La track

J’ai fait le tour des pièces pour me souvenir de l’angle du soleil dans les fenêtres à changer, fermé puis ouvert les portes pour en garder en mémoire le son et le poids, le clic. J’ai encore dans les doigts celui de la porte d’entrée de la maison familiale, parce que la mémoire des gestes qui furent significatifs ne fait jamais défaut.

J’allais probablement photographier l’endroit, pour m’étonner plus tard de l’avoir habité ; il faudrait plus de deux dimensions pour rappeler toutes celles que j’avais vécues là. J’ai fait le tour de mon royaume une dernière fois avant de commencer à le vider, le coeur un tout petit peu à l’étroit.

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Au tout début du chapitre, alors qu’il pleuvait encore des débris de l’explosion, j’avais écouté un ami me dire que j’allais la trouver, ma track. Autour de nous, on riait et on buvait tandis que je le fixais à travers le brouillard sans savoir que ses mots formeraient les premières traverses de cette fameuse track-là. Dans une maison pleine d’enfants, dévastée devant la page blanche et assise sur le divan comme sur le bord d’une falaise trop haute, j’avais décidé de m’accrocher à ses paroles, pas encore consciente que je m’accrocherais aussi aux bretelles du parachute que j’allais finir par me fabriquer toute seule. On est pas mal plus fort qu’on pense.

Avec les mots de mon ami comme mantra, j’avais ensuite visité des dizaines d’appartements sans jamais m’y sentir chez moi, le coeur et les pieds dans la slush d’un hiver éternel. Home is where the heart is, et le mien était fendu de bord en bord. Mon bébé en bandoulière, j’entrais sous les regards curieux des propriétaires : « T’es la deuxième fille toute seule qui vient voir l’appart. Coudonc, vous êtes pas capables de garder vos chums? », qu’il m’avait dit, insignifiant comme le roi d’un rez-de-chaussée lette en prélart. Aujourd’hui, du haut de la montagne, je l’aurais slogué solide de toute ma répartie. Mais du point le plus bas, de mon ground zero à moi, j’avais juste souri, gênée et honteuse : j’étais cette fille-là, de qui on pensait connaître l’histoire, seule avec un enfant de moins d’un an. Des bouts, t’aurais besoin de porter ton récit sur un macaron, pour ne pas avoir à expliquer ta face, expliquer ta situation, expliquer ton corps devenu tellement frêle à force de peine que t’as l’air toi aussi d’être en deux dimensions.

Au bout du printemps, un autre ami avait offert de me céder son bail. J’avais accepté dans un souffle, à bout de ressources, et il m’avait posté sa clé avant de partir en voyage. Quelques jours plus tard, je montais les marches du pire escalier de Villeray pour ouvrir en tremblant la première porte de ma nouvelle vie, inquiète de m’être commise à un endroit où mon âme ne se trouvait pas. Mais debout au centre de la salle à manger, j’avais fermé les yeux dans la lumière de juin, souriant enfin avec ma face d’avant. L’escalier le plus dangereux au nord de Jean-Talon allait devenir ma pente qui remonte.

Combien de fois je l’ai gravi, une poussette d’une main et un enfant endormi au creux du bras, étonnée de ne pas basculer, souvent épuisée, mais de plus en plus forte, des jambes et de la tête. Combien de fois je l’ai monté, composée, pour ensuite me liquéfier une fois à l’intérieur, fatiguée d’avoir tenu tous mes morceaux ensemble, d’avoir fait semblant. Accotée contre la porte d’entrée, enfin à l’abri, j’attendais que la vague passe. Mais lentement, je réassemblais le lego.

Les métaphores sont nombreuses sur la reconstruction d’une vie après un grand tremblement. On les boit comme des larmes, à genoux dans un bain, ou comme le fond de lait du bol de céréales qu’on a mangé pour souper. On les boit comme une bière, seule sur son balcon à regarder le cours de danse en ligne dans le stationnement d’en face pendant qu’un enfant dort dans une chambre aux murs mauves. C’est drôle, la danse en ligne, surtout quand l’animateur annonce dans son micro qui distorsionne que c’est monsieur Bilodeau qui va leader la bachata. Le lundi soir, je ne pleurais jamais.

Tu peux construire un royaume dans un 6 1/2 au 3e étage, y reprendre le contrôle d’une vie qui a éclaté, y réinventer ta famille et ton métier, y recoudre ton coeur déchiré. Essayer de faire le deuil de ton père, disparu deux semaines avant la tempête dans un timing juste pas d’allure qui l’aurait tué une deuxième fois s’il en avait eu conscience. Pendant des années, j’ai régné sur mon Nouveau Monde, où il n’y avait de place que pour elle et moi. J’ai créé un univers avec en son centre un soleil en forme de toute petite fille aux yeux d’une autre planète. Sa minuscule main dans la mienne et celles de mes amis sur mon épaule, j’ai construit notre tour, du haut de laquelle la vue devenait de plus en plus claire. Fuck Guy Turcotte. J’ai passé des centaines de nuits couchée en étoile dans mon lit, insomniaque de haute voltige à la réserve d’adrénaline apparemment inépuisable, à réévaluer le passé pour rire comme du monde au présent. Et lentement, j’ai trouvé ma track. Et je suis redevenue drôle.

Il y a des peines de vie et de coeur qui semblent insurmontables, mais qui ne nous tuent pas et nous rendent plus forts. T’sais, ce dicton-là. Sauf qu’elles menacent aussi de nous rendre plus amers, de nous faire jurer plus jamais. Je n’ai pas tellement de conseils à donner, parce qu’on ne sait pas toujours comment on a fait pour ne pas s’écraser et se briser pour de bon dans la chute, ni pourquoi on ne s’est pas abandonné à la rancoeur. On en garde quelques petites coches, mais le corps oublie la douleur, comme dans un mécanisme qui sert l’espoir. Du trou noir il ne nous reste parfois que des écrits, qui témoignent du chemin parcouru et du fait qu’on a eu mal, tandis que le coeur s’avère être encore capable de battre pour quelqu’un parce qu’il n’était finalement déchiré que sur la couture. On est vraiment plus fort qu’on pense.

Ça fait que. Au début du chapitre, à mon enfant aux yeux lumineux je chantais des berceuses, et je l’écoute maintenant me lire des livres. Le temps a passé et fait grandir les plus petits, puis peut-être aussi les plus grands, et c’est sur cette image qu’elle et moi on saute enfin en bas du nid. Ce n’est pas que notre royaume est devenu trop étroit, mais le besoin d’une forteresse est lentement disparu, au fil de la track et à la croisée de celle d’un grand amour qui m’attend au bas de l’escalier avec mes plantes dans une boîte et ce sourire qui me transporte. Comme moi, ces murs sont maintenant prêts pour une nouvelle histoire.

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J’ai fait le tour des pièces pour me souvenir de l’angle du soleil dans les fenêtres à changer, fait le tour de mon royaume une dernière fois avant de commencer à le vider. Dans ma chambre, je me suis arrêtée devant un dessin acquis dans une vie d’avant et qui ne m’avait jamais frappée. J’ai eu un grand frisson face à cette voie ferrée qui traversait la feuille. Comment était-ce possible de ne l’avoir jamais remarquée? Cette scène, si je l’avais écrite, nous aurait fait hurler à l’impossible. Seigneur, j’oserais jamais scripter une affaire de même! Mais cette dernière synchronicité, cette boucle qui se boucle, est à l’image d’une magnifique et étonnante track : la mienne.