Les petites choses autour

Je remplissais mon bac à glaçons en le tenant en angle : l’eau coulait d’abord dans les deux premiers trous, puis inondait les suivants en cascade, et ainsi de suite jusqu’aux derniers. Je contrôlais une version miniature de l’escalier du géant, pour alimenter mon pays en glaces à cocktails.

J’ai quitté des yeux mon projet de société pour regarder par la fenêtre. Encore cette année, je trouvais charmant que des voisins aient installé des lumières de Noël à l’arrière de leur bloc pour désennuyer les cuisines autour. Chu d’même. Mon cynisme est une arme qui ne pèse pas lourd devant la beauté des petits gestes.

Le temps des fêtes remballait ses artifices, son arbre géant séché dans le coin de la salle à manger, les branches figées dans un angle fatigué. Sous la table du balcon, j’ai vu le goulot de la bouteille de champagne qu’on avait sabrée la veille. J’ai jeté un coup d’oeil rapide à la boîte de Vicks rouges qui traînait sur le comptoir, certaine pour la cinquième fois que c’était mon téléphone qui s’allumait sur un message. Je me suis essuyé les mains, j’ai pris une gorgée de café tiède, puis j’ai enfilé mes souliers de course. Mon corps criait non en pensant aux verres de bulles, mais fallait c’qu’y fallait.

Dehors, l’air frais m’a réveillée d’un coup, et j’ai couru d’un bon pas jusqu’au parc Jarry. Boutonnée jusqu’au menton, la tuque juste assez serrée, je croisais des coureurs au cou dégagé, réchauffés par le trajet. J’avais les pieds gelés et une couple d’autres kilomètres à faire avant d’avoir la tête vide, mais je comptais bien revenir l’âme et le manteau dézippés moi aussi.

On a beau savoir qu’il s’en vient, le néant sidéral du début janvier nous rentre toujours un peu dedans. J’ai évité une plaque de glace en me disant que celui de cette année n’était pas si mal, que rien n’était inatteignable sur ce qui commençait, après trois coins de rue, à ressembler à une courte liste de résolutions. Porter mes lunettes plus souvent devant un écran, j’étais presque certaine de pouvoir faire ça.

Il y a des années qu’on amorce avec l’impression de nager autour de l’endroit où on devrait se trouver, sans trop savoir comment changer l’ellipse, et on se décline alors une liste dans toutes les directions. Je ne pataugeais pas nécessairement dans une mer bleue et calme, mais mettons que l’eau se tenait entre 78 et 80, et que, sur la pointe des pieds, je touchais au fond. Ça me semblait pas mal pour un 2 janvier. Et aussi pour la suite des choses.

Revenir sur les quatre dernières saisons avant d’enligner les quatre prochaines, c’est une affaire d’adulte. En même temps, si, enfant, j’avais perdu du temps sur des rétrospectives annuelles, je me serais donné de grandes tapes dans le dos à chaque 31 décembre. Par exemple, assister à l’épluchette de blé d’Inde du Club Optimiste de Gatineau et voir un combat de la WWF à Cornwall le même été, voilà qui avait été une année faste doublée d’une franche réussite. OK, les attentes étaient moins grandes dans ce temps-là, où on s’émerveillait devant une chip ranch et où nager dans une piscine à 58 ne rimait pas avec infarctus ou amputation d’un testicule. Mais quand même, il y a peut-être une morale à l’histoire : pas de viser bas, mais d’apprécier les affaires moins grandes. Peut-être? Après tout, c’est dans les gradins de mon unique gala de lutte que j’ai compris que les adultes n’étaient pas nécessairement wise, surtout gréés d’un gros doigt en styromousse. Si ce ne fut pas le plus bel après-midi de ma vie, ce fut certainement celui d’une grande leçon.

Au nord du parc, après avoir confirmé l’utilité de mes lunettes, j’ai estimé qu’en 2015 je devais lâcher Facebook un brin. Eh boy. Comme liste, on avait vu mieux. Pire encore, c’était juste pour la forme, parce que j’allais sûrement échouer. Viser la haute direction de la Banque du Canada était plus réaliste qu’arrêter de me commettre quotidiennement sur un fond bleu et blanc, avec mes lunettes ou non dans la face. Il me restait trois kilomètres pour trouver autre chose. Mais est-ce que j’en avais vraiment envie?

J’ai bu une gorgée d’eau à côté d’un écureuil qui grignotait un bout de cheeseburger, en équilibre sur le bord d’une poubelle, pendant que dans les fenêtres du gym 24h au coin de la rue des hommes en ceintures de musculation soulevaient des poids aussi ridicules que leur ratio tête/cou. Je courais sur Death From Above 1979, et j’ai rejoint l’île du parc Jarry sur un yeah parfait, à 1:31 de Nothin’ Left.

Si j’avais pas eu peur de passer à travers la glace et de m’évanouir – pas obligatoirement dans cet ordre-là, merci à la Veuve Clicquot –, j’aurais sprinté sur l’étang gelé. Parce que je venais de trouver. Continuer à essayer de transformer les petites choses autour en plus grandes affaires, ça me semblait assez porteur comme résolution. Les autres cases se rempliraient ensuite toutes seules, comme dans un bac à glaçons.

 

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La vie sur play

J’avais la tête dans la main gauche et mon coeur battait dans mon oreille, comme le bruit feutré des dés qu’on brasse dans le gobelet du backgammon. À force de danser, le dernier Gin Tonic de la veille s’était bu comme une limonade de Boston, celle qu’on avale en deux gorgées en juillet dans le North End. Mais de retour au matin il neigeait de la pluie et pleuvait de la neige, et les gens hésitaient entre leurs parapluies et leurs capuchons bordés de restes de renards chinois. Je n’avais aucun des deux et mes cheveux dégouttaient dans ma manche.

Un itinérant est entré en dansant, mais j’étais trop loin pour entendre ce qu’il chantait dans son foulard carreauté. De bonne humeur, il s’est approché dans rien de moins qu’un pas de rumba croisée, juste assez pour que je reconnaisse Sex Bomb. Avec la voix de Louis Armstrong. Oh qu’on jouait dans une autre ligue de références, mais j’ai quand même choisi d’apprécier le spectacle du coin de l’oeil seulement, parce que mal averti est celui qui regarde franchement les démonstrations comme celle-là. Il n’est effectivement pas dit qu’un homme qui interprète un hit de mononcle avec un certain don d’imitation ne cache pas d’autres talents, comme celui, par exemple, de surprendre tout un wagon jusque-là amusé en criant à un passager souriant « I’m gonna rip your head off » au milieu du refrain.

J’ai scanné les alentours. Devant moi, un homme immense dans un manteau de coach de football était absorbé par la lecture d’une partition de Jobim. À ma gauche, un monsieur portait une tuque Germany dont je ne voyais que les quatre premières lettres, et la femme à côté de lui paradait un curieux manteau en peluche, peut-être pour illustrer ce que je lisais sur le chapeau de son voisin. Mon oreille droite captait malgré elle une conversation entre deux filles qui jasaient fort et sans filtre. « C’t’un ostie de fuck-all, y f’ra rien dans vie c’te gars-là. » Du haut de mon âge, j’avais envie de leur dire qu’on ne savait tellement rien de ces affaires-là, et que de toute façon, la définition de faire quelque chose, c’était pas mal subjectif. La vie, c’est un jeu de hasard autant que de stratégie. Et il y aurait eu de la place pour une ou deux analogies sur le thème des dés là aussi.

Chaque fois que je regardais dans sa direction, l’amateur de bossa-nova levait les yeux. Ça ne me laissait plus beaucoup d’options. Je métabolisais l’alcool de la veille et ma machine à inventer des vies aux gens autour ne s’allumait pas. J’ai fixé les portes un instant, le temps de réinterpréter le pictogramme de la STM. « Prière de ne pas flasher vos parties génitales à l’ouverture des portes » était tout ce que je pouvais trouver. L’exercice était pas mal plus l’fun à plusieurs.

C’était quoi, l’histoire de ces gens-là? Le manteau en poils de mascotte, le bonnet allemand, le géant qui apprenait Desafinado? Et l’autre monsieur timide, au fond, avec une grafigne sur la joue et un chat obèse qui boudait dans sa cage? En fait, ce qui m’intéressait c’était pas tant la réponse à la question que la forme qu’elle prendrait. Est-ce que l’un se raconterait par ses drames personnels, alors que l’autre se résumerait par un je viens d’Abitibi et j’ai deux enfants, plate comme les trois lignes d’en-tête d’un formulaire de Revenu Québec? C’était peut-être le lyrisme de la réponse qui en dirait le plus sur la personne.

Et moi, qu’est-ce que je répondrais?

J’ai pensé à ça six, sept secondes, puis j’ai sorti mon iPod de ma poche en m’éraflant le dessus de la main contre la fermeture éclair, coincée dans mon manteau trop chaud, mon foulard et mon sac, dans une aura de statique qui aurait alimenté un petit pays en électricité. Il y a pire que voyager en métro l’hiver, mais des bouttes, ça devient quand même assez déplaisant. J’ai cliqué sur l’album que j’écoutais en boucle depuis une semaine. Je ne suis pas une fille qui shuffle.

Peut-être que je pourrais répondre ça.

Les boutons de volume de mes écouteurs blancs fonctionnaient aussi mal que ma tête, et en sortant du métro, mes condiments d’hiver enfin en place, j’ai réussi à remettre la main dans ma poche pour baisser le volume. Sur la rue, dans l’odeur d’exhaust d’un autobus scolaire comme dans une machine à voyager dans le temps, je me suis retrouvée dans le même espace qui m’aspirait quand j’avais les jambes pliées contre le banc devant moi, dans l’autobus jaune comme mes écouteurs de l’époque, un band d’alors dans la tête, pareil-mais-très-différent de celui que j’écoutais là.

« Sa vie c’t’une toune de Guns’n roses. » Le mois d’avant, j’avais ri fort à la comparaison d’un ami, qui venait de décrire avec justesse le parcours mélodramatique d’une connaissance commune. Mais je m’étais ensuite demandé quel artiste représentait le plus fidèlement mon chemin à moi. J’avais bien sûr évité de poser la question, ne souhaitant pas risquer qu’on me réponde quelque chose comme « Tom Jones », par exemple.

Ce que je savais, c’était que j’allais d’un album en boucle jusqu’à l’autre, d’un bouton repeat au suivant, pour me tenir le plus souvent possible à cet endroit-là, celui au centre de la poitrine dans lequel on entre par la première mesure d’une pièce. Cet espace qui aspire peu importe que les écouteurs soient branchés à une boîte à musique jaune ou blanche, et où, après s’être un peu perdu dans les petites longueurs tranquilles ou dans les peines, on souffle en se disant « OK, c’est ici que j’étais ». Le bout du doigt en forme de clé, on clique sur play pour y entrer, pour s’élever à sa vraie hauteur et danser sur la face de ce qui nous en empêche, juste entier, hors du temps. Pour vivre les scènes de la vie comme celles d’un film, en version magnifique de soi-même. Plus tard, les trames d’avant nous ramènent par où le coeur et la tête sont passés, et confirment qu’on est différent-mais-pareil-à-la-fois. Qu’au centre de soi, à cet endroit-, on est toujours en un morceau.

C’était quoi mon histoire, à moi? Le coeur me battait dans les oreilles; il y avait un bout de la réponse là. Je me raconterais peut-être avec une playlist.

Décembre

Ce matin-là, à l’heure de pointe, j’ai suivi un chou-fleur et un gros navet. Ça va, on n’a pas tous le même horaire de vie, mais je trouvais drôle de porter sur mes épaules le poids d’un ordinateur et d’un deadline alors que l’homme devant moi transportait un petit sac de légumes beiges.

Le chanceux ne courait pas après les minutes et était même paré de culottes de jogging. Mais entre ma journée et celle que je lui tricotais dans l’équivalent du phentex, je préférais mon jeudi. C’est surtout parce que l’odeur du bouilli me ramène aux dimanches d’automne de mon enfance, que je scrappais de bord en bord dans l’anticipation du retour à l’école. Le soir, dans les effluves des plats que ma mère avait cuisinés pour la semaine, le thème des Beaux dimanches m’achevait avec son piano tragique et son «Mesdames et messieurs, bonsoir », l’indicatif officiel de la fin du bonheur. Tu pouvais donc aller te faire plaisir avec ta rabiole, gars. Je ne souffre pas de dépression saisonnière et on va garder ça comme ça.

Au tourniquet, j’ai oublié de sortir ma carte et je me suis payé ma fêlure mensuelle du pelvis. C’était quand même moins gênant que la fois où j’avais essayé de passer avec ma carte d’assurance-maladie. Bref, quand on ne peut pas compter sur la mémoire des gestes à 8h le matin, les ressources sont minces, et on craint pour le reste de la journée. Avec raison.

Le midi, en sortant de l’univers parallèle du Montréal souterrain, je suis passée devant un homme et son chien, assis sous une dizaine de couvertures. Ironiquement, ils étaient à quelques pas du ridicule Doggy Couture, un magasin qui, je l’espère, stimule le reflux gastrique chez la majorité d’entre nous. Sur ses genoux, une affiche : « Je m’appelle Frédéric. Je suis né le 28 novembre 1984. Aujourd’hui j’ai 30 ans. » Est-ce que c’était vrai? Peu importe. Mon coeur s’est engourdi sous l’uppercut. J’ai marché quelques coins de rues, de plus en plus lentement, puis j’ai fait demi-tour.

J’étais à un mètre de lui, à me demander ce que j’allais bien lui dire, guidée par tout sauf ma tête, quand un passant a involontairement donné un coup de pied dans son argent. Commotion. L’homme s’est levé, des gens se sont excusés, le timing n’était plus bon. Je n’ai pas su quoi faire, ce n’était pas dans l’ébauche de mon script. Dans la mêlée, j’ai pris quelques sous, les ai placés dans son verre puis lui ai souhaité bonne fête, timidement. J’ai regretté mes voeux absurdes alors que je les prononçais, parce que, eille, comme entrée dans la trentaine, on avait certainement vu mieux, mais il a levé la tête et m’a remerciée. J’ai marché jusqu’au travail, pas tellement bien dans mes bottes.

Le soir, à Laurier, un homme âgé m’a lancé un hochement de tête poli, un genre de bonjour ma petite dame en s’assoyant face à moi. On jouait soudainement devant la caméra de Gilles Carle, en 1972, dans une quincaillerie de région. J’ai répondu par un sourire, parce qu’on serait bête de ne pas rendre ceux qui ne s’échappent pas de faces de psychopathes. Peut-être aussi parce que, rendue là dans la journée, j’aurais préféré être en habit de neige une-pièce à écouter jaser des monsieurs comme mon père, dans un magasin général quelque part. Je commençais même à me raviser au sujet de l’option bouilli.

Décembre approchait, et il fallait trouver encore cette année une façon de le mettre à ma main.

J’ai fixé l’homme au teint grisâtre qui se tenait debout à la droite du monsieur rétro. Cette personne n’était pas en bonne santé. J’ai pensé à mon père, à cet instant où, assise avec lui dans le salon, j’ai compris que là, juste là, on empruntait du temps. Le combat était devenu visible en surface, dans son visage, dans la façon qu’avait le fauteuil de l’avaler. On a ensuite volé deux, trois semaines, pleines de ce cliché littéraire que je n’aimais pas, celui de l’homme plus grand que nature réduit à quelque chose comme une ombre. Jusqu’au 21 décembre.

Les yeux dans le brouillard, fixés sur les mains du passager au visage cendre, j’ai cligné fort pour chasser le souvenir de ma tête. Je n’avais pas besoin de revivre le moment, celui de la perte qui prend par surprise en se jouant avant le temps, plus violente que le vrai départ parce qu’on n’a jamais ressenti aussi fort qu’à cet instant des mots qui, si on les prononçait, briseraient le coeur du père qui n’a pas fini son travail de père : pars pas.

Wo. J’avais été sur le point de laisser un inconnu au mauvais teint me voler ma fin de journée. Uncue l’envolée dramatique des Beaux Dimanches, juste à temps. À Jean-Talon, je me suis levée, et en passant mon sac par dessus ma tête, j’ai souhaité bonne soirée au vieux gérant de quincaillerie, comme une première droite à décembre. Mon père était parti, mais il était partout.

Le parapluie

Si j’avais un parapluie-canne ou une canne parapluie — on s’obstinera pas sur les mots —, je saurais exactement comment le porter quand il est fermé. J’ai peur d’être la seule à avoir compris que, tenu à l’horizontale, il devient une arme blanche, ou bleue, ou verte. Il semblerait en effet que ses propriétaires ne soient pas conscients du pouvoir qu’ils ont de monter des brochettes avec les gens derrière eux. Eille, gang, une fin de semaine de conscience du corps au Vermont, peut-être? Ceci explique donc pourquoi, l’autre matin dans les escaliers de Place-d’Armes, j’ai involontairement freiné un gros parapluie noir avec mon plexus solaire.

On finit par l’oublier, mais se faire pinner l’abdomen, c’est assez déplaisant. Pourtant, quand on se transporte en commun tous les jours, on vit des petites invasions personnelles comme celle-là à répétition. Certains matins on est bien blindé, le coeur et la tête coatés d’un reste de gâteau pour déjeuner, alors que d’autres on aurait envie de s’écorcher au gant de crin sous un jet d’acide chlorhydrique en arrivant à destination, convaincu que tout le méchant du passager voisin s’est transféré sur nous par osmose.

Ce matin-là, j’avais en tête une conversation récente sur les mathématiques, et en reprenant mon souffle j’ai vu passer des diagrammes de Venn : un paquet de petits cercles qui se côtoyaient puis s’emboitaient dans le carnaval du métro. Pour ma part, le schéma de la rencontre entre mon espace et celui d’une femme qui m’avait ouvert le troisième chakra ne présentait pas de délicieux centre mou, mais ça ne voulait pas dire que les autres diagrammes autour ne pouvaient pas générer de rencontres heureuses. Parce que des sourires et des croisements de coups d’oeil qui seraient prometteurs, y’en a certainement un pis deux qui se gaspillent sur la ligne orange.

Mon deuxième café est entré au poste au bout du Palais des congrès. Dans les portes tournantes, l’autre moitié de ma tête s’est réveillée et je me suis demandé si on était tous coupables, à un moment ou à un autre en relation, de se contenter d’une conjonction malheureuse ou de ce syllogisme classique : comme tu es ceci de bien et que je suis cela de bon, forcément notre point de rencontre devrait nous faire sourire. Eille, hélas, non.

Quand l’espace où nos cercles s’emboitent est un parapluie qu’on reçoit en pleine poitrine ou encore qu’on ouvre trop souvent parce qu’à la jonction de nos touts le ciel est couvert, le raisonnement théorique devrait être rapidement vérifié, et on devrait réagir. C’est simple et pourtant pas tant que ça à la fois, à preuve le temps qu’on accepte parfois de passer au centre à se hachurer. Les raisons sont nombreuses, parfois bonnes, parfois non, mais pour trancher faudrait consulter Louise Deschâtelets. Des passages obligés, comme les cours de maths? Peut-être ben aussi.

J’ai monté Bleury en me disant que plus jeune, la poésie des mathématiques m’inspirait autant qu’une tisane diurétique. Mais depuis un petit moment déjà, je la voyais partout et elle côtoyait celle des mots. La tisane de queue de cerise ne me faisait pas plus d’oeil, mais j’avais peut-être enfin la maturité pour apprécier les nombres? En tout cas, ce que je concluais, c’était qu’en additionnant un et un on obtenait parfois zéro. Une opération binaire de base.

Sur René-Lévesque, le vent se lançait contre les murs, d’un bord à l’autre du boulevard. Les cheveux dans une main, j’ai pensé que c’était bien de savoir que contre les frontières d’un ensemble où il n’y a rien pour soi, on peut nous aussi rebondir à l’infini sans jamais se rendre nulle part.

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Les bas de nylon

J’écrivais un rôle à l’une des deux madames assises face à moi, celle qui portait une chaînette à la cheville gauche, sous un bas de nylon. Je me demandais d’ailleurs comment on enfilait, sur un bijou, un matériau aussi fiable que le kleenex, mais en la regardant nettoyer ses lunettes je me suis rappelé la technique apprise par ma mère pour se glisser dans un collant sans y laisser de mailles. Ma mère qui, à l’époque et en réponse à mes rechignements, m’avait lancé que j’étais mieux de m’habituer, fille, parce que j’allais devoir en porter toute ma vie. Vraiment? Laissez-moi me féliciter ici d’avoir coché sur ma liste de vie deux objectifs identifiés très tôt : ne pas habiter à un endroit qui nécessite une escale quotidienne au métro Longueuil, et ne pas porter de bas de nylon.

Donc, je fixais la petite chaîne coincée croche dans la résille en imaginant la femme assise sur un récamier zébré aux accoudoirs gold avec les deux mains dans le pied gauche de son bas pour l’étirer, quand le métro a freiné subitement. Un homme qui était debout bien droit, les bras le long du corps, a perdu pied et s’est retrouvé sur ses cuisses. Ses cuisses à elle, la madame au récamier. J’ai regardé les deux protagonistes se fâcher : elle parce qu’elle avait reçu quelqu’un dans les genoux, et lui parce que sa masculinité en avait souffert un peu. Sans s’excuser, il a repris sa place près du poteau pendant qu’elle replaçait sa jupe, irritée. J’ai cherché un sourire, mais de toute évidence, tout le monde dans le wagon était plus mature que moi.

Malgré l’incident, l’homme n’a pas cru bon agripper le poteau pour la prise deux et j’ai eu envie d’en faire le porte-parole de tous ceux qui ne se tiennent pas en lui demandant si l’objectif était qu’on admire leur stabilité. Eille, peut-être qu’on aurait enfin la réponse à cette fameuse question. Je sais pas, on est-tu supposé conclure quelque chose au sujet de leurs quadriceps? De leur force mentale? C’est certainement pas juste des cas de germophobie galopante. Bref, ça m’échappe, là. Parce que dans mon guide d’usager à moi, ça suit la même logique que porter un manteau d’hiver en hiver : c’est très correct et normal de se tenir après les poteaux du métro, les gens. Je dirais même que c’est presque un signe d’intelligence de base, et ça évite, notamment, d’aller s’effouérer sans style sur une passagère à deux mètres de soi.

« Pis là t’encules tout l’monde parce que tu t’en vas dans l’Sud au fucking sunshine. » L’homme à ma gauche pensait lui aussi aux manteaux d’hiver en s’exprimant avec moult superlatifs. J’ai pris ses mots en note, certaine qu’autrement j’en oublierais le phrasé exact. Ses compagnons d’infortune, en bottes de construction, partageaient ses impressions avec des envolées chrétiennes. En plus d’une grande admiration pour une utilisation impeccable du mot « ciboire », le sacre le plus difficile à rendre, j’éprouvais beaucoup d’empathie : travailler dehors à -25, c’est pas comme être assis devant un écran à téter un café en chialant parce qu’il est rendu tiède et que le micro-ondes le plus proche est juste un peu trop loin. Mon ami Guérard vous dira que c’est bien pire être un gars de construction en été, sur un toit à 30 degrés, mais moi je pense que c’est le roux en lui qui parle. Bref, on sentait que le temps froid qui nous frappait pour la première fois de la saison jouait déjà dans toutes les têtes.

En sortant du métro, j’ai enfilé mes gants magiquesMC qui n’avaient de magique que le nom, à moins qu’on entende par là que de les porter c’est comme rien porter pantoute. Le froid mordait déjà les cuisses; le temps était crisp, comme on aurait dit en anglais. J’ai marché en concluant qu’il y avait des journées comme celle-là, où on n’apprenait rien d’important. Il n’y avait pas non plus de morale à en tirer, si ce n’est que des fois, c’est bon de slacker sur le « vis chaque jour comme si c’était le dernier ».

J’ai quand même espéré pendant une seconde que cette journée ne soit pas ma dernière, parce que je quitterais ainsi ce monde un jour de bol de céréales pour souper. Mais quand même, c’est correct aussi de prendre une pause des grands dictons de vie à 100 milles à l’heure et de juste apprécier les petites scènes de rien qui se jouent autour. Ça nous rappelle, par exemple, qu’une petite chaîne de cheville, ben c’est pas tellement beau, et que les objectifs moins grandioses sur notre liste de vie ont parfois plus d’incidence sur notre bonheur qu’on peut l’imaginer.