Le temps qui passe dans ses gros pantalons

Le seul à sortir du wagon portait des Birkenstock, avait de longs cheveux poivre et sel et transportait une grosse boîte de carton pleine de laitues frisées ; on ne l’aurait pas imaginé transporter autre chose, comme si un accessoiriste s’était mêlé de l’affaire. Sur la rame, les gens bougeaient à peine, de peur de s’évaporer. J’ai eu le souvenir d’une fin de nuit sous les trottoirs de la 125e rue et la foule parfaitement immobile qui attendait le A train comme du popcorn dans un four à micro-ondes.

« Essaie de pas t’évanouir » avait été mon mantra pendant tout cet été-là, pas encore équipée, physiquement et mentalement, pour l’impossible canicule de New York. Voir que j’allais me promener avec une débarbouillette mouillée dans un ziploc, comme on me l’avait conseillé. Merci au facteur humidex, j’avais déjà l’équivalent d’un shredded wheat sur la tête ; je n’allais certainement pas risquer de tuer le maigre sex-appeal qu’il me restait en m’épongeant le front avec un gant de toilette au coin de Broadway et de la 72e.

Mes nouveaux amis californiens, qui étaient passés d’un soleil à l’autre pour devenir des New-Yorkais d’adoption, s’étaient payé ma grosse tête québécoise et son intolérance à ce microclimat pas d’allure. Mais ma vengeance allait être parfaite l’hiver suivant, avec ses cinq centimètres de neige qui paralyseraient Manhattan et lanceraient ses habitants dans les allées des épiceries pour faire des provisions de fin du monde, comme des tatas. Il y avait certains avantages à venir du Nord, ça dépendait juste de la saison. Ça fait qu’en hiver, j’étais l’alpha des alphas, et en été, ben j’étais rien pantoute. Nada.

Sur ces pensées d’un autre temps, j’ai laissé sortir l’homme et son bac de légumes et je me suis dirigée vers le fond du wagon. Pendant un petit moment, en regardant les fluides divers qui agrémentaient les portes, je me suis demandé si j’avais perdu mes anticorps de métro à force de ne plus le prendre, et surtout, quel rash galopant j’allais attraper à travers mon linge en m’accotant là. Comme tout me semblait pire qu’avant, j’ai eu peur d’être devenue l’une de ces princesses qui lèvent le nez sur le transport en commun comme si c’était l’équivalent de voyager dans un intestin grêle. Mais en pensant trois secondes de plus à l’analogie, puis aux petits jus des portes du fond, je me suis dit que, finalement, c’était peut-être pas complètement faux. Il y avait même un jeu d’esprit à faire avec le mot « transit ».

Dans le couloir vers la rue Stanley, une madame assemblait des sushis dans l’odeur d’encens d’un kiosque voisin, entre une affiche de fidget spinners et un assortiment de colliers gold à 5$. Ce couloir m’avait toujours inspiré un petit mal de vivre, en 1997 comme en 2017, mais je ne me souvenais plus trop pourquoi j’y passais assez fréquemment à l’époque. Peut-être pour aller manger le meilleur pad thaï au monde au Faubourg, jadis glorieux, quand c’était la proprio même du comptoir qui s’affairait au-dessus du wok et un monsieur qui te demandait si tu le voulais épicé ou non (le plat, pas lui). Ou bien est-ce que j’allais rejoindre un ancien amoureux, commis dans la très sélecte section jazz du HMV maintenant fermé, du temps où on pouvait y voir passer, star struck, les gros noms du Festival, le point de départ de mon aventure new-yorkaise? Peu importe, ce coin-là avait certainement connu des années plus l’fun et moins homogène de tartes instagram et de gros chars. Mais le couloir, lui, était resté le même. Étonnament, en 2017, il me lassait maintenant beaucoup moins que tout le reste autour.

J’ai croisé une religieuse, la deuxième de la semaine, et j’ai sourcillé parce qu’elle sortait du H&M, en tunique et autres accessoires mode de Jésus. En même temps, pourquoi pas? Parce qu’à bien y penser, un mom jeans était encore plus à propos sur une soeur que sur n’importe qui d’autre. Pour ma part, et tout comme une petite guénille humide dans un sac de plastique, on ne me verrait jamais en porter. Parce que j’avais vécu la période où il était l’apanage des madames qui se payaient une folie en s’achetant un jigne à plis chez Reitmans. Qu’esse tu veux, des fois on a l’âge qu’on a, ici celui d’avoir été témoin du pantalon taille haute dans sa formule non-ironique. Or, ça vient aussi parfois avec une certaine dose de sagesse qui nous rappelle qu’on se fera pas pogner à regretter, en se voyant en photo dans 20 ans, d’avoir porté des pantalons qui nous faisaient un cul de 3 pieds de haut.

« Dans 20 ans… » Petite, j’étais mystifiée quand les grandes personnes introduisaient leurs histoires avec un nonchalant « y’a 15-20 ans », comme si elles dataient du mois dernier, alors que j’avais l’impression qu’on ne faisait référence à rien de moins qu’à la Grèce antique. Aujourd’hui, j’arrivais à un âge où je pouvais dire qu’il y avait deux décennies, non seulement j’étais déjà très consciente d’exister, j’étais même une adulte qui allait manger du thaï au centre-ville. Et bien que ça ne me semblait pas s’être passé hier, ça ne datait pas non plus d’un autre siècle. En fait, oui, mais pas du 17e. Y’avait comme eu un gap, un espèce de vortex temporel qui t’avale au début de la trentaine et qui te recrache à l’autre bout de la décennie, sans trop de souvenirs. Un jour tu manges un pad thaï un peu épicé sur la rue Guy, et le lendemain tu parles du Faubourg à des collègues plus jeunes qui t’écoutent avec la face que tu faisais quand tes parents se remémoraient le parc Belmont. WTF?

Jusque-là, vieillir ne m’avait pas trop dérangée. Ça venait avec son lot d’affaires à vivre et à raconter, mais j’avais un petit désagrément avec le temps qui semblait avoir filé comme un hypocrite, sans que je m’en rende compte, occupée à juste exister au quotidien et à passer d’une journée à l’autre, rien de plus spécial que ça, et rien d’anormal non plus, me semble. Vite de même, je ne pouvais pas dire ce que j’avais fait de ma 29e année, à part freaker à l’approche de mes 30 ans, ni de celles qui avaient suivi, à part peut-être avoir eu un enfant à quelque part là-dedans. C’était-tu juste une affaire de trentaine, ou toutes les décennies allaient maintenant flyer comme ça, jusqu’à la fin, dans une couple de battements de cils? Comme vivre le moment présent n’avait jamais figuré à la liste de mes aptitudes, ça allait peut-être commencer à vraiment poser problème.

Je suis entrée au Apple Store pour acheter un adapteur pour un câble éthernet parce que dans les semaines qui suivraient j’allais devoir me brancher à un modem. Comme à la Grèce antique. La fille a mis du temps avant de comprendre de quoi je parlais, pour finalement me demander si je parlais du « câble qui faisait clic ». Je suis sortie du magasin avec la petite patente, parce que les ordinateurs étaient déjà rendus trop slicks pour recevoir un fil qui fait un son quand on le plogue, et je me suis demandé quelles seraient mes réflexions, en 2037, en sortant du même magasin où je serais allée acheter dieu sait quel appareil en 2 dimensions ou autre fantaisie pas rapport qu’on s’imagine quand on pense à l’avenir. (Dans Prisme, un de mes livres de primaire, j’avais lu qu’en l’an 2000 les voitures circuleraient sur des coussins d’air. Dans la mesure où 12 ans après le fameux Millenium j’avais acheté une Hyundai Accent 2 portes neuve qui n’avait même pas de système bluetooth, je n’allais peut-être pas m’essayer à prédire un avenir technologique ultra funky.)

Peut-être que je remettrais ensuite les pieds dans le tunnel Atwater, plus trop soucieuse de mon verso et donc vêtue d’un pantalon taille haute dans un style pareil très différent de ceux d’aujourd’hui. Il y aurait certainement la même odeur d’encens, parce que l’encens résiste à toute forme d’évolution pour sentir méchant à travers les siècles. Mais est-ce que ce coup-là j’aurais aussi des centaines de réflexions entremêlées sur le temps qui passe et qui laisse une trace qui s’efface aussi vite que celle d’un avion à haute altitude? J’ai eu peur pour les chapitres qui s’en venaient, peur de passer tout droit, peur de courir derrière ma propre vie. Peur de ne pas un jour avoir le goût de crier, sur mon proverbial lit de mort, qu’astie que la deuxième moitié avait été l’fun.

J’ai eu un petit vertige. Essaie de pas t’évanouir, que je me suis dit.
Les adultes autour de moi avaient eu tort sur plein d’affaires. À preuve, le plus grand mensonge ever : c’est pas vrai qu’on n’a plus de boutons après l’adolescence. Mais là où ils avaient eu raison, c’est que le temps finit par te glisser entre les doigts, comme du sable dans une paume ouverte. Combien d’entre eux m’avaient tapé sur le petit nerf avec leurs « Tu vas voir comment ça passe vite », comme pour me gâcher mon feeling d’éternité? Force était d’admettre que l’affirmation adulte la plus downante était malheureusement aussi la plus vraie.

Fallait peut-être juste continuer de tout remarquer et de tout écrire, même les insignifiances comme une boîte de salades dans le métro, comme le son des choses, pour fixer le temps, ou au moins le ralentir. Et pour ne pas qu’il se rapetisse derrière soi, comme un slinky.

On s’en reparlera dans 20 ans, dans nos gros pantalons. Le temps de cligner des yeux.

La track

J’ai fait le tour des pièces pour me souvenir de l’angle du soleil dans les fenêtres à changer, fermé puis ouvert les portes pour en garder en mémoire le son et le poids, le clic. J’ai encore dans les doigts celui de la porte d’entrée de la maison familiale, parce que la mémoire des gestes qui furent significatifs ne fait jamais défaut.

J’allais probablement photographier l’endroit, pour m’étonner plus tard de l’avoir habité ; il faudrait plus de deux dimensions pour rappeler toutes celles que j’avais vécues là. J’ai fait le tour de mon royaume une dernière fois avant de commencer à le vider, le coeur un tout petit peu à l’étroit.

**

Au tout début du chapitre, alors qu’il pleuvait encore des débris de l’explosion, j’avais écouté un ami me dire que j’allais la trouver, ma track. Autour de nous, on riait et on buvait tandis que je le fixais à travers le brouillard sans savoir que ses mots formeraient les premières traverses de cette fameuse track-là. Dans une maison pleine d’enfants, dévastée devant la page blanche et assise sur le divan comme sur le bord d’une falaise trop haute, j’avais décidé de m’accrocher à ses paroles, pas encore consciente que je m’accrocherais aussi aux bretelles du parachute que j’allais finir par me fabriquer toute seule. On est pas mal plus fort qu’on pense.

Avec les mots de mon ami comme mantra, j’avais ensuite visité des dizaines d’appartements sans jamais m’y sentir chez moi, le coeur et les pieds dans la slush d’un hiver éternel. Home is where the heart is, et le mien était fendu de bord en bord. Mon bébé en bandoulière, j’entrais sous les regards curieux des propriétaires : « T’es la deuxième fille toute seule qui vient voir l’appart. Coudonc, vous êtes pas capables de garder vos chums? », qu’il m’avait dit, insignifiant comme le roi d’un rez-de-chaussée lette en prélart. Aujourd’hui, du haut de la montagne, je l’aurais slogué solide de toute ma répartie. Mais du point le plus bas, de mon ground zero à moi, j’avais juste souri, gênée et honteuse : j’étais cette fille-là, de qui on pensait connaître l’histoire, seule avec un enfant de moins d’un an. Des bouts, t’aurais besoin de porter ton récit sur un macaron, pour ne pas avoir à expliquer ta face, expliquer ta situation, expliquer ton corps devenu tellement frêle à force de peine que t’as l’air toi aussi d’être en deux dimensions.

Au bout du printemps, un autre ami avait offert de me céder son bail. J’avais accepté dans un souffle, à bout de ressources, et il m’avait posté sa clé avant de partir en voyage. Quelques jours plus tard, je montais les marches du pire escalier de Villeray pour ouvrir en tremblant la première porte de ma nouvelle vie, inquiète de m’être commise à un endroit où mon âme ne se trouvait pas. Mais debout au centre de la salle à manger, j’avais fermé les yeux dans la lumière de juin, souriant enfin avec ma face d’avant. L’escalier le plus dangereux au nord de Jean-Talon allait devenir ma pente qui remonte.

Combien de fois je l’ai gravi, une poussette d’une main et un enfant endormi au creux du bras, étonnée de ne pas basculer, souvent épuisée, mais de plus en plus forte, des jambes et de la tête. Combien de fois je l’ai monté, composée, pour ensuite me liquéfier une fois à l’intérieur, fatiguée d’avoir tenu tous mes morceaux ensemble, d’avoir fait semblant. Accotée contre la porte d’entrée, enfin à l’abri, j’attendais que la vague passe. Mais lentement, je réassemblais le lego.

Les métaphores sont nombreuses sur la reconstruction d’une vie après un grand tremblement. On les boit comme des larmes, à genoux dans un bain, ou comme le fond de lait du bol de céréales qu’on a mangé pour souper. On les boit comme une bière, seule sur son balcon à regarder le cours de danse en ligne dans le stationnement d’en face pendant qu’un enfant dort dans une chambre aux murs mauves. C’est drôle, la danse en ligne, surtout quand l’animateur annonce dans son micro qui distorsionne que c’est monsieur Bilodeau qui va leader la bachata. Le lundi soir, je ne pleurais jamais.

Tu peux construire un royaume dans un 6 1/2 au 3e étage, y reprendre le contrôle d’une vie qui a éclaté, y réinventer ta famille et ton métier, y recoudre ton coeur déchiré. Essayer de faire le deuil de ton père, disparu deux semaines avant la tempête dans un timing juste pas d’allure qui l’aurait tué une deuxième fois s’il en avait eu conscience. Pendant des années, j’ai régné sur mon Nouveau Monde, où il n’y avait de place que pour elle et moi. J’ai créé un univers avec en son centre un soleil en forme de toute petite fille aux yeux d’une autre planète. Sa minuscule main dans la mienne et celles de mes amis sur mon épaule, j’ai construit notre tour, du haut de laquelle la vue devenait de plus en plus claire. Fuck Guy Turcotte. J’ai passé des centaines de nuits couchée en étoile dans mon lit, insomniaque de haute voltige à la réserve d’adrénaline apparemment inépuisable, à réévaluer le passé pour rire comme du monde au présent. Et lentement, j’ai trouvé ma track. Et je suis redevenue drôle.

Il y a des peines de vie et de coeur qui semblent insurmontables, mais qui ne nous tuent pas et nous rendent plus forts. T’sais, ce dicton-là. Sauf qu’elles menacent aussi de nous rendre plus amers, de nous faire jurer plus jamais. Je n’ai pas tellement de conseils à donner, parce qu’on ne sait pas toujours comment on a fait pour ne pas s’écraser et se briser pour de bon dans la chute, ni pourquoi on ne s’est pas abandonné à la rancoeur. On en garde quelques petites coches, mais le corps oublie la douleur, comme dans un mécanisme qui sert l’espoir. Du trou noir il ne nous reste parfois que des écrits, qui témoignent du chemin parcouru et du fait qu’on a eu mal, tandis que le coeur s’avère être encore capable de battre pour quelqu’un parce qu’il n’était finalement déchiré que sur la couture. On est vraiment plus fort qu’on pense.

Ça fait que. Au début du chapitre, à mon enfant aux yeux lumineux je chantais des berceuses, et je l’écoute maintenant me lire des livres. Le temps a passé et fait grandir les plus petits, puis peut-être aussi les plus grands, et c’est sur cette image qu’elle et moi on saute enfin en bas du nid. Ce n’est pas que notre royaume est devenu trop étroit, mais le besoin d’une forteresse est lentement disparu, au fil de la track et à la croisée de celle d’un grand amour qui m’attend au bas de l’escalier avec mes plantes dans une boîte et ce sourire qui me transporte. Comme moi, ces murs sont maintenant prêts pour une nouvelle histoire.

**

J’ai fait le tour des pièces pour me souvenir de l’angle du soleil dans les fenêtres à changer, fait le tour de mon royaume une dernière fois avant de commencer à le vider. Dans ma chambre, je me suis arrêtée devant un dessin acquis dans une vie d’avant et qui ne m’avait jamais frappée. J’ai eu un grand frisson face à cette voie ferrée qui traversait la feuille. Comment était-ce possible de ne l’avoir jamais remarquée? Cette scène, si je l’avais écrite, nous aurait fait hurler à l’impossible. Seigneur, j’oserais jamais scripter une affaire de même! Mais cette dernière synchronicité, cette boucle qui se boucle, est à l’image d’une magnifique et étonnante track : la mienne.

La chaise de biais

J’étais assise au comptoir d’un café et j’essayais de commencer ma journée. Il était trop tôt, et on s’était même trompé dans ma commande. Par la fenêtre, je reconnaissais des parents en route pour la garderie, l’année dernière derrière une poussette et ce matin à la marche lente, en tenant la main du même enfant. Le temps qui passe.

Je regardais les vols pour New York. Elle était de plus en plus loin, cette vie où j’existais de 14h à 5h, juste au nord de Harlem, là où les chiffres des rues sont un peu moins glamour.

-T’habites où?
-Sur Broadway Terrace.
-Broadway, wow.
-Non, Broadway Terrace, au coin de la 191e.

À la radio du café, au même moment, on a parlé de la montée du niveau des océans. Synchronicité. Le Lower East Side et Battery Park City iraient rejoindre l’Atlantide plus tôt que prévu, mais la ville était dans le déni et y’avait pas de plan. Mais qui a vraiment un plan catastrophe à New York? If I can make it there, I’ll make it anywhere, sinon je rentrerai à la maison : dans ma tête, c’était pas plus compliqué. « On a plus qu’un chapitre à vivre », ça avait toujours été le titre de ma stratégie catastrophe à moi.

Malgré mes écouteurs, barrière sociale s’il en est une, mon voisin m’a demandé avec intérêt sur quoi je travaillais.

Il s’est passé une seconde entre le moment où l’homme m’a adressé la parole et celui où j’ai arrêté ma musique. Une seconde dans le décor d’un ancien chapitre. « Ton père, c’était ton buddy », qu’on m’avait dit dans l’auto après les funérailles où je n’avais pas versé une larme, où j’avais livré mon homélie sans plier les genoux. Je n’étais allée le voir qu’une seule fois au columbarium, dans cet endroit ridicule au nom ridicule, décoré de fleurs en plastique et où les cubes vitrés à la hauteur des yeux valaient plus cher que ceux au-dessus. Je n’y étais jamais retournée parce que mon père n’y était pas. Je l’imaginais ailleurs, le coude gauche sur une table, la chaise de biais, ouvert sur l’autre, à jaser, intéressé et rieur. Intéressé et rieur et gentil, cette qualité dont on se moque, mais qui fait cruellement défaut à juste un petit peu trop de monde. Je reconnaissais son regard à l’occasion, dans d’autres visages, et j’espérais avoir le même quand les autres me contaient leurs histoires. Mon ennui ne tarirait jamais, je commençais à peine à le comprendre. Parce que j’avais combien de nouvelles pages à lui conter, réparties sur combien de vies depuis la fin de la sienne? Une vie derrière une poussette, une autre à la marche lente. Le temps qui passe, sans lui. J’avais la certitude que personne ne m’écouterait plus jamais comme il avait pris plaisir à m’écouter.

Mais comme un petit miracle, lui qui avait cette facilité à toucher les fils avec des inconnus avait légué à sa fille farouche et absolument inapte au small talk la même aisance à se laisser rejoindre par l’autre, pour peu qu’on emprunte une fréquence vraie. J’ai donc retiré mes écouteurs pour répondre à l’interlocuteur curieux, qui m’a souri, peut-être étonné que j’accepte volontiers d’engager la conversation. J’ai pensé à mon père, à son désir vrai d’en apprendre plus sur l’autre, et j’ai tourné ma chaise pour échanger une ou deux pages de vie avec mon voisin.

Le feu de Bengale

3h41. J’avais perdu le tour de faire de l’insomnie. À quel point j’allais être oblique le lendemain? Je cherchais la réponse dans les lignes du plafond.

Je me suis levée pour aller manger une tranche de pain blanc et un petit yogourt en regardant le parc. Seigneur, pour le glam de la scène on allait pouvoir repasser, malgré mes belles culottes. Ça aurait peut-être pu faire une annonce, t’sais comment le marché du yogourt est donc vaste et qu’une gamme de produits laitiers nocturnes pourrait certainement être la prochaine nouvelle affaire. Mais je ne maîtrisais pas assez bien la technique : faut avoir passé du temps sur des plateaux de pub pour savoir qu’il existe une seule bonne façon de se farcir d’une cuillerée de quelque chose. Comme si, devant sa tévé, on risquait d’avoir une opinion défavorable sur le maniement d’ustensile d’une comédienne. Mis à part des VP marketing assis dans une van de production à feuilleter des People entre deux prises, je n’avais jamais vu personne d’autre se pencher sur le sujet. Et parmi mes plus beaux souvenirs, il y avait certainement la madame d’une chaîne de fast food – mettons Burger King – qui avait flippé en prétextant qu’un figurant tenait son hamburger comme – et là je paraphrase – un vrai débile. C’est-tu moi, ou y’a beaucoup trop de gens qui se posent de bien mauvaises questions?

J’ai fait rouler mon fil Facebook du bout de l’index, malgré qu’on m’ait répété 100 fois de ne pas allumer d’écran en milieu de nuit. Le chocolat avant de me coucher, le café en après-midi, le travail à l’ordi jusque sur l’oreiller : au fil de mes années de gloire insomniaque, j’avais tout banni, avec pour seul résulat une frustration redoublée devant l’échec. Faque. Aujourd’hui sauf aujourd’hui, je dormais comme une personne presque normale, malgré la caféine. Des fois, c’est toute dans tête. Bonjour, mon nom est Tanya et je suis la poster girl de cet énoncé-là.

Sur fond bleu, j’ai vu passer un autre message de sympathie, le troisième depuis la veille. Un garçon avait perdu son amoureuse, et des amis communs publiaient sous son statut terrible de tristesse. Je ne connaissais ni la disparue, ni celui qui l’avait aimée, mais sa détresse me bouleversait. De quoi on meurt, à 37 ans et sans avertissement? J’ai cherché un peu, pour tomber sur un accident de voiture. J’étais à un degré de séparation du ça n’arrive qu’aux autres.

Voir un visage s’éteindre au terme d’une maladie déchire, mais apprendre que la personne avec qui on partage ses fins de journée est partie sur la pointe des pieds doit nous marquer le coeur d’un plus grand trait encore. Peut-être que cette dernière fois-là t’avais pas été drôle, peut-être que t’avais pas dit je t’aime, peut-être même que tu t’étais chicané. En même temps, on n’est pas Tom Cruise personne, à vivre comme si chaque jour était le dernier. Dans la vie comme en amour, ça en prend, des moments où on mange un petit sandwich au baloney en fixant le mur avant de se dire à tout de suite avec un bec vraiment très moyen. Et même si on se quittait toujours avec un pétard pis des cotillons, est-ce que ça changerait quelque chose à la profondeur du drame qui pourrait suivre? Same old : je n’avais aucune réponse à mes trop nombreuses interrogations.

Je pensais tellement fort que j’ai eu peur de réveiller tout le monde. Je me suis dit qu’on était programmé pour voir loin. Quand je serai grande, quand j’aurai fini l’école, dans un petit bout ça ira mieux, un jour je dormirai… Nos têtes nous crient avec la certitude d’un dictateur qu’on n’est pas supposé tirer sa révérence à 37 ans. C’est-tu une bonne affaire? La perspective d’une finitude ne motive pas tout le monde à aller être misérable sur l’Everest ou à se garrocher du haut d’une falaise bucolique pour risquer le flat de sa vie. Combien, au contraire, si on leur apprenait qu’ils allaient mourir ce soir, passeraient leurs dernières heures complètement paralysés à regarder des annonces de hamburgers même pas sur mute? J’ai eu envie de lever la main, seule dans le salon à maintenant 4h18. Comment une fille qui hait même les au revoir insignifiants pourra gérer celui qui précédera peut-être sa propre mort?

Mine de rien, le sommeil s’était lentement remis à m’envelopper la tête, et mes réflexions déjà lousses commençaient à s’évaporer dans toutes sortes de direction. L’affaire avec les réveils nocturnes, c’est que la tête fait 4000 tours/minute en première vitesse. J’étais passée d’observations sur le monde du yogourt à des théories sur l’éphémère avec Guillaume Lemay-Thivierge et son école de parachute en background. J’ai placé ma cuillère dans le premier panier d’ustensiles du lave-vaisselle et je suis retournée me glisser sous les couvertures contre un dos réconfortant. À quel point j’allais être oblique le lendemain matin? Je ne le savais pas. Mais je quitterais probablement ceux que j’aime en agrémentant mon babaille d’une couple de balounes et d’un petit feu de Bengale. Juste au cas.

Le saut

J’ai monté le volume de mes écouteurs comme si je devais couvrir le bruit ambiant du métro alors que j’avais le front dans les mains et les deux coudes sur mon bureau. J’ai sifflé un peu, chanté quelques notes, celles dont la hauteur passerait dans le beurre d’une pièce commune. Je n’avais pas d’ambiance à taire, juste le bruit sourd qui meublait serré l’espace entre mes deux oreilles, comme un gros set de chambre lette en bois massif qui n’avait pas d’affaire là. Je me tenais au bord de la falaise, le bout des pieds déjà au-dessus du vide. J’allais sauter, je le savais.

J’ai regardé ma boîte de cartes d’affaires en me demandant si elles pourraient servir à autre chose qu’à rien. J’en ai fait tourner une sur la table, du bout du doigt. Les premières notes d’Omega Dog m’ont rappelé que je n’en étais pas un, mais à force de se travestir et de jouer le jeu on finit par se dénaturer et perdre un peu de sa lumière. J’étais rendue au degré zéro du plaisir avec une envie quotidienne de me poser un oeil contre la pointe d’un stylo. Dans la mesure où je n’étais pas née dans l’un de ces endroits du monde où la perspective d’un certain bonheur entre 9 et 17h était impensable, et dans celle où j’étais propriétaire de certaines aptitudes qui seraient utiles ailleurs, je ne voyais plus de raisons de rester là où le goût de me poinçonner la rétine pour changer le mal de place était plus fort que tout le reste. J’ai besoin de mes yeux, t’sais, pis de ma lumière aussi.

Le jour où les mots Customer Relationship Marketing m’inspireraient n’allait jamais venir. Genre, jamais jamais, et c’était la chose dont j’étais le plus certaine à 9 h 07 ce matin-là. De ça, et du fait que ceux qui se gargarisaient de CRM parlaient un langage que je comprenais fuck all. Ou peut-être que je ne voulais pas le comprendre, comme m’aurait dit ma mère avec justesse. Ça tombait mal, parce que c’était la tâche qu’on m’avait donnée; j’étais, comme on dit dans le milieu, vraiment mal castée. Assise à la table d’un meeting – de tous les meetings –, les « ça s’en va drette au recyclage anyway » me bondissaient d’un bord à l’autre de la tête alors que les autres cherchaient sans cynisme aucun le bon jeu de mots pour attirer l’attention sur un damné publipostage qui s’en irait drette au recyclage anyway. Pour une rare fois, je manquais de mots. Mais sur le spectre de la vie, à un bout y’a le marketing relationnel, et à l’autre y’a moi et mon envie de glisser les mots hernie scrotale de 0,5 cm à quelque part dans les specs d’un téléphone intelligent. Juste pour voir.

J’ai feuilleté le dépliant qu’on m’avait donné pour m’inspirer. Mon cerveau n’arrivait même pas à en déchiffrer le lettrage, comme pour se protéger. Ce qui manquait dans la formule de politesse édulcorée au bas des forfaits Internet à rabais, c’était certainement un message d’excuses pour la pauvre madame en jaquette qui s’était rendue aussi loin dans sa lecture, réconfortée peut-être par le sentiment d’exister parce que la fausse lettre pliée en trois lui était adressée. Sur cette pensée, j’ai fait voler le pamphlet dans ma poubelle bleue, comme un avion de carton glossy paré d’un slogan convenu. Bullshit Air.

J’ai fermé les yeux pour empêcher les fils de se toucher dans un arc électrique. Y’avait pas cinquante-si solutions, et plus vraiment de si dans l’équation : ma switch n’était pas seulement à off, elle n’existait même plus. J’allais finir par perdre mon sens de l’humour, à preuve le billet de blogue que j’étais en train d’écrire. Mon voisin de cubicule a pris sa guitare, le temps que je me rappelle d’où je venais et que je me demande quessé que j’faisais là. Faut gagner sa vie, oui, mais y’a plus que de pouvoir se payer un filet mignon sans pincement. Parce que le manger sans sourire, ça ’pas l’yâb rapport non plus. J’aimais pas trop la viande, mais je trouvais l’image plus forte que celle de pouvoir s’offrir un tartare avec frites et salade. J’aurais pu écrire un deuxième Old Fashioned, remarquez, au prix où sont rendus les drinks. C’est ben effrayant.

J’ai pensé à un couple mal assorti de qui on se demanderait qui allait partir le premier, et où le quitté lancerait un « J’allais le laisser de toute façon ». Le CRM et moi, on s’haïssait ouvertement. En même temps, quissé qui l’aimait? J’avais essayé la pensée take the money and run, mais je n’avais même plus le goût de courir, à part sur un tapis roulant le midi pour me désembrouiller la tête. Pis par la fenêtre du gym, ben je voyais mon bureau, fa-que.

Je corrigeais un courriel aux clients pour la 8e fois, pas loin d’être persuadée que je ne savais plus écrire, quand le téléphone a sonné. J’ai déplié un trombone pour en faire un S, j’ai respiré un grand coup et, enfin légère, j’ai sauté.

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