Le désordre des choses

J’ai mis le pied dans le complexe funéraire et j’ai retenu mon souffle devant l’écran, où défilaient les photos des disparus exposés ce jour-là. Dans le couloir entre les salles, des inconnus se côtoyaient pour des rites funéraires en bulk, dans un genre de Costco de la mort.

Le temps de fermer les yeux pour me faire un semblant de force, j’ai revu ma mère, fragile pour la première fois, incapable de choisir dans le catalogue de cochonneries commémoratives que la dame nous présentait. Je me suis rappelé la salle de montre de cercueils et d’urnes, le glauque des fioritures et des dentelles blanches, du gros stuff à cauchemar à des prix pas d’allure.

Moi, j’aurais voulu qu’on dépose les cendres de mon père dans une canette de Pepsi diète, celle qui était sur la table quand on est rentrés de l’hôpital sans lui. Mais ses restes sont dans une urne décorée d’un homme qui pêche, l’illustration générique qui le représentait le mieux. Enfin, il me semble que c’est un pêcheur. Je ne vais jamais au columbarium.

Dans la salle, la voix singulière et belle de Dan Boeckner a percé ma mince armure. Ce n’était pas un chanteur que j’aimais qui devait jouer là ; il aurait fallu que ce soit une voix d’une autre époque, d’un autre temps, une musique pas écoutable qui aurait servi la nostalgie de gens beaucoup plus vieux que moi. Mais la fille qui venait de mourir avait mon âge, et rien, ce jour-là, avait du bon sens.

Dans le grand ordre des choses, celui qu’on aime s’imaginer, on devrait disparaître quand les enfants sont grands, et on ne devrait pas s’éteindre avant ses propres parents. Mais ma vie et la vôtre se sacrent pas mal de ce qu’on en pense, et c’est comme ça que j’ai croisé un tout petit garçon en m’approchant du corps de sa maman.

Des amis pleuraient la plus vibrante des leurs tandis qu’une femme perdait sa grande fille, sans doute encore toute petite dans son cœur à elle. Je la connaissais peu, l’avais seulement croisée à quelques reprises heureuses, mais la mémoire du vide qui aspire et la réalisation, encore une fois, qu’on n’est tellement pas immortel, m’a prise au ventre et à la gorge. Qu’est-ce qu’on avait tous à penser qu’on allait vivre pour toujours? À trop souvent se prendre l’un et l’autre et soi-même pour acquis, à ne pas se montrer qu’on s’aime plus souvent que ça? À ne pas se faire de compliments out of nowhere, à ne pas se dire t’es tellement beau dans le soleil ou j’aime ça quand tu me racontes des affaires?

Patrick Watson a chanté. C’était le plus près qu’on s’approcherait de l’immortalité.

Quand le prêtre a fait son discours de prêtre, j’ai retenu un grand soupir. Cette idée essoufflée du plus beau des voyages, cette proposition de la mort qui n’est pas une finalité. À d’autres. Comme on annonce une bonne nouvelle, il a marqué d’un sourire la notion qu’on porterait tous la défunte en nous. Des rites surannés, des formules magiques sans magie. J’ai pensé qu’il fallait trouver un meilleur moyen de laisser partir ceux qu’on aime, sortir les vendeurs en habits sombres de cette affaire-là. J’aurais voulu demander calvaire on peut-tu juste pleurer? Juste être en crisse sans histoires de Christ, juste être dépassés par l’horrible moment? On porte nos morts en soi parce qu’on n’a pas d’autres choix, parce que c’est le mieux qu’on puisse s’imaginer faire et parce qu’on ne peut plus les serrer dans nos bras. La réalité est que mon père est partout, mais surtout nulle part à la fois.

Une petite fille est sortie de la chapelle. Ça aurait pu être la mienne, ça aurait pu être la vôtre. Dehors, le soleil brillait à travers les robes tristes, et les amis ont levé leur verre pour ramener un peu de lumière. J’aurais voulu dire à mon amoureux je t’aime comme il faut, prendre mon enfant jusqu’à ce qu’elle me dise maman tu serres trop fort. Mais j’avais le cœur dans une minuscule boîte, effrayée par la fragilité de toute la patente.

Un soir tu danses, pis le lendemain t’es plus là.

Je me suis demandé si on arrivait un jour à dealer avec ça.