Les œils

En allant jeter un deuxième coup d’œil vers ma machine à café pour voir si je l’avais bien éteinte, même si de toute ma vie adulte je n’ai jamais oublié de le faire, je me suis dit que ce TOC me coûtait 10 secondes tous les matins. Je n’ai pas eu envie de faire le calcul du whatever nombre de secondes par semaine multiplié par je ne sais pas combien de jours et d’années, parce que je savais déjà que remonter les marches et m’enfarger dans les bottes de l’entrée dans un eh! calice était certainement un moment quotidien que j’avais le loisir d’éviter. Mais bon, c’est comme dans tout : c’est pas parce que c’est l’évidence que c’est simple.

J’ai descendu l’escalier le plus dangereux de Villeray avec le détachement de quelqu’un qui se croit éternel à force de trois années à l’utiliser sans mourir. Au bas des marches, j’ai vu la locataire du rez-de-chaussée franchir le pas de sa porte et j’ai appréhendé le malaise qui suivait presque tous les matins. Je l’ai saluée tandis qu’elle glissait sa clé dans la serrure et elle hoché la tête en testant sa poignée une première fois : toc! Sur son «comment ça va?», elle l’a testée quatre autres fois. Et dix fois encore pour rythmer quelques phrases au sujet de la température du dernier mois. J’ai acquiescé, parce que c’est vrai que l’hiver a été frette, mais en prenant bien soin de ne pas regarder ce qui se jouait en dessous de sa face. À côté de ça, mes aventures de cafetière étaient des petites bouffées de fantaisie. Je me suis gratté le front sous ma tuque en lui souhaitant un bon lundi, les yeux stratégiquement plantés dans les siens, et je suis partie vers le métro.

Mes écouteurs blancs laissaient passer Mos Def et j’ai pensé à la scène de circulation matinale de Office Space. J’écoutais ma musique trop fort et je le savais, mais il est parfois bon de s’exorciser par le tympan, même si on risque de ne pas entendre la personne derrière soi nous crier qu’on a laissé tomber une mitaine. En même temps, je n’ai pas non plus le réflexe de me tourner quand on m’appelle madame. Sauf que, contrairement à la femme à qui j’ai fait savoir qu’elle avait perdu son argent de lunch, moi je sais sourire et remercier celui qui me tend ce que j’ai échappé – quand je l’entends, évidemment. C’est pas compliqué, les gens, et les chances que celui qui vous touche l’épaule le fasse pour avoir ensuite un meilleur angle pour vous sacrer une bonne claque est assez faible. On n’est pas dans une vue, parce que croyez-moi que si on l’était, je demanderais que mon personnage ne prenne pas le métro pour aller travailler.

La passagère à côté de moi a glissé une main dans sa poche. En la sortant, elle a fait tomber deux billets de 5 $. Les deux Wilfrid Laurier m’ont regardée quelques secondes pour me mettre en garde, comme s’ils étaient Robert Borden et que je planifiais les cacher sous ma botte pour les kidnapper plus tard. Comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai poliment effleuré leur propriétaire, et le regard qu’elle m’a lancé m’a certainement déstabilisée : j’aurais probablement goûté à la même agressivité si je lui avais palpé un sein à travers ma mitaine et son manteau. Seigneur, people. Au prix où ma dépendance au café me coûte, avoir su, j’aurais gardé l’argent.

Il y avait quelque chose dans l’air ce matin-là, parce qu’au travail, j’ai encore eu droit à la fille qui se cache rapidement dans le coin mort de l’ascenseur pour violer le bouton de son étage. Je ne sais pas comment dire les choses autrement, madame, mais c’est le matin, et il serait donc passablement blood de ta part d’attendre au moins deux trois mississipis pour que les gens à quelques pieds de toi puissent aussi embarquer. Monter à pied jusqu’au 6e n’a jamais été sur ma liste de résolutions.

En entrant derrière elle, j’ai eu l’impression d’être invisible; enfin, j’aurais eu honte à sa place moi aussi, prise en flagrant délit de manque de civisme, mais j’étais encore une fois surprise par la motivation qu’ont certains d’aller au bout de l’individualisme. Juste dire excusez-moi je ne vous avais pas vue, même en croisant ses doigts dans son dos, c’est une option possible pour se rattraper. J’aurais dit pas de problème, et j’aurais peut-être même trouvé une bonne joke. Si ma voisine d’appartement ne détournait pas le regard pendant que j’étais témoin de son mini-délire quotidien, il y avait certainement moyen de faire un contact ici aussi.

J’ai appris à fixer celui qui me jase. C’est bien de prendre le temps d’être toute là, et je suis certaine de ne pas me tromper là-dessus; faut arrêter de se sous-estimer les yeux, œils magiques sur une bonne partie de ce qui nous traîne dans la tête. Pour les autres situations, et quand on est farouche, la gestion des coups d’œil est un peu plus compliquée. Mais ce matin-là, j’aurais envoyé une curve à mon défaut de timidité et lancé à l’impolie de l’ascenseur le même look en sourcils de mon propriétaire la fois où il avait pêché de ma toilette une brosse à dents momifiée, comme si c’était moi qui l’avais jetée là dans un élan de rock star au Ramada Inn.

J’ai déjà écrit sur New York et ses habitants qui ne se regardent pas, sur le choc que j’ai eu quand je me suis installée là-bas. Le plancher de ses wagons de métro a soutenu plus de regards que le plus frondeur des New Yorkais.  « Eille, check, on dirait la face de Robert De Niro dans la trace de gomme! ». J’en ai cherché combien, des patterns dans ses taches, faute de pouvoir observer ailleurs sans risquer un who da fuck you looking at en sous-texte? J’ai vite compris le concept et la nécessité de se la jouer chacun pour soi, les yeux d’un névropathe étant si vite croisés dans une ville de trop de millions, mais des fois c’est plaisant de rappeler aux autres qu’ils existent et qu’on n’est pas juste une gang de tout seuls. Comme dire non merci au camelot qui insiste pour nous donner le petit damné journal Métro. Non, je le veux pas! Mais sa job plate, on peut bien l’alléger trois secondes le temps de le croiser. Je lance des pistes, là, des fois qu’un coup d’œil peut faire toute la différence dans la journée de quelqu’un. Y’a des gens qui en ont certainement plus besoin que ma machine à café.

Les connexions

Je descendais le couloir à la même vitesse que les hommes en chemises bleues et le solo du guitariste aux portes de la tour de la bourse fonctionnait parfaitement sur ce qui jouait dans mes oreilles. Weird Fishes. Bm, C, Bm, A. Ça voulait peut-être dire quelque chose. La marche à l’extérieur pour retourner au travail n’aurait pas été très longue, mais comme il neigeait trompeusement par en dessous, braver le métro pour la quatrième fois de la journée était ma meilleure option. Je ne dirai pas ça souvent.

Dans le wagon, la madame à côté de moi tripotait beaucoup trop nerveusement sa coiffure après avoir enlevé son capuchon. J’ai eu envie de lui dire de prendre sur elle, parce que j’absorbais son anxiété comme une éponge en forme d’afro alors que sa mise en pli à elle reprendrait rapidement une forme socialement acceptable. Qu’est-ce que je donnerais pour un beau pelage droit sur lequel on enfile une tuque sans risquer le suicide social en l’enlevant? Pas grand-chose, au fin fond, parce qu’on a la tête qu’on a, mais je voulais rester de bonne humeur et ses soupirs traversaient mes écouteurs.

Je suis débarquée à Place-d’Armes et je les ai encore croisés, lui et ses cheveux épars teints noirs comme une chaussure, le souriant gardien du Palais des Congrès. J’aime sa façon de saluer les gens, mais surtout celle qu’il a d’écouter, de tout son corps, les histoires des itinérants de qui on évite le regard. Celui de cet après-midi parlait dans une langue morte ponctuée de sacres nouveaux, et mon système nerveux central avait flaggé son body language de loin, mais le gardien le recevait sans malaise, les mains croisées devant lui, en se balançant doucement de gauche à droite. On aurait dit mon père, à une tête près.

Les gens me parlent à moi aussi, mais je n’ai pas encore compris pourquoi. Seule, je n’ai certainement pas le sourire facile de ce monsieur-là. Pourtant, dans le métro, je porte à mon insu un macaron invitant un nombre impressionnant de gens à engager la conversation avec moi. Sur la rue, je suis un kiosque d’information, et à force, je suis très efficace pour donner des directions. Je n’invente rien, et je multiplie les témoins. Récemment, en attendant encore une fois que le service reprenne sur la ligne orange, un homme m’a jasé du métro dans le temps d’Expo 67. De même, pour rien. Je n’ai rien compris, les gens qui m’abordent n’étant pas toujours cohérents, mais j’ai écouté. Le vieil ami qui m’accompagnait, un peu moins réceptif et certainement pas habitué à se faire intercepter, s’est étonné : « OK, les gens te parlent pour vrai dans le métro? » Oui. Les gens me parlent pour vrai dans le métro. J’ai apparemment la tête de l’emploi, mais je ne sais pas de quelle tête, ni de quel emploi il s’agit.

We are what we pretend to be, so we must be careful what we pretend to be. C’est une bien plus grande plume que mon stylo qui l’a écrit. Je glissais sur la slush de Bleury en pensant à ça, les deux pieds dans ce qu’on aurait pu faire passer pour de la cassonade fouettée avec du sucre. Le plan de se présenter sous un autre jour que le sien me semblait terriblement laborieux, un peu comme se défriser les cheveux tous les matins. Les efforts que ça doit demander, cibole, alors que le projet en est un très mauvais. Parce que plus on avance, moins on les endure, ceux-là, qui prétendent être autre chose que ce qu’ils sont, ensuite incapables de jouer leur personnage comme il faut. Instinctivement, les moins authentiques nous rebutent dès un jeune âge, sans trop qu’on comprenne pourquoi, dans une suite de red flags viscéraux qu’on finit par identifier clairement à mesure qu’on accumule les expériences. Comme des biscuits qui au final goûtent la neige sale.

J’étais rendue sur Ste-Catherine, devant un magasin qui aurait pu s’appeler « Plottes à 5 $ », à la vitrine honnête s’il en est une. C’est payant d’être vrai, mon raisonnement se tenait là aussi, appuyé par deux mannequins en plastique à la bouche ouverte et à la poitrine qui couvrait facile le tiers de ma superficie totale, un décor qui m’invitait, moi, à ne jamais mettre les pieds là. Au Presse Café, comme à chaque jour, j’ai jasé avec l’employé syrien. Chrétien, ici avec sa femme et ses deux enfants, le reste de sa famille de l’autre côté de l’océan, d’où nous parviennent ces histoires qui nous tordent tout ce qu’on a d’humain. On a parlé du froid montréalais, puis des plages de son enfance, du temps où on s’y baignait, tandis que l’homme derrière moi commandait son latte bêtement et de façon expéditive, impassible devant l’ouverture de l’homme derrière le comptoir, un vrai visage vrai sur ce qu’on lit à moitié dans les journaux.

À deux pas du travail, alors que je pensais à ce que je pouvais écrire sur tout ça, un touriste hésitant s’est approché et m’a demandé avec un accent d’ailleurs où était le métro St-Laurent. Je n’invente rien, et j’insiste : à force, je suis très efficace pour donner des directions.

Un merci en portugais brésilien plus loin, mon téléphone s’est allumé sur le message de quelqu’un qui me liftait l’âme plusieurs fois par jour. En fin de compte, chu ben contente de porter ce macaron-là. J’ignore ce qui est écrit dessus, et il ne fait certainement pas de moi une personne spéciale, mais fuck la tête de tuque : tant qu’à faire des connexions, celles qui nous bercent au complet ou celles qui durent le temps de traverser une rue, peut-être que c’est correct d’avoir l’air de quelqu’un qui veut les faire comme il faut.

Les petites choses autour

Je remplissais mon bac à glaçons en le tenant en angle : l’eau coulait d’abord dans les deux premiers trous, puis inondait les suivants en cascade, et ainsi de suite jusqu’aux derniers. Je contrôlais une version miniature de l’escalier du géant, pour alimenter mon pays en glaces à cocktails.

J’ai quitté des yeux mon projet de société pour regarder par la fenêtre. Encore cette année, je trouvais charmant que des voisins aient installé des lumières de Noël à l’arrière de leur bloc pour désennuyer les cuisines autour. Chu d’même. Mon cynisme est une arme qui ne pèse pas lourd devant la beauté des petits gestes.

Le temps des fêtes remballait ses artifices, son arbre géant séché dans le coin de la salle à manger, les branches figées dans un angle fatigué. Sous la table du balcon, j’ai vu le goulot de la bouteille de champagne qu’on avait sabrée la veille. J’ai jeté un coup d’oeil rapide à la boîte de Vicks rouges qui traînait sur le comptoir, certaine pour la cinquième fois que c’était mon téléphone qui s’allumait sur un message. Je me suis essuyé les mains, j’ai pris une gorgée de café tiède, puis j’ai enfilé mes souliers de course. Mon corps criait non en pensant aux verres de bulles, mais fallait c’qu’y fallait.

Dehors, l’air frais m’a réveillée d’un coup, et j’ai couru d’un bon pas jusqu’au parc Jarry. Boutonnée jusqu’au menton, la tuque juste assez serrée, je croisais des coureurs au cou dégagé, réchauffés par le trajet. J’avais les pieds gelés et une couple d’autres kilomètres à faire avant d’avoir la tête vide, mais je comptais bien revenir l’âme et le manteau dézippés moi aussi.

On a beau savoir qu’il s’en vient, le néant sidéral du début janvier nous rentre toujours un peu dedans. J’ai évité une plaque de glace en me disant que celui de cette année n’était pas si mal, que rien n’était inatteignable sur ce qui commençait, après trois coins de rue, à ressembler à une courte liste de résolutions. Porter mes lunettes plus souvent devant un écran, j’étais presque certaine de pouvoir faire ça.

Il y a des années qu’on amorce avec l’impression de nager autour de l’endroit où on devrait se trouver, sans trop savoir comment changer l’ellipse, et on se décline alors une liste dans toutes les directions. Je ne pataugeais pas nécessairement dans une mer bleue et calme, mais mettons que l’eau se tenait entre 78 et 80, et que, sur la pointe des pieds, je touchais au fond. Ça me semblait pas mal pour un 2 janvier. Et aussi pour la suite des choses.

Revenir sur les quatre dernières saisons avant d’enligner les quatre prochaines, c’est une affaire d’adulte. En même temps, si, enfant, j’avais perdu du temps sur des rétrospectives annuelles, je me serais donné de grandes tapes dans le dos à chaque 31 décembre. Par exemple, assister à l’épluchette de blé d’Inde du Club Optimiste de Gatineau et voir un combat de la WWF à Cornwall le même été, voilà qui avait été une année faste doublée d’une franche réussite. OK, les attentes étaient moins grandes dans ce temps-là, où on s’émerveillait devant une chip ranch et où nager dans une piscine à 58 ne rimait pas avec infarctus ou amputation d’un testicule. Mais quand même, il y a peut-être une morale à l’histoire : pas de viser bas, mais d’apprécier les affaires moins grandes. Peut-être? Après tout, c’est dans les gradins de mon unique gala de lutte que j’ai compris que les adultes n’étaient pas nécessairement wise, surtout gréés d’un gros doigt en styromousse. Si ce ne fut pas le plus bel après-midi de ma vie, ce fut certainement celui d’une grande leçon.

Au nord du parc, après avoir confirmé l’utilité de mes lunettes, j’ai estimé qu’en 2015 je devais lâcher Facebook un brin. Eh boy. Comme liste, on avait vu mieux. Pire encore, c’était juste pour la forme, parce que j’allais sûrement échouer. Viser la haute direction de la Banque du Canada était plus réaliste qu’arrêter de me commettre quotidiennement sur un fond bleu et blanc, avec mes lunettes ou non dans la face. Il me restait trois kilomètres pour trouver autre chose. Mais est-ce que j’en avais vraiment envie?

J’ai bu une gorgée d’eau à côté d’un écureuil qui grignotait un bout de cheeseburger, en équilibre sur le bord d’une poubelle, pendant que dans les fenêtres du gym 24h au coin de la rue des hommes en ceintures de musculation soulevaient des poids aussi ridicules que leur ratio tête/cou. Je courais sur Death From Above 1979, et j’ai rejoint l’île du parc Jarry sur un yeah parfait, à 1:31 de Nothin’ Left.

Si j’avais pas eu peur de passer à travers la glace et de m’évanouir – pas obligatoirement dans cet ordre-là, merci à la Veuve Clicquot –, j’aurais sprinté sur l’étang gelé. Parce que je venais de trouver. Continuer à essayer de transformer les petites choses autour en plus grandes affaires, ça me semblait assez porteur comme résolution. Les autres cases se rempliraient ensuite toutes seules, comme dans un bac à glaçons.

 

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La vie sur play

J’avais la tête dans la main gauche et mon coeur battait dans mon oreille, comme le bruit feutré des dés qu’on brasse dans le gobelet du backgammon. À force de danser, le dernier Gin Tonic de la veille s’était bu comme une limonade de Boston, celle qu’on avale en deux gorgées en juillet dans le North End. Mais de retour au matin il neigeait de la pluie et pleuvait de la neige, et les gens hésitaient entre leurs parapluies et leurs capuchons bordés de restes de renards chinois. Je n’avais aucun des deux et mes cheveux dégouttaient dans ma manche.

Un itinérant est entré en dansant, mais j’étais trop loin pour entendre ce qu’il chantait dans son foulard carreauté. De bonne humeur, il s’est approché dans rien de moins qu’un pas de rumba croisée, juste assez pour que je reconnaisse Sex Bomb. Avec la voix de Louis Armstrong. Oh qu’on jouait dans une autre ligue de références, mais j’ai quand même choisi d’apprécier le spectacle du coin de l’oeil seulement, parce que mal averti est celui qui regarde franchement les démonstrations comme celle-là. Il n’est effectivement pas dit qu’un homme qui interprète un hit de mononcle avec un certain don d’imitation ne cache pas d’autres talents, comme celui, par exemple, de surprendre tout un wagon jusque-là amusé en criant à un passager souriant « I’m gonna rip your head off » au milieu du refrain.

J’ai scanné les alentours. Devant moi, un homme immense dans un manteau de coach de football était absorbé par la lecture d’une partition de Jobim. À ma gauche, un monsieur portait une tuque Germany dont je ne voyais que les quatre premières lettres, et la femme à côté de lui paradait un curieux manteau en peluche, peut-être pour illustrer ce que je lisais sur le chapeau de son voisin. Mon oreille droite captait malgré elle une conversation entre deux filles qui jasaient fort et sans filtre. « C’t’un ostie de fuck-all, y f’ra rien dans vie c’te gars-là. » Du haut de mon âge, j’avais envie de leur dire qu’on ne savait tellement rien de ces affaires-là, et que de toute façon, la définition de faire quelque chose, c’était pas mal subjectif. La vie, c’est un jeu de hasard autant que de stratégie. Et il y aurait eu de la place pour une ou deux analogies sur le thème des dés là aussi.

Chaque fois que je regardais dans sa direction, l’amateur de bossa-nova levait les yeux. Ça ne me laissait plus beaucoup d’options. Je métabolisais l’alcool de la veille et ma machine à inventer des vies aux gens autour ne s’allumait pas. J’ai fixé les portes un instant, le temps de réinterpréter le pictogramme de la STM. « Prière de ne pas flasher vos parties génitales à l’ouverture des portes » était tout ce que je pouvais trouver. L’exercice était pas mal plus l’fun à plusieurs.

C’était quoi, l’histoire de ces gens-là? Le manteau en poils de mascotte, le bonnet allemand, le géant qui apprenait Desafinado? Et l’autre monsieur timide, au fond, avec une grafigne sur la joue et un chat obèse qui boudait dans sa cage? En fait, ce qui m’intéressait c’était pas tant la réponse à la question que la forme qu’elle prendrait. Est-ce que l’un se raconterait par ses drames personnels, alors que l’autre se résumerait par un je viens d’Abitibi et j’ai deux enfants, plate comme les trois lignes d’en-tête d’un formulaire de Revenu Québec? C’était peut-être le lyrisme de la réponse qui en dirait le plus sur la personne.

Et moi, qu’est-ce que je répondrais?

J’ai pensé à ça six, sept secondes, puis j’ai sorti mon iPod de ma poche en m’éraflant le dessus de la main contre la fermeture éclair, coincée dans mon manteau trop chaud, mon foulard et mon sac, dans une aura de statique qui aurait alimenté un petit pays en électricité. Il y a pire que voyager en métro l’hiver, mais des bouttes, ça devient quand même assez déplaisant. J’ai cliqué sur l’album que j’écoutais en boucle depuis une semaine. Je ne suis pas une fille qui shuffle.

Peut-être que je pourrais répondre ça.

Les boutons de volume de mes écouteurs blancs fonctionnaient aussi mal que ma tête, et en sortant du métro, mes condiments d’hiver enfin en place, j’ai réussi à remettre la main dans ma poche pour baisser le volume. Sur la rue, dans l’odeur d’exhaust d’un autobus scolaire comme dans une machine à voyager dans le temps, je me suis retrouvée dans le même espace qui m’aspirait quand j’avais les jambes pliées contre le banc devant moi, dans l’autobus jaune comme mes écouteurs de l’époque, un band d’alors dans la tête, pareil-mais-très-différent de celui que j’écoutais là.

« Sa vie c’t’une toune de Guns’n roses. » Le mois d’avant, j’avais ri fort à la comparaison d’un ami, qui venait de décrire avec justesse le parcours mélodramatique d’une connaissance commune. Mais je m’étais ensuite demandé quel artiste représentait le plus fidèlement mon chemin à moi. J’avais bien sûr évité de poser la question, ne souhaitant pas risquer qu’on me réponde quelque chose comme « Tom Jones », par exemple.

Ce que je savais, c’était que j’allais d’un album en boucle jusqu’à l’autre, d’un bouton repeat au suivant, pour me tenir le plus souvent possible à cet endroit-là, celui au centre de la poitrine dans lequel on entre par la première mesure d’une pièce. Cet espace qui aspire peu importe que les écouteurs soient branchés à une boîte à musique jaune ou blanche, et où, après s’être un peu perdu dans les petites longueurs tranquilles ou dans les peines, on souffle en se disant « OK, c’est ici que j’étais ». Le bout du doigt en forme de clé, on clique sur play pour y entrer, pour s’élever à sa vraie hauteur et danser sur la face de ce qui nous en empêche, juste entier, hors du temps. Pour vivre les scènes de la vie comme celles d’un film, en version magnifique de soi-même. Plus tard, les trames d’avant nous ramènent par où le coeur et la tête sont passés, et confirment qu’on est différent-mais-pareil-à-la-fois. Qu’au centre de soi, à cet endroit-, on est toujours en un morceau.

C’était quoi mon histoire, à moi? Le coeur me battait dans les oreilles; il y avait un bout de la réponse là. Je me raconterais peut-être avec une playlist.

Décembre

Ce matin-là, à l’heure de pointe, j’ai suivi un chou-fleur et un gros navet. Ça va, on n’a pas tous le même horaire de vie, mais je trouvais drôle de porter sur mes épaules le poids d’un ordinateur et d’un deadline alors que l’homme devant moi transportait un petit sac de légumes beiges.

Le chanceux ne courait pas après les minutes et était même paré de culottes de jogging. Mais entre ma journée et celle que je lui tricotais dans l’équivalent du phentex, je préférais mon jeudi. C’est surtout parce que l’odeur du bouilli me ramène aux dimanches d’automne de mon enfance, que je scrappais de bord en bord dans l’anticipation du retour à l’école. Le soir, dans les effluves des plats que ma mère avait cuisinés pour la semaine, le thème des Beaux dimanches m’achevait avec son piano tragique et son «Mesdames et messieurs, bonsoir », l’indicatif officiel de la fin du bonheur. Tu pouvais donc aller te faire plaisir avec ta rabiole, gars. Je ne souffre pas de dépression saisonnière et on va garder ça comme ça.

Au tourniquet, j’ai oublié de sortir ma carte et je me suis payé ma fêlure mensuelle du pelvis. C’était quand même moins gênant que la fois où j’avais essayé de passer avec ma carte d’assurance-maladie. Bref, quand on ne peut pas compter sur la mémoire des gestes à 8h le matin, les ressources sont minces, et on craint pour le reste de la journée. Avec raison.

Le midi, en sortant de l’univers parallèle du Montréal souterrain, je suis passée devant un homme et son chien, assis sous une dizaine de couvertures. Ironiquement, ils étaient à quelques pas du ridicule Doggy Couture, un magasin qui, je l’espère, stimule le reflux gastrique chez la majorité d’entre nous. Sur ses genoux, une affiche : « Je m’appelle Frédéric. Je suis né le 28 novembre 1984. Aujourd’hui j’ai 30 ans. » Est-ce que c’était vrai? Peu importe. Mon coeur s’est engourdi sous l’uppercut. J’ai marché quelques coins de rues, de plus en plus lentement, puis j’ai fait demi-tour.

J’étais à un mètre de lui, à me demander ce que j’allais bien lui dire, guidée par tout sauf ma tête, quand un passant a involontairement donné un coup de pied dans son argent. Commotion. L’homme s’est levé, des gens se sont excusés, le timing n’était plus bon. Je n’ai pas su quoi faire, ce n’était pas dans l’ébauche de mon script. Dans la mêlée, j’ai pris quelques sous, les ai placés dans son verre puis lui ai souhaité bonne fête, timidement. J’ai regretté mes voeux absurdes alors que je les prononçais, parce que, eille, comme entrée dans la trentaine, on avait certainement vu mieux, mais il a levé la tête et m’a remerciée. J’ai marché jusqu’au travail, pas tellement bien dans mes bottes.

Le soir, à Laurier, un homme âgé m’a lancé un hochement de tête poli, un genre de bonjour ma petite dame en s’assoyant face à moi. On jouait soudainement devant la caméra de Gilles Carle, en 1972, dans une quincaillerie de région. J’ai répondu par un sourire, parce qu’on serait bête de ne pas rendre ceux qui ne s’échappent pas de faces de psychopathes. Peut-être aussi parce que, rendue là dans la journée, j’aurais préféré être en habit de neige une-pièce à écouter jaser des monsieurs comme mon père, dans un magasin général quelque part. Je commençais même à me raviser au sujet de l’option bouilli.

Décembre approchait, et il fallait trouver encore cette année une façon de le mettre à ma main.

J’ai fixé l’homme au teint grisâtre qui se tenait debout à la droite du monsieur rétro. Cette personne n’était pas en bonne santé. J’ai pensé à mon père, à cet instant où, assise avec lui dans le salon, j’ai compris que là, juste là, on empruntait du temps. Le combat était devenu visible en surface, dans son visage, dans la façon qu’avait le fauteuil de l’avaler. On a ensuite volé deux, trois semaines, pleines de ce cliché littéraire que je n’aimais pas, celui de l’homme plus grand que nature réduit à quelque chose comme une ombre. Jusqu’au 21 décembre.

Les yeux dans le brouillard, fixés sur les mains du passager au visage cendre, j’ai cligné fort pour chasser le souvenir de ma tête. Je n’avais pas besoin de revivre le moment, celui de la perte qui prend par surprise en se jouant avant le temps, plus violente que le vrai départ parce qu’on n’a jamais ressenti aussi fort qu’à cet instant des mots qui, si on les prononçait, briseraient le coeur du père qui n’a pas fini son travail de père : pars pas.

Wo. J’avais été sur le point de laisser un inconnu au mauvais teint me voler ma fin de journée. Uncue l’envolée dramatique des Beaux Dimanches, juste à temps. À Jean-Talon, je me suis levée, et en passant mon sac par dessus ma tête, j’ai souhaité bonne soirée au vieux gérant de quincaillerie, comme une première droite à décembre. Mon père était parti, mais il était partout.