La mémoire

Chaque fois que ma mémoire me fait ridiculement défaut, que j’oublie le nom de mon acteur pourtant préféré ou le prénom d’une personne avec qui j’ai apparemment jasé pendant tout un party, ou encore pour quessé faire je suis entrée dans une pièce, la main tendue pour aller chercher je ne sais quoi, je présume avec fatalisme que ça y est, ma grosse tête a atteint un palier critique de saturation. Je ne vois pas d’autres raisons qui expliqueraient pourquoi je dois demander à mon voisin de bureau comment on dit ça, donc, deux rues qui s’en vont dans la même direction.

De toute évidence, il est temps de clearer certains dossiers. Par exemple, toi, connais-tu le slogan de l’aciérie Dofasco circa 1987?
« Notre fort, c’est l’acier. Notre force, nos employés. »
Quin. Tu me remercieras plus tard.
Cela dit, si je pouvais vider cette cache-là, ça ferait déjà 10 mots en moins qui me rebondissent d’un hémisphère à l’autre, et je pourrais peut-être enfin retenir mon code postal.

Petite, je retenais absolument tout, et j’apprenais des choses par coeur. Pour le fun, là, volontairement. Peut-être que la faculté m’étonnait ou m’amusait, je ne sais plus. Je ne sais plus parce que je perds la mémoire, tu te souviens?

Dans Fahrenheit 451, le protagoniste rencontre des gens qui, pour la suite du monde, mémorisent des livres en entier. Pour ma part, il fut une glorieuse époque où je connaissais la totalité du script de Die Hard. Si ça peut aider la civilisation à un moment donné, vous me ferez signe. Yippee-ki-yay, motherfucker, pour citer Bruce Willis. Bref, c’est dans cet esprit-là qu’à l’été de ma quatrième année, entre Zamfir et Sexy Sax, j’ai trouvé dans la collection de mes parents un album double d’Yvon Deschamps.

Les heures que j’ai passées à écouter en boucle L’intolérance, le plus rentre-dedans des monologues de l’humoriste, jusqu’à le mémoriser à la perfection. « Retenez bien ce mot! L’in-to-lé-ran-ce! » Cré-moé, je l’ai retenu. L’après-midi, je m’installais au sous-sol et le spectacle commençait. Le monologue s’ouvrait et se terminait avec une chanson dont le titre et l’unique ligne de texte était « On va s’en sortir », un hymne que je traîne encore aujourd’hui, comme le « Jusqu’ici tout va bien » de La haine. Debout entre le sectionnel beige et le meuble télé en mélamine crème et or, je divertissais un public composé d’un cendrier commémoratif de Montréal, un Jerrold Vidéotron, un clown en porcelaine et une rangée de romans J’ai lu.

J’avais les inflexions, les dynamiques, toute. Dire que le sujet n’était pas du tout approprié pour un enfant est un solide understatement. Je scandais certaines parties avec un peu moins de volume, certes, notamment le « Maudits juifs sales » final, appuyé brillamment par une marche militaire qui enterrait peu à peu les rires de malaise, mais je rentrais dans le reste avec aplomb.

« Vous rappelez-tu du d’génocide du Biafra? » Le phrasé était magnifique. Je ne savais pas ce qu’était un génocide, et encore moins où était le Biafra ; hell, je pense que je ne comprenais même pas la phrase. Mais quelque chose dans sa musicalité m’allumait. « Les d’génocides, nimpodéquoi, les ‘massakers’ » : déjà, à 9 ans, les mots prononcés dans un anglais approximatif et appuyé me réjouissaient sans bon sens, même si mon anglais à moi était pratiquement inexistant. J’aimais tout : le rythme, le choix des mots, les rires de l’humoriste, l’alternance habile entre l’incrédulité, l’ignorance et l’arrogance du personnage, mais aussi entre la légèreté et l’inconfort.

J’étais une enfant et je comprenais à peine les références, mais je savais qu’il se passait quelque chose, mon instinct me disait que j’avais à faire à une grande affaire. J’avais accès à un monde d’adultes, où toutes sortes de nouveaux langages se succédaient. L’ironie, le sarcasme et la dérision étaient au service d’un message tellement grand que ce texte appris il y a trois décennies et jamais ré-entendu depuis me joue encore dans la tête aujourd’hui. Probablement plus que tout ce qu’on m’a demandé de mémoriser par la suite. Fou de même. C’est important, comprendre l’ironie et les degrés autres que le premier, et c’est une faculté qui fait cruellement défaut à juste un peu trop de monde. C’tu moi, ou plus les frontières du temps et de l’espace s’ouvrent, plus les esprits se ferment? Personne aujourd’hui se risquerait à reprendre L’intolérance. Pourtant, c’est non seulement une fenêtre sur le monde et ses travers, mais aussi sur la langue et sur l’art de sublimer ce qui nous entoure.

Une quinzaine d’années après mes shows de sectionnel, alors que je mangeais au manoir Rouville-Campbell, Yvon Deschamps est entré dans la salle avec sa famille. Intimidée devant l’homme, je n’ai pas bougé. Si la scène se passait aujourd’hui, j’irais le voir à sa table malgré ma gêne. Je m’excuserais de déranger, et, les joues écarlates, je lui dirais qu’un de ses monologues les plus durs a marqué mon imaginaire. Positivement. Et j’ajouterais avec certitude qu’une partie de ma personne s’est forgée à l’écoute répétée de cet album-là, debout dans un décor des années 80. Autant que toute la musique que j’ai absorbée par la suite. (Remarquez, je ne sais pas si c’est une bonne affaire. Moi je pense que je m’en suis assez bien sortie, pour paraphraser la chanson, mais j’imagine que ça dépend des goûts.)