La vue d’en haut

Ce matin de décembre là, à travers la porte entrouverte, je l’avais vu placer ses cheveux, concentré. « Il se peigne pour une autre ». L’idée était passée en coup de vent sans s’arrêter, m’empêchant de la virer de tous les bords. J’avais déposé ma tasse à moitié vide dans le lavabo, la tasse que sa grand-mère m’avait donnée, celle avec un coq, puis j’avais dit à ce soir. Des fois, la tête nous amène sur une piste puis change d’idée, parce qu’on n’est peut-être pas encore prêt pour la grande scène. Ce matin de décembre là, j’avais fait le tour de la supposition en une seconde, et je n’y avais plus repensé. Un mois plus tard, il partait rejoindre celle pour qui il se mettait en plis depuis quoi? Des semaines? Des mois? L’histoire ne le dit pas parce que l’info ne m’aura finalement jamais intéressée. On a juste un passé, vaut mieux s’arranger pour ne pas le teinter de gris là où il y a encore de la couleur.

Je me rejouais cette affaire ancienne sans grande émotion en écoutant mon voisin qui racontait, en avalant l’air du wagon, le récit de l’ex revenue la veille pour chercher ses dernières choses. Je regardais ma bouche en ellipse dans la vitre, heureuse d’être contente et contente d’être heureuse. Je n’avais pas peur de me frotter à la tristesse de l’amoureux brisé, pas parce que je manquais d’empathie, mais parce que le bonheur par en avant, j’y avais cru, et je m’y étais rendue. J’y serais pour combien de temps, l’histoire ne le disait pas non plus, mais fallait faire l’effort de ne pas questionner l’avenir. Avant de débarquer à Sherbrooke, l’homme a jeté un seul et dernier regard bouleversé vers le collègue qui lui souhaitait de joyeuses Fêtes malgré tout et moi j’ai murmuré better days ahead dans sa direction.

À Beaubien, j’ai pensé à cette soirée d’il y avait deux étés où j’avais souri au « Moi ch’t’un gars d’espoir » lancé par l’ami avec qui je partageais une bière dans le gazon du parc. Rapide sur le cynisme, j’avais d’abord trouvé les mots un peu trop légers. Je les avais regardés voler comme des mouches à feu dans l’air chaud du mois d’août, insectes trop lyriques, pour finalement arrêter de jouer les dures et les attraper, sans me brûler. J’étais une fille d’espoir moi aussi, fallait l’assumer.

Je suis sortie à Jean-Talon sous une pluie tiède qui s’était trompée de saison. 2015 tirait à sa fin dans une chaleur qui ne me plaisait pas tant que ça. Le dehors manquait de lumières qui scintillent sur les branches glacées, manquait de phrases qui laissent des traces dans l’air, manquait de poésie d’hiver. Ça ne sentait ni Noël ni les vacances, et je me demandais si j’étais la seule dont l’odorat faisait défaut. Pas que j’aime la saison, mais sa job est aussi de nous faire cligner comme des marmottes éblouies quand arrive le printemps, blasés de froid et de paysages monochromes blancs depuis des mois. L’importance des angles et de la perspective. Dans trois jours mon père mourrait pour la cinquième fois et je me suis surprise à repenser au chapitre sans grande émotion là non plus. Pas parce que je ne m’en ennuyais pas, mais parce qu’avec le temps, les images de bras forts et de réveillons en pyjama tassent celles en forme de lit d’hôpital. Encore une fois, j’arrivais à tenir le crayon gris à distance des beaux souvenirs.

En rentrant chez moi, j’ai pensé à l’amant du métro qui se coucherait seul ce soir, en étoile dans son lit dans une chambre où il ne traînerait plus rien de ses affaires à elle. J’ai réfléchi à son décembre à lui, à son point de chute, à ce qu’il en tirerait peut-être dans un an puis cinq. Je me suis demandé si ceux qui traversaient la vie sans jamais vivre et survivre aux épisodes violents étaient chanceux ou pas. J’ai été tentée de répondre non. En fait, j’en étais certaine. L’importance des angles et de la perspective. Mon cerveau ne retrouvait plus le chemin vers cette douleur depuis longtemps, je n’avais plus de points de contact avec les tremblements du vide, ce qui brouillait peut-être les cartes, mais avec la distance, j’étais à même de dire qu’aussi pénibles étaient les chutes, aussi belle pouvait ensuite être la nouvelle vue d’en haut et encore plus scintillant pouvait redevenir décembre, pour peu qu’on choisisse l’espoir. J’ai porté à mes lèvres la tasse à moitié pleine, celle avec un coq, et j’ai envoyé un mot d’amour à celui qui avait, cette année, rallumé toutes les lumières et plus encore.

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