La course

Je serais étonnée d’apprendre que l’odeur terreuse caractéristique des jours de pluie n’est pas celle des vers de terre sortis en masse de leurs trous pour ensuite sécher au soleil sur l’asphalte comme des tatas. Comme si traverser de l’autre bord de l’allée, où la bouette est exactement la même, n’était pas le plan de marde depuis des millénaires. J’en ai déplacé combien, des lombrics perdus? Et qui fait ça, vraiment? Bonjour, mon nom est Danielle et c’est en plein mon genre d’affaire.

Mes espadrilles étaient magiques, ou du moins c’est ce que me faisait croire la sangria que j’avais bue avant de les enfiler. Cette première course en trois semaines, judicieusement précédée d’un hamburger, n’allait pas être ma meilleure. Mais à force de la repousser, je spinnais de trop de mots pas encore assemblés et de stress à expirer. C’est de même : certains courent pour rentrer dans leurs culottes, moi je cours pour sortir de ma tête.

J’allais ouvrir la bouche pour respirer un grand coup, à l’abri des regards, quand je l’ai vu, assis bien droit à une table sous la pluie. D’accord, il portait un imperméable, mais rendu là, était-ce vraiment un signe d’équilibre mental? Quissé qui met son imperméable et va s’asseoir bien droit à une table sous la pluie? C’est moi, la fille qui court pendant l’orage égayée par un quart de livre et un verre de Sangrita qui pose la question.

J’étais coupable d’inventer à un homme en K-Way une tristesse à fuir n’importe comment, celle-là qui finit par rattraper partout où on se sauve parce qu’un pan de sa vie vient d’imploser. Je ne voyais pas d’autres raisons d’installer ses jeans à une table à pique-nique mouillée pour ensuite se déposer la tête dans les paumes. J’ai eu envie de lui demander si ça allait. Dans un autre set up, qui n’aurait pas impliqué un souffle court et du gear de jogging détrempé, je l’aurais fait, pas tellement douée pour le small talk, mais interpelée par les petites détresses vécues dans la foule. À moindre échelle, je déplace les pigeons blessés et les vers de terre qui chessent. Y’a personne de tout à fait normal, t’sais.

Sur le bord de l’étang artificiel, les carouges faisaient leurs petites affaires de carouges. Les juvéniles étaient posés sur les hautes herbes tandis que les mâles aux épaules écarlates montaient la garde et me hurlaient de dégager. J’en ai mangé des Mister Freeze sur le bord d’un fossé de champ de blé d’Inde, je les connais, mes petits oiseaux. C’était pas comme si j’allais marcher sur leurs nids pour cueillir un bouquet de quenouilles à offrir à ma mère, qu’elle placerait dans un magnifique vase en grès. Le temps était venu de leur passer le mémo : en 2015, c’est pas mal safe de s’installer dans un marais.

J’ai jeté un dernier coup d’oeil à l’homme à l’imperméable et j’ai pensé à la rapidité avec laquelle le bonheur peut parfois basculer. Je n’ai pas de fait de surplace dans cette réflexion trop longtemps, par peur de prendre peur, me mettre à me méfier pour rien du fleuve trop tranquille et anticiper une noyade, le plus destroy des réflexes adultes. Comme un carouge sur un plan d’eau calme. Mais ça prend quoi pour traverser sa vie sans drames ni tremblements? De la chance ou juste la conscience d’un ver de terre? Ça prend quoi pour traverser son allée sans parfois se brûler des petits bouts d’âme au soleil? J’ai quand même eu envie de toucher du bois, mais dans le contexte où j’étais plutôt loin de ma table de cuisine, ça voulait dire enlacer un arbre et je n’avais pas assez bu pour ça. Il y a des jours où vieillir est épeurant, où on se rappelle avec nostalgie qu’à 16 ans on roulait à vélo à 1h du matin, dans la garnotte d’une banlieue pas encore lézardée de pistes cyclables, la tête altérée, éternel et insouciant. Heureux d’être heureux, simplement.

Je ne connais pas vraiment mon temps pour un 5K. Je cours juste pour renvoyer ma grosse tête d’adulte là-bas.