Ce qui se perd

Assise sur le banc devant une imposante toile verticale de Barnett Newman, je regardais les visiteurs glisser la tête dans la salle puis continuer leur chemin. Dans une autre vie, ça m’aurait fait rager; ce jour-là, ça m’a fait sourire. Une dame âgée qui refusait d’entrer a fait un signe exaspéré à sa fille, qui lui a donné deux choix : une fracture de la hanche ou de l’art contemporain. Elle a choisi la hanche. Enfin, je pense que c’était la proposition, parce que du fond de la salle, ça m’a eu l’air d’être une question de vie ou de mort. La toile a été commandée pour Expo 67; il y a tout de même des limites à être horrifiée par de l’art vraiment plus nouveau. Et quand on y pense, c’est Guido Molinari qui est né la même année qu’elle, pas Rembrandt. Come on, madame.
 
Un peu plus loin, il y avait le No. 16 de Rothko. Un horizon changeant, tantôt le champ de maïs derrière la maison de mon enfance, puis l’horizontale du ciel urbain que je vois de mon poste de travail. Ou la rive du New Jersey quand on s’accoude au muret de pierres du parc des Cloisters. Dans une autre vie, un ami peintre m’a expliqué pourquoi j’aimais Rothko. Souvent, je cherche la ligne d’horizon.
 
Dans la salle suivante, deux hommes sont passés dans une oeuvre de Fred Sandback en riant. Tandis que je marchais sous l’élastique qui divise l’espace à la diagonale, ils ont posé deux ou trois questions au gardien où les mots what the fuck servaient de marqueurs de relation. Faut croire qu’on n’a pas tous l’envie ou le besoin de parfois voir les choses d’un nouvel angle, ou encore la conscience qu’il est possible de le faire. Contrairement à la madame du Barnett Newman, ils ne m’ont pas fait rire. Des fois, quand je suis témoin de la petite échelle, j’ai l’impression de comprendre pourquoi ça va mal du côté de la grande.
 
Qu’est-ce qui se perd quand on passe des heures sous un mobile de Calder, à le regarder danser en restant immobile, en sachant d’une part que c’est notre présence dans l’espace qui provoque son mouvement, mais aussi qu’il tournerait avec et pour quelqu’un d’autre si on n’était pas là? On se perd soi-même, ou on perd notre temps? Ou peut-être qu’on se perd en métaphores sur le sens des choses, tout simplement.
 
Souvent, je cherche la ligne d’horizon. J’aime regarder la droite devant moi : les choses placées impeccablement les unes dans les autres, les couches d’éléments parfaitement distinctes, les couleurs qui se rehaussent entre elles. Chercher la droite, c’est faire un retour sur sa position, sur la vue qu’on a maintenant. D’ici, tout semble à sa place. Mais il y a des moments où il faut traverser un pont, aller là où les strates se mêlent à nouveau et s’indéfinissent, pour y étendre une nouvelle diagonale et essayer d’y vivre. Passer à un autre plan, pour voir une nouvelle ligne.
 
Qu’est-ce qui se perd quand on passe des heures sous un mobile de Calder, ou devant des cubes de Sol LeWitt? Peut-être juste l’illusion que cette fois-ci, on avait enfin tout compris.
 
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