Rire fort

— Je l’sais-tu quoi écrire, moi? Je suis vraiment pas le public cible.

— Danielle, on n’est pas le public cible de grand chose.

Je m’explique mal pourquoi certaines personnes ne sont le public cible de rien, alors que d’autres absorbent et se sentent concernées par tout ce qu’on leur donne. Eille, c’est tellement pas vrai : je me l’explique très bien, mais je suis de nature plutôt polie.

Dans mon monde idéal, où les crottes de fromage seraient notamment une source de plusieurs vitamines et minéraux essentiels, les annonces-fleuve avec des histoires familiales touchantes sur une musique indie d’espoir et se concluant sur un paquet de saucisses ne tireraient aucune larme. À personne. Suspense et on vous a bien eus, hein? Non, je pense pas. À moins qu’il soit 3 h du matin au retour d’une soirée alcoolémique et qu’il ne reste que des mini carottes dans mon frigo, le temps où je vais pleurer pour un hot dog n’est pas encore venu. Je vais garder mon appitoiement pour les vraies affaires, si ça vous dérange pas.

La vie, des fois, c’est moins plaisant, et si tout le monde pouvait s’arrêter un moment et se demander « the hell que je pleure pour une histoire de viandes séparées mécaniquement? », je pense qu’on ferait un grand pas vers quelque chose. Le drama dans les sphères qui ne devraient pas être dramatiques, ça fera. Et ce, dans la vie comme dans la saucisse. On peut-tu rire?

« Tu m’as fait rire fort, tout seul comme un cave dans mon salon ». Je cherche un compliment qui m’a fait plus plaisir au cours de la dernière année que celui-là, reçu cette semaine. Évidemment, les compliments sur la plastie font un velours à tout le monde; semblerait, tristement, que c’est la chose la plus importante de notre ère. Mais le vide en sous-texte est lassant. On préfère toujours savoir qu’on a brassé une tête. Du moins, quand on en a une soi-même.

Justement, qu’est-ce qui se passe lorsque ceux qui misent sur l’image et ne savent bien apprécier que l’apparence voient se dresser le cap du fading looks ou autre menace contre cette éphémérité qui leur est si précieuse, qu’il s’agisse de la leur ou celle des autres? Drama. Il y a certainement une autre blague de saucisse à faire là. Ça prend pas mal plus de cartes dans un jeu que le look et le talent de valoriser les autres en soulignant leur cul à eux. Donc, qu’est-ce qu’on fait, face à ces gens-là? On baille, puis run, comme on dit. Y’a pas grand chose à faire là, à moins de vouloir finir tout seul au bout de la route. Parce que le désir c’est comme l’amour, c’est moins futile et bien meilleur quand ça passe aussi par la tête. Pour peu qu’on sache se servir de la sienne, évidemment.

Le pigeon

Mystifiant comment on revient toujours au 1er septembre dans la confusion de l’été qui a passé trop vite. Mais c’est-tu moi ou c’est ben dur de faire d’à peu près deux mois et demi le highlight d’une année? Ça m’étonnerait que quelqu’un soumette un jour à l’Académie l’expression « un été long comme novembre ».

J’ai couru dans le parc Jarry à la nouvelle noirceur de 20 h, entre les femmes en sari et les fins de pique-nique, dans une odeur d’août qui allait bientôt disparaître et ses criquets en contrepoint avec une démonstration de danse africaine. J’avais surtout envie d’une bière et de me coucher en X dans le gazon, mais courir au bout de sa tête c’est parfois aussi efficace que la boire.

Sur St-Laurent, un pigeon désorienté tournait sur lui-même au milieu d’une voie, étourdi par une voiture. J’ai l’oeil pour ces situations-là, et souvent je me dis damn pourquoi je l’ai vu, lui, parce qu’assurément ça m’arrache un bout de coeur dans les cas où je suis impuissante, même si le souvenir de n’avoir rien fait me torturerait davantage. À New York, j’avais été témoin du viol collectif par d’autres pigeons d’un de leurs collègues mourant. Je m’étais dit gang, si c’est ça que vous vous faites entre vous, permettez-moi d’hésiter la prochaine fois que j’en vois un mêlé entre deux lignes blanches. Mais bon, dans ma vie j’ai pardonné des choses pas mal pires que ça.

J’ai donc pris l’oiseau halluciné et l’ai déposé dans le parc, loin du trottoir. Ça se tient quand même bien, un pigeon. En tout cas, pas mal mieux qu’un bébé chauve-souris qui a sacré le camp d’un toit de Pointe-St-Charles. J’étais en shorts de course, et donc commando de Purel ou autre désinfectant d’urbains. J’ai pensé mets pas tes doigts dans ta bouche et ça devrait bien aller.

Le lendemain, assise au bar d’un resto avec une amie, j’ai vu qu’il y avait du pigeon au menu. J’ai pris la pintade en appréciant la synchronicité. Plus tard, j’ai visité les cuisines avec le chef, généreux de son temps, généreux tout court. Il devait être minuit, et j’étais possiblement la vingtième à le faire. Il a quand même ouvert toutes les portes, raconté l’endroit, passionné. Devant l’étalage de champignons sauvages, je n’entendais déjà plus grand-chose, juste hallucinée moi aussi par la chance que j’avais de rencontrer des gens vrais et inspirés, inspirants. Y’avait peut-être une réflexion à faire sur le karma quelque part là-dedans, même si je n’avais pas sauvé l’oiseau du menu, mais je n’allais pas perdre mon temps à questionner mon étoile, juste l’apprécier. Le 1er septembre pouvait s’amener, c’était ben correct.

So ride on

L’homme en habit transportait trois chemises dans un sac transparent de nettoyeur : une blanche, une bleue, et une lignée bleue et blanche. Celle sous son veston était bleu ciel. Peut-être que l’audace était dans sa cravate et ses bas rouges? Je ne suis pas à l’affût des tendances dans le domaine des affaires.

Tandis que je lui inventais une vie en lisant à l’envers la facture accrochée après les cintres et en pensant ça coûte donc ben cher faire nettoyer des chemises bleues, une olive noire dénoyautée a roulé entre nos pieds. J’ai d’abord cru que c’était un raisin, puis un bleuet, parce que qui grignote des olives en canne dans le métro? Une madame qui portait ces malheureux souliers de cuir avec des orteils l’a écrasée sans la voir. Là encore, j’aurais apprécié un témoin, juste un. J’étais dans une pièce de théâtre expérimental, mais je n’ai pas réfléchi longtemps à la signification de l’affaire.

On n’a pas besoin de chercher des symboles et des métaphores partout, tsé.

Mes écouteurs me jouaient tout croche un mauvais shuffle depuis Square-Victoria, jusqu’à cette toune de Radio Radio. La toune d’un début. Je me suis demandé ce qui était pire : être la personne qui est malade dans un wagon, ou être celle qui pleure. Deux expériences qui manquaient à mon cheminement, mais que je n’avais pas nécessairement envie de vivre non plus.

On n’a pas besoin de tout essayer, tsé.

Une fois, j’ai tenu la main d’une inconnue qui était pliée au-dessus d’une poubelle du métro, en attendant les ambulanciers. Et trois fois j’ai demandé à des passagers qui n’arrivaient pas à contenir leur peine si ça allait. J’ai regardé autour de moi : il y avait l’homme à la cravate rouge, la madame aux mauvais souliers, et une couple de gens encore moins avenants. J’ai pensé qu’aucune de ces personnes ne me tendrait la main si je m’épanchais. J’ai touché l’épaule de la fille à côté de moi et lui ai dit que j’aimais ses cheveux. Apparemment, j’ai fait sa journée. Facile comme ça : un compliment gratuit, une réaction charmante, un mauvais feeling potentiel mis en échec. I win.

Les mélomanes ont des histoires qui commencent avec un band et finissent avec un autre. Leurs trames se tissent de musiques à partager, écoutées en boucle les jambes et les coeurs emmêlés, en road trip ou dans la tempête d’un lit. Après la fin, il y a ces artistes qu’on emballe parce qu’ils rappellent un temps qui n’existe plus. Comme on se sépare les meubles, on laisse aller les éphémères, mais on garde toujours Beck, parce qu’il nous suit depuis bien avant.

Faque. Je n’ai ni pleuré, ni vidé mon estomac dans mes mains, parce que vraiment, je n’avais envie d’aucun des deux. Une toune de 2012 n’allait pas résonner dans un samedi de 2014. Je me suis dit ride on et j’ai arrêté le shuffle en souriant. Il y avait un nouveau band que j’avais envie d’écouter.

On se reparle

« Ça, c’est une excellente question! J’aime ça quand on me challenge. Laisse-moi y réfléchir. »

Je n’avais pas posé la question par réel intérêt. J’avais surtout voulu avoir l’air smatte dans un petit bureau adjacent à une centrale téléphonique sans fenêtres, et aussi gagner du temps avant qu’on m’envoie au combat avec pour seules armures mon arrogance et un petit casque d’écoute.

Cet emploi s’annonçait comme le pire de ma carrière étudiante. La superviseure et son brushing étaient beaucoup trop motivés, et comme je n’excelle pas au téléphone, travailler pour une firme de sondages était loin d’être ma meilleure idée. Mais tant que les centipèdes ne payaient pas leur part du loyer, fallait que jeunesse et jobs qui brisent l’ego se passent.

J’ai joué le jeu pendant trois mois, le temps de lentement dégringoler vers l’angoisse inévitable quand on se fait envoyer chier 40 fois par jour par des inconnus mal inspirés. Comme dans « eille va chier », sans détours ni fantaisie. Quand l’anxiété me donnait envie de lancer mon oreillette à travers la salle en accrochant les collègues enthousiastes au passage, je composais pendant des heures un numéro où il n’y avait pas de service. À d’autres moments, je riais des questions avec ceux qui acceptaient d’y répondre; la neutralité dans un contexte absurde ne figure pas au top 10 de mes expertises. Je me souviens d’une grande compagnie qui voulait l’opinion du public au sujet d’un éventuel changement de nom : Pragma. Quelqu’un quelque part avait manqué d’alcool. La moitié des gens ignorait la définition du mot pragmatisme, et au très faible pourcentage qui éclatait de rire je voulais crier « Venez me chercher, je suis au coin de Drummond et Sherbrooke! » Pendant ce temps, à ma droite, ma voisine de cubicule répétait les mots « Impact Rechanche » à tous ses interlocuteurs, alors qu’on travaillait pour Impact Recherche. Je me sentais l’étoffe d’un prix Nobel, mais c’était somme toute un très mauvais feeling.

Un matin, alors qu’on sondait péniblement le public au sujet des élections à venir, je me suis rendue dans le bureau de la superviseure et j’ai prétexté un mal de ventre. La magie de la gastro. On m’a donné congé pour l’après-midi, et je ne suis jamais retournée. J’aurais pu juste me lever et partir, mais comme à 20 ans on nous dit qu’on bâtit notre CV et notre réputation – avec des jobs étudiants de fin de semaine qu’on efface ensuite de notre liste au fil des années –, l’option je sacre mon camp sans rien dire ne nous semble pas envisageable. Et pourtant! Seigneur, si j’avais su que c’était au contraire la meilleure époque pour juste lancer à un supérieur « Je t’invite maintenant à te curer le nez avec mon oreillette », je l’aurais fait combien de fois?

Bref. Le téléphone n’est pas tellement mon ami, avec ses silences à gérer sans regards ou sans mains à se mettre dans les poches pour signifier son malaise. Mais à l’époque où on avait encore tous une ligne à la maison, il y avait au moins le risque de tomber sur une personne autre que celle qu’on voulait rejoindre :

— Ouan?
— (Ah non, pas lui) Hé! C’est Danielle, ça va?
— Ouan.
— Ta blonde est-tu là?
— Ouan. Je te la passe?
— Ça serait fin.
— OK, on se reparle.

Je me suis souvent croisé les doigts pour ne pas subir la blonde ou le coloc de l’autre, mais je regrette tout de même ce temps où on prenait des nouvelles de ceux à qui on n’aurait autrement pas parlé. Autres décennies, autres liens, et certainement moins d’évitement. En périphérie des amis, il y a tout un cercle à qui on ne jase plus jamais. C’est un peu plate.

J’espère que vous allez bien.

Le calendrier

Je n’ai pas eu le temps de décrocher avant le répondeur, et je me suis ensuite trompée de code deux ou trois fois, comme dans mes rêves. D’une voix éteinte que je ne lui connaissais pas, ma mère disait qu’elle rappellerait dans quelques secondes. J’ai raccroché, puis j’ai vu la lumière qui clignotait, celle du deuxième message qu’elle avait laissé pendant que je n’arrivais pas à écouter le premier. Comme dans mes rêves.

J’ai attendu que le téléphone sonne à nouveau, en regardant dans le vide à travers le chat de l’époque, le coeur dans la gorge, parce qu’on n’appelle pas à 23 h pour jaser. Les mots exacts se sont depuis effacés, quelque chose comme « C’est papa, il est décédé. » Aujourd’hui, ce qui m’embête c’est d’avoir oublié, mais à ce moment-là, et peut-être pour ne pas me liquéfier sur un plancher de bois franc de Pointe Saint-Charles, j’ai questionné l’utilisation du mot « décédé ». Moi, j’aurais dit qu’il était mort.

Mon père est mort et décédé un 21 décembre, nouvelle date en bold sur mon calendrier annuel jusque-là marqué d’anniversaires et de quelques jalons amoureux qu’on ne doit plus fêter, mais qu’on n’oublie  jamais, parce que la mémoire est mal faite de même.

Qui meurt et décède quatre jours avant Noël? Ben voyons donc. En plus de mettre en évidence un nouveau chiffre, l’événement a teinté une période auparavant joyeuse et écorché deux autres dates au passage : la fête des Pères n’est maintenant qu’un long dimanche, et chaque 9 juillet me rappelle que le mien aura toujours 67 ans.

Ce soir, en marchant vers le métro après le travail, j’ai croisé une femme qui, au lieu de le pousser, tirait le fauteuil roulant d’une très vieille dame, là où René-Lévesque grimpe un peu, de Bleury vers St-Alexandre. C’est spécial, croiser quelqu’un qui recule. Assise le dos bien droit, l’octogénaire regardait devant elle, vers l’est. J’ai pensé quelle belle métaphore, une femme âgée qui contemple la vie parcourue, pensive et triste, les genoux occupés par son calendrier plein de fêtes d’amis aujourd’hui morts et décédés, de périodes qu’on n’a plus envie de décorer et de jalons amoureux qui ne s’effacent jamais.

Aux lumières, à travers un clin d’oeil et en pointant son banc de vélo, un cycliste m’a demandé si je cherchais un taxi. Sourires, puis minute : qui dit que la madame au regard fixe n’avait pas attrapé tous les bons moments, ou encore les lifts des garçons charmants? Le coup d’oeil que je l’avais imaginée porter sur le temps qu’on sème derrière en était peut-être un de satisfaction. The time is now, que je me suis dit, même si en me voyant aller un autre cynique aurait pensé que je me farcissais ainsi d’un grand truisme. Basta. Si je voulais pouvoir un jour regarder ma route sans enfoncer les doigts dans mon calendrier noirci, amère et immobile dans un fauteuil qui roule à reculons sur un boulevard plate, le temps, c’était maintenant.