On se reparle

« Ça, c’est une excellente question! J’aime ça quand on me challenge. Laisse-moi y réfléchir. »

Je n’avais pas posé la question par réel intérêt. J’avais surtout voulu avoir l’air smatte dans un petit bureau adjacent à une centrale téléphonique sans fenêtres, et aussi gagner du temps avant qu’on m’envoie au combat avec pour seules armures mon arrogance et un petit casque d’écoute.

Cet emploi s’annonçait comme le pire de ma carrière étudiante. La superviseure et son brushing étaient beaucoup trop motivés, et comme je n’excelle pas au téléphone, travailler pour une firme de sondages était loin d’être ma meilleure idée. Mais tant que les centipèdes ne payaient pas leur part du loyer, fallait que jeunesse et jobs qui brisent l’ego se passent.

J’ai joué le jeu pendant trois mois, le temps de lentement dégringoler vers l’angoisse inévitable quand on se fait envoyer chier 40 fois par jour par des inconnus mal inspirés. Comme dans « eille va chier », sans détours ni fantaisie. Quand l’anxiété me donnait envie de lancer mon oreillette à travers la salle en accrochant les collègues enthousiastes au passage, je composais pendant des heures un numéro où il n’y avait pas de service. À d’autres moments, je riais des questions avec ceux qui acceptaient d’y répondre; la neutralité dans un contexte absurde ne figure pas au top 10 de mes expertises. Je me souviens d’une grande compagnie qui voulait l’opinion du public au sujet d’un éventuel changement de nom : Pragma. Quelqu’un quelque part avait manqué d’alcool. La moitié des gens ignorait la définition du mot pragmatisme, et au très faible pourcentage qui éclatait de rire je voulais crier « Venez me chercher, je suis au coin de Drummond et Sherbrooke! » Pendant ce temps, à ma droite, ma voisine de cubicule répétait les mots « Impact Rechanche » à tous ses interlocuteurs, alors qu’on travaillait pour Impact Recherche. Je me sentais l’étoffe d’un prix Nobel, mais c’était somme toute un très mauvais feeling.

Un matin, alors qu’on sondait péniblement le public au sujet des élections à venir, je me suis rendue dans le bureau de la superviseure et j’ai prétexté un mal de ventre. La magie de la gastro. On m’a donné congé pour l’après-midi, et je ne suis jamais retournée. J’aurais pu juste me lever et partir, mais comme à 20 ans on nous dit qu’on bâtit notre CV et notre réputation – avec des jobs étudiants de fin de semaine qu’on efface ensuite de notre liste au fil des années –, l’option je sacre mon camp sans rien dire ne nous semble pas envisageable. Et pourtant! Seigneur, si j’avais su que c’était au contraire la meilleure époque pour juste lancer à un supérieur « Je t’invite maintenant à te curer le nez avec mon oreillette », je l’aurais fait combien de fois?

Bref. Le téléphone n’est pas tellement mon ami, avec ses silences à gérer sans regards ou sans mains à se mettre dans les poches pour signifier son malaise. Mais à l’époque où on avait encore tous une ligne à la maison, il y avait au moins le risque de tomber sur une personne autre que celle qu’on voulait rejoindre :

— Ouan?
— (Ah non, pas lui) Hé! C’est Danielle, ça va?
— Ouan.
— Ta blonde est-tu là?
— Ouan. Je te la passe?
— Ça serait fin.
— OK, on se reparle.

Je me suis souvent croisé les doigts pour ne pas subir la blonde ou le coloc de l’autre, mais je regrette tout de même ce temps où on prenait des nouvelles de ceux à qui on n’aurait autrement pas parlé. Autres décennies, autres liens, et certainement moins d’évitement. En périphérie des amis, il y a tout un cercle à qui on ne jase plus jamais. C’est un peu plate.

J’espère que vous allez bien.