La vie sur play

J’avais la tête dans la main gauche et mon coeur battait dans mon oreille, comme le bruit feutré des dés qu’on brasse dans le gobelet du backgammon. À force de danser, le dernier Gin Tonic de la veille s’était bu comme une limonade de Boston, celle qu’on avale en deux gorgées en juillet dans le North End. Mais de retour au matin il neigeait de la pluie et pleuvait de la neige, et les gens hésitaient entre leurs parapluies et leurs capuchons bordés de restes de renards chinois. Je n’avais aucun des deux et mes cheveux dégouttaient dans ma manche.

Un itinérant est entré en dansant, mais j’étais trop loin pour entendre ce qu’il chantait dans son foulard carreauté. De bonne humeur, il s’est approché dans rien de moins qu’un pas de rumba croisée, juste assez pour que je reconnaisse Sex Bomb. Avec la voix de Louis Armstrong. Oh qu’on jouait dans une autre ligue de références, mais j’ai quand même choisi d’apprécier le spectacle du coin de l’oeil seulement, parce que mal averti est celui qui regarde franchement les démonstrations comme celle-là. Il n’est effectivement pas dit qu’un homme qui interprète un hit de mononcle avec un certain don d’imitation ne cache pas d’autres talents, comme celui, par exemple, de surprendre tout un wagon jusque-là amusé en criant à un passager souriant « I’m gonna rip your head off » au milieu du refrain.

J’ai scanné les alentours. Devant moi, un homme immense dans un manteau de coach de football était absorbé par la lecture d’une partition de Jobim. À ma gauche, un monsieur portait une tuque Germany dont je ne voyais que les quatre premières lettres, et la femme à côté de lui paradait un curieux manteau en peluche, peut-être pour illustrer ce que je lisais sur le chapeau de son voisin. Mon oreille droite captait malgré elle une conversation entre deux filles qui jasaient fort et sans filtre. « C’t’un ostie de fuck-all, y f’ra rien dans vie c’te gars-là. » Du haut de mon âge, j’avais envie de leur dire qu’on ne savait tellement rien de ces affaires-là, et que de toute façon, la définition de faire quelque chose, c’était pas mal subjectif. La vie, c’est un jeu de hasard autant que de stratégie. Et il y aurait eu de la place pour une ou deux analogies sur le thème des dés là aussi.

Chaque fois que je regardais dans sa direction, l’amateur de bossa-nova levait les yeux. Ça ne me laissait plus beaucoup d’options. Je métabolisais l’alcool de la veille et ma machine à inventer des vies aux gens autour ne s’allumait pas. J’ai fixé les portes un instant, le temps de réinterpréter le pictogramme de la STM. « Prière de ne pas flasher vos parties génitales à l’ouverture des portes » était tout ce que je pouvais trouver. L’exercice était pas mal plus l’fun à plusieurs.

C’était quoi, l’histoire de ces gens-là? Le manteau en poils de mascotte, le bonnet allemand, le géant qui apprenait Desafinado? Et l’autre monsieur timide, au fond, avec une grafigne sur la joue et un chat obèse qui boudait dans sa cage? En fait, ce qui m’intéressait c’était pas tant la réponse à la question que la forme qu’elle prendrait. Est-ce que l’un se raconterait par ses drames personnels, alors que l’autre se résumerait par un je viens d’Abitibi et j’ai deux enfants, plate comme les trois lignes d’en-tête d’un formulaire de Revenu Québec? C’était peut-être le lyrisme de la réponse qui en dirait le plus sur la personne.

Et moi, qu’est-ce que je répondrais?

J’ai pensé à ça six, sept secondes, puis j’ai sorti mon iPod de ma poche en m’éraflant le dessus de la main contre la fermeture éclair, coincée dans mon manteau trop chaud, mon foulard et mon sac, dans une aura de statique qui aurait alimenté un petit pays en électricité. Il y a pire que voyager en métro l’hiver, mais des bouttes, ça devient quand même assez déplaisant. J’ai cliqué sur l’album que j’écoutais en boucle depuis une semaine. Je ne suis pas une fille qui shuffle.

Peut-être que je pourrais répondre ça.

Les boutons de volume de mes écouteurs blancs fonctionnaient aussi mal que ma tête, et en sortant du métro, mes condiments d’hiver enfin en place, j’ai réussi à remettre la main dans ma poche pour baisser le volume. Sur la rue, dans l’odeur d’exhaust d’un autobus scolaire comme dans une machine à voyager dans le temps, je me suis retrouvée dans le même espace qui m’aspirait quand j’avais les jambes pliées contre le banc devant moi, dans l’autobus jaune comme mes écouteurs de l’époque, un band d’alors dans la tête, pareil-mais-très-différent de celui que j’écoutais là.

« Sa vie c’t’une toune de Guns’n roses. » Le mois d’avant, j’avais ri fort à la comparaison d’un ami, qui venait de décrire avec justesse le parcours mélodramatique d’une connaissance commune. Mais je m’étais ensuite demandé quel artiste représentait le plus fidèlement mon chemin à moi. J’avais bien sûr évité de poser la question, ne souhaitant pas risquer qu’on me réponde quelque chose comme « Tom Jones », par exemple.

Ce que je savais, c’était que j’allais d’un album en boucle jusqu’à l’autre, d’un bouton repeat au suivant, pour me tenir le plus souvent possible à cet endroit-là, celui au centre de la poitrine dans lequel on entre par la première mesure d’une pièce. Cet espace qui aspire peu importe que les écouteurs soient branchés à une boîte à musique jaune ou blanche, et où, après s’être un peu perdu dans les petites longueurs tranquilles ou dans les peines, on souffle en se disant « OK, c’est ici que j’étais ». Le bout du doigt en forme de clé, on clique sur play pour y entrer, pour s’élever à sa vraie hauteur et danser sur la face de ce qui nous en empêche, juste entier, hors du temps. Pour vivre les scènes de la vie comme celles d’un film, en version magnifique de soi-même. Plus tard, les trames d’avant nous ramènent par où le coeur et la tête sont passés, et confirment qu’on est différent-mais-pareil-à-la-fois. Qu’au centre de soi, à cet endroit-, on est toujours en un morceau.

C’était quoi mon histoire, à moi? Le coeur me battait dans les oreilles; il y avait un bout de la réponse là. Je me raconterais peut-être avec une playlist.