Le calendrier

Je n’ai pas eu le temps de décrocher avant le répondeur, et je me suis ensuite trompée de code deux ou trois fois, comme dans mes rêves. D’une voix éteinte que je ne lui connaissais pas, ma mère disait qu’elle rappellerait dans quelques secondes. J’ai raccroché, puis j’ai vu la lumière qui clignotait, celle du deuxième message qu’elle avait laissé pendant que je n’arrivais pas à écouter le premier. Comme dans mes rêves.

J’ai attendu que le téléphone sonne à nouveau, en regardant dans le vide à travers le chat de l’époque, le coeur dans la gorge, parce qu’on n’appelle pas à 23 h pour jaser. Les mots exacts se sont depuis effacés, quelque chose comme « C’est papa, il est décédé. » Aujourd’hui, ce qui m’embête c’est d’avoir oublié, mais à ce moment-là, et peut-être pour ne pas me liquéfier sur un plancher de bois franc de Pointe Saint-Charles, j’ai questionné l’utilisation du mot « décédé ». Moi, j’aurais dit qu’il était mort.

Mon père est mort et décédé un 21 décembre, nouvelle date en bold sur mon calendrier annuel jusque-là marqué d’anniversaires et de quelques jalons amoureux qu’on ne doit plus fêter, mais qu’on n’oublie  jamais, parce que la mémoire est mal faite de même.

Qui meurt et décède quatre jours avant Noël? Ben voyons donc. En plus de mettre en évidence un nouveau chiffre, l’événement a teinté une période auparavant joyeuse et écorché deux autres dates au passage : la fête des Pères n’est maintenant qu’un long dimanche, et chaque 9 juillet me rappelle que le mien aura toujours 67 ans.

Ce soir, en marchant vers le métro après le travail, j’ai croisé une femme qui, au lieu de le pousser, tirait le fauteuil roulant d’une très vieille dame, là où René-Lévesque grimpe un peu, de Bleury vers St-Alexandre. C’est spécial, croiser quelqu’un qui recule. Assise le dos bien droit, l’octogénaire regardait devant elle, vers l’est. J’ai pensé quelle belle métaphore, une femme âgée qui contemple la vie parcourue, pensive et triste, les genoux occupés par son calendrier plein de fêtes d’amis aujourd’hui morts et décédés, de périodes qu’on n’a plus envie de décorer et de jalons amoureux qui ne s’effacent jamais.

Aux lumières, à travers un clin d’oeil et en pointant son banc de vélo, un cycliste m’a demandé si je cherchais un taxi. Sourires, puis minute : qui dit que la madame au regard fixe n’avait pas attrapé tous les bons moments, ou encore les lifts des garçons charmants? Le coup d’oeil que je l’avais imaginée porter sur le temps qu’on sème derrière en était peut-être un de satisfaction. The time is now, que je me suis dit, même si en me voyant aller un autre cynique aurait pensé que je me farcissais ainsi d’un grand truisme. Basta. Si je voulais pouvoir un jour regarder ma route sans enfoncer les doigts dans mon calendrier noirci, amère et immobile dans un fauteuil qui roule à reculons sur un boulevard plate, le temps, c’était maintenant.