Le feu de Bengale

3h41. J’avais perdu le tour de faire de l’insomnie. À quel point j’allais être oblique le lendemain? Je cherchais la réponse dans les lignes du plafond.

Je me suis levée pour aller manger une tranche de pain blanc et un petit yogourt en regardant le parc. Seigneur, pour le glam de la scène on allait pouvoir repasser, malgré mes belles culottes. Ça aurait peut-être pu faire une annonce, t’sais comment le marché du yogourt est donc vaste et qu’une gamme de produits laitiers nocturnes pourrait certainement être la prochaine nouvelle affaire. Mais je ne maîtrisais pas assez bien la technique : faut avoir passé du temps sur des plateaux de pub pour savoir qu’il existe une seule bonne façon de se farcir d’une cuillerée de quelque chose. Comme si, devant sa tévé, on risquait d’avoir une opinion défavorable sur le maniement d’ustensile d’une comédienne. Mis à part des VP marketing assis dans une van de production à feuilleter des People entre deux prises, je n’avais jamais vu personne d’autre se pencher sur le sujet. Et parmi mes plus beaux souvenirs, il y avait certainement la madame d’une chaîne de fast food – mettons Burger King – qui avait flippé en prétextant qu’un figurant tenait son hamburger comme – et là je paraphrase – un vrai débile. C’est-tu moi, ou y’a beaucoup trop de gens qui se posent de bien mauvaises questions?

J’ai fait rouler mon fil Facebook du bout de l’index, malgré qu’on m’ait répété 100 fois de ne pas allumer d’écran en milieu de nuit. Le chocolat avant de me coucher, le café en après-midi, le travail à l’ordi jusque sur l’oreiller : au fil de mes années de gloire insomniaque, j’avais tout banni, avec pour seul résulat une frustration redoublée devant l’échec. Faque. Aujourd’hui sauf aujourd’hui, je dormais comme une personne presque normale, malgré la caféine. Des fois, c’est toute dans tête. Bonjour, mon nom est Tanya et je suis la poster girl de cet énoncé-là.

Sur fond bleu, j’ai vu passer un autre message de sympathie, le troisième depuis la veille. Un garçon avait perdu son amoureuse, et des amis communs publiaient sous son statut terrible de tristesse. Je ne connaissais ni la disparue, ni celui qui l’avait aimée, mais sa détresse me bouleversait. De quoi on meurt, à 37 ans et sans avertissement? J’ai cherché un peu, pour tomber sur un accident de voiture. J’étais à un degré de séparation du ça n’arrive qu’aux autres.

Voir un visage s’éteindre au terme d’une maladie déchire, mais apprendre que la personne avec qui on partage ses fins de journée est partie sur la pointe des pieds doit nous marquer le coeur d’un plus grand trait encore. Peut-être que cette dernière fois-là t’avais pas été drôle, peut-être que t’avais pas dit je t’aime, peut-être même que tu t’étais chicané. En même temps, on n’est pas Tom Cruise personne, à vivre comme si chaque jour était le dernier. Dans la vie comme en amour, ça en prend, des moments où on mange un petit sandwich au baloney en fixant le mur avant de se dire à tout de suite avec un bec vraiment très moyen. Et même si on se quittait toujours avec un pétard pis des cotillons, est-ce que ça changerait quelque chose à la profondeur du drame qui pourrait suivre? Same old : je n’avais aucune réponse à mes trop nombreuses interrogations.

Je pensais tellement fort que j’ai eu peur de réveiller tout le monde. Je me suis dit qu’on était programmé pour voir loin. Quand je serai grande, quand j’aurai fini l’école, dans un petit bout ça ira mieux, un jour je dormirai… Nos têtes nous crient avec la certitude d’un dictateur qu’on n’est pas supposé tirer sa révérence à 37 ans. C’est-tu une bonne affaire? La perspective d’une finitude ne motive pas tout le monde à aller être misérable sur l’Everest ou à se garrocher du haut d’une falaise bucolique pour risquer le flat de sa vie. Combien, au contraire, si on leur apprenait qu’ils allaient mourir ce soir, passeraient leurs dernières heures complètement paralysés à regarder des annonces de hamburgers même pas sur mute? J’ai eu envie de lever la main, seule dans le salon à maintenant 4h18. Comment une fille qui hait même les au revoir insignifiants pourra gérer celui qui précédera peut-être sa propre mort?

Mine de rien, le sommeil s’était lentement remis à m’envelopper la tête, et mes réflexions déjà lousses commençaient à s’évaporer dans toutes sortes de direction. L’affaire avec les réveils nocturnes, c’est que la tête fait 4000 tours/minute en première vitesse. J’étais passée d’observations sur le monde du yogourt à des théories sur l’éphémère avec Guillaume Lemay-Thivierge et son école de parachute en background. J’ai placé ma cuillère dans le premier panier d’ustensiles du lave-vaisselle et je suis retournée me glisser sous les couvertures contre un dos réconfortant. À quel point j’allais être oblique le lendemain matin? Je ne le savais pas. Mais je quitterais probablement ceux que j’aime en agrémentant mon babaille d’une couple de balounes et d’un petit feu de Bengale. Juste au cas.