qu’on n’ait pas engagé la conversation; on n’avait certainement pas le même quotidien. Pendant ce paragraphe que j’essayais de réécrire dans ma tête, la fille à côté de moi dansait une version assise de kundalini, les yeux fermés. J’essayais de voir ce qu’elle écoutait, mais ses mouvements m’en empêchaient. Je voulais savoir quelle musique avait le pouvoir de la faire se sacrer de ce qu’on allait tous penser d’elle.

Je revenais de chez l’optométriste et je voyais tout ça toute seule, mais surtout d’un seul oeil. Mon oeil gauche d’hypermétrope me dérangeait depuis quelques jours. Paresse visuelle? That sounds about right, je maîtrise l’art de la procrastination. Il avait soudainement décidé de prendre un peu plus son temps que le droit, mais aussi d’accueillir un corps étranger. Slacker, mais bien avenant. En bref, je voyais la vie en deux dimensions depuis dimanche, mais ça ne m’empêchait pas de continuer à l’observer. Faque c’était quoi, encore, votre excuse pour ne rien remarquer du monde autour?

En fin d’après-midi, je jasais avec le très ex-amoureux devant le métro quand un couple a tourné le coin. L’homme de 75 ans portait avec gusto un manteau bleu électrique qui complimentait un pantalon mauve. J’ai pris une note mentale, une fraction de fraction de seconde. On a continué à parler quelques instants. Puis, lui s’est mis à rire, et le temps s’est figé comme la mise en plis saumon de la madame : on voyait encore les mêmes choses. On allait peut-être toujours continuer de voir les mêmes choses. J’avais juste perdu l’habitude de l’autre qui voit ce qu’on voit, sans qu’on le voit voir, mais tout en sachant qu’il verra. Quelque chose comme ça.

— Scuse-moi… c’est juste… wow.

— Je sais, j’ai vu.

— C’était vraiment réussi.

— Parfaitement agencé.

Il y a derrière certaines portes depuis longtemps fermées des parcelles de mondes figés à jamais. On n’a plus l’amour pour y vivre ni l’un ni l’autre, ni l’envie d’ouvrir la grande porte close, mais on a ce lieu commun, fixé dans le temps et qui ne fait plus d’oeil à personne, duquel on peut faire le tour pour aller s’asseoir dans la cour un moment, le temps de se tirer une chaise et rire, et retrouver une partie de la fréquence. Celle-là qui a fait durer l’histoire le temps qu’elle a duré, la fréquence de la plus belle partie de nous, capable d’exister encore sur ce terrain parce que derrière ces murs on s’est parfois aimés un peu croche, certes, puis plus beaucoup à la fin, mais sans games jamais, et toujours comme on était. C’est bon d’avoir ces lieux-là pour trouver la voie vers la porte où on est attendu pour vrai, au complet. Le coeur neuf et prêt.

Je suis montée chez moi avec une vieille toune de Stars dans la tête. I’m not sorry I met you, I’m not sorry it’s over, I’m not sorry, there’s nothing to say. Je me suis dit que la vraie affaire, c’est certainement un « c’est beau » qu’on lance à l’autre quand il a les yeux fermés. Et l’autre qui nous croit, parce qu’il sait qu’on voit ce qu’il aurait vu. Quelque chose comme ça.