La stretch avant les vacances

Le soleil se regardait se lever dans les fenêtres du gros bloc au coin de Papineau et Rachel et le rendait presque beau. Le chauffeur de taxi, lui, ne disait pas un mot. Comme dans «Bonjour monsieur» et pas de réponse pantoute. C’était correct; il n’était après tout que 5h45. Sur un concerto de je ne sais qui parce que je n’ai jamais été très attentive dans la portion classique de mon bac, on a baillé en canon. «Il y avait beaucoup de coups d’archet dans cette oeuvre», a commenté l’animateur d’une voix trop contente pour l’angle du soleil, «et beaucoup de notes de piano aussi». C’était la première grande vérité de la journée.

À la gare centrale, Should I Stay or Should I Go meublait l’air du café générique rempli de monsieurs et de madames d’affaires. Est-ce qu’un membre de The Clash avait envisagé d’un jour faire la piasse avec une compilation rock détente? Je n’aurais pas mis le Wilfrid-Laurier que je tenais dans ma main droite là-dessus. Je l’ai plutôt investi dans un scone en papier mâché que j’ai mangé en regardant les voyageurs. J’étais en mode observation, mais ma tête endormie ne prenait que des notes sténographiques pour tirer des conclusions évidentes. Par exemple, qu’un t-shirt blanc bien serré n’avantage pas tellement le ventre d’un homme nourri aux crottes de fromage.

À l’écoute de l’annonce pour les nouveaux embarquements, je me suis rappelé le jeu des destinations québécoises fictives, amusement vestigial de nombreuses rides d’autobus vers les États-Unis. «Les passagers en direction de Rastigouche et Baloune-en-Québec sont priés de se rendre à la porte 18». Toute seule, c’était moins drôle, mais j’ai quand même souri au souvenir.

Je m’en allais à Toronto serrer des mains, mais j’avais surtout envie de serrer un oreiller et m’enrouler autour comme un boa. Les vacances approchaient, et comme les dernières dataient de l’été d’avant, ma cravate imaginaire – elle aussi comme un serpent constricteur – me sifflait de la délousser.

J’ai mis le pied hors du train dans une humidité juste exagérée. Gare sinistre aux personnages inquiétants, gens pressés, chauffeur unilingue whatever-phone qui me laisse au mauvais coin de rue et me pointe ensuite le chemin à suivre, odeur de hot dogs : le compte était bon. Je débarquais dans le décor d’une grande ville et j’étais bien. Debout sous le soleil de midi, la main levée pour attraper un taxi, New York m’a manqué. On vieillit, on se remplit la tête et on oublie, mais heureusement, les odeurs et l’air du temps ont ce talent de nous ramener exactement là où on s’est tenu jadis. Qu’une saucisse de rue vienne m’agripper le coeur n’était pas glam, mais on ne peut pas non plus s’inventer un passé sur un yacht à Monaco qui nous revient chaque fois qu’on hume un hibiscus. Enfin, j’écris ça pour l’image, je ne sais même pas s’il y a des hibiscus à Monaco.

J’ai donné des poignées de mains et joué mon rôle en anglais, comme je l’avais fait pendant des années, avec probablement un peu plus de style dans le passé. Ma version anglophone était peut-être un peu loin derrière, mais dans le contexte, je ne sentais pas la nécessité de faire valoir mon Shakespeare street.

Dans le taxi du retour, j’ai subi Le bal de la cour à la radio avec un air consterné. Quissé qui écoute des valses de Strauss? Je suis arrivée à ma porte pendant une annonce de fromages québécois. On m’invitait à me procurer mon carnet de préférences pour y prendre en note mes coups de coeur laitiers. J’étais déjà cynique sur le sort du monde et sa consommation de niaiseries, mais je me suis tenue tranquille. J’ai quand même soupiré un tout petit calvaire avec un trait d’union, comme dans cal-vaire. Le chauffeur n’a rien entendu et c’était tant mieux parce que comme toute personne qui fait à quatre pattes la stretch avant les vacances, je n’avais pas l’énergie de débattre au sujet des petites affaires qui me lassent. Mais le mot m’a soulagée. Là n’est pas la fonction première du blasphème de toute façon, peu importe la langue qu’on parle? Fuck yeah.

J’ai tendu mon coupon et je suis rentrée. Les vacances étaient encore plus près, les premières qui en mériteraient le nom depuis des années. J’en reviendrais avec la couleur d’une tranche de bacon, le petit coeur plein jusqu’au bord et la tête neuve. Peut-être pas au point de me procurer un passeport-fromages, mais décidément prête pour une nouvelle aventure. Je ne savais juste pas encore laquelle et c’était très bien comme ça.