Le train de la nuit

Je me suis couchée sur le côté droit, mes bouchons dans la main gauche. Sans bouger, j’ai écouté le voisin déplacer sa poubelle, le bruit du boulevard derrière, le cycle de rinçage du lave-vaisselle. « Ça te dérange-tu si je mets ma musique? » Je me suis rappelé les paroles d’un ancien amoureux, répétées chaque soir en guise de bonne nuit avant d’enfiler ses écouteurs.

Non, ça me dérangeait pas. Il avait été un temps où dormir n’était ni un défi, ni le moment le plus solitaire de la journée. Mais il y a l’hérédité, qui finit par rattraper. Je descendais d’un grand-père qui se levait à 4h pour cuisiner des tartes aux dattes, et d’un père qui mettait le pied hors du lit aussitôt qu’il ouvrait les yeux; je n’y échapperais pas. Or, je n’étais pas Grégory Charles, qui apparemment faisait de grandes choses avec ses heures d’éveil supplémentaires, comme apprendre Copacabana pour la chanter on cue devant un public de madames émues. Je ne faisais pas non plus de desserts aux fruits à l’aurore. Moi, je fixais le plafond ou le mur à ma droite au rythme de la respiration de l’homme de mon coeur, qui soufflait en 4/4.

Dormir me semblait maintenant comme une petite mort. Pourtant, à force de manque de sommeil, je raccourcissais certainement mon passage ici. La belle ironie. Mais après un certain âge, tout le monde semblait fatigué anyway; pour une fois, je serais peut-être celle qui s’endormirait avant vous.

Je me suis tournée sur le dos, même si je savais que je ne pouvais pas m’assoupir dans cette position-là. Ça faisait partie du cycle. Dans le duplex à l’arrière, j’ai regardé quelqu’un traverser lentement une chambre pendant que je chantonnais tout bas. Chacun de leur bord, les insomniaques ne s’amusaient pas tant que ça.

I want to love you but I get knocked down
I want to love you when I’m lying in the ground
I want to show you but I can’t break free
To be the one that I should dare to be

J’ai étiré le bras pour prendre mon téléphone. Je voulais savoir pourquoi j’écoutais cette pièce-là en boucle. Quelque chose dans la lenteur qui l’enveloppait. Une basse fretless, un Wurlitzer, une voix du passé. Une toune comme une couverte sur un divan, qui ne révolutionnait absolument rien, mais dans laquelle on s’enroulait pour se coller. Un vieux tissu doux, une poitrine de gars, une lueur de fin de soirée. T’sais, des fois, les formules éprouvées.

J’ai ajusté la luminosité de mon écran pour ne rien troubler du décor. Deux trois personnes traînaient sur Facebook, en attendant elles aussi le train de la nuit. L’une d’elles publierait peut-être un cri du coeur, il est 3h pis je dors pas, quelque chose comme ça. I feel you, gars, mais va te faire une toast, ou apprends Copacabana. J’ai cherché ma chanson du jour et j’ai trouvé pourquoi je l’aimais : « The band recorded it by themselves, late one night. »

Non, chacun de leur bord, les insomniaques ne s’amusent pas tant que ça. Il faut les réunir dans le noir, à l’envers du monde endormi, les laisser tisser des belles affaires dans le matériel weird de la nuit. Mener du train au lieu de le prendre.

J’ai senti que le wagon s’approchait enfin, et j’ai mis mes bouchons, le seul moyen efficace que j’avais trouvé pour ne plus entendre l’obscurité qui m’invitait à rester. J’ai regardé la silhouette tranquille de mon homme, et j’ai glissé ma main sous son dos, espérant le rejoindre à bord, la tête pleine d’une musique écrite à une heure qui n’avait plus de secrets pour moi.