Les fées ont soif

En courant vers le tourniquet, la madame a échappé ses lunettes de soleil et les deux verres noirs se sont détachés pour aller glisser jusqu’au guichet. Les gens en file n’ont pas réagi, et la propriétaire des lunettes brisées pas tellement elle non plus. Quand il fait 35 degrés, on gère sa dépense d’énergie. Je me suis dit tiens, la journée commence comme ça.

J’ai attendu le métro à côté d’une itinérante qui chantait I Love to Love en tapant des mains sur les premier et troisième temps. À l’interphone, on a demandé au préposé de la station Sauvé de communiquer, mais de façon tout à fait hors style. Au lieu du phrasé monotone distinctif de la STM, l’employé a pris son plus bel accent de radio FM, comme s’il annonçait un concours estival commandité par une bière à la lime, avec des gens pas de poils sur une plage d’Oka. J’ai regardé autour, à la recherche d’un sourire. Rien. Ça m’a désolée sur le sens de l’observation général, et aussi pour l’employé qui avait osé. J’aurais peut-être marié la première personne à me rendre un clin d’oeil de connivence.

Dans le wagon, je me suis retrouvée entre une aisselle et une madame qui avait kidnappé le poteau. J’ai eu envie de dire au monsieur que de s’étirer le bras au-dessus de ma tête pour se tenir ne le faisait pas paraître plus grand que moi. C’est correct d’être un peu challengé verticalement, y’a pas de mal, mais je n’avais pas tellement envie de fermer les yeux dans cette aisselle-là.

À la madame accotée contre le poteau, j’aurais lancé un regard brûlant, mais évidemment, elle me faisait dos, et son sac stoppait dans mes côtes à chaque station. Je n’ai rien dit, ni au monsieur de 5’5, ni à la madame à la grosse sacoche, parce que je ne dis jamais rien. Mais j’ai crié très fort dans ma tête, ce qui m’a obligée à monter le volume de ma musique, comme tous les matins. Et comme tous les matins, c’est hors du métro et dans le silence propre du Palais des congrès que j’ai réalisé à quel point je travaillais fort à me défoncer les tympans.

La veille, j’avais chanté en studio, chose que je ne fais plus jamais. Devant des musiciens aux oreilles, mais aussi aux coeurs immenses, j’avais d’abord été nerveuse de toute ma voix, pour ensuite comprendre qu’ils m’avaient voulue pour ce que j’ai à offrir. Moi pour moi, juste ça et tout ça à la fois, une possibilité que j’avais oubliée.

Au coin de la rue Casgrain, après la session, lui et moi on avait parlé jusqu’à minuit. Y’a les amis qu’on ne voit que rarement, mais qui continuent de danser sur le même fil que nous, malgré la distance, malgré les années, et dont on a la certitude qu’ils seront là jusqu’au bout, qu’on se revoie une ou 1000 fois d’ici là. Malgré les décors et les trames sonores qui se succèdent, on ne change pas tellement, et quand on se reconnaît, c’est dur de se lâcher, comme une alliance signée à même le coeur.

— It was great to see you, and to hear you sing again. I closed my eyes and your sound brought me back.

Mon son. Je lui avais expliqué que pour la première fois, j’avais eu l’impression d’être en train de le perdre et d’ainsi signer la fin de quelque chose. Il avait toujours été mon plus grand fan. Il fallait juste que je chante plus souvent, qu’il m’avait répondu en souriant. Ben oui. Y’avait pas de drame là. On s’était serrés très fort, et j’étais rentrée chez moi de la musique difficile et belle plein les oreilles.

À l’extérieur du Palais des congrès, au coin de Bleury et Viger, dans le souvenir de l’étreinte amicale et musicale de la veille, j’ai mis mes lunettes de soleil. Le temps était trop humide, j’avais les cheveux au volume maximal et j’ai regretté de ne pas les avoir attachés. La journée à les replacer en fixant l’écran sans rien voir a passé au ralenti.

Le soir, devant l’enfant qui pleurait à mes côtés, un homme à vélo a dit « Oh! Les fées ont soif! » Je n’avais pas relu la pièce, mais son titre me traînait dans la tête depuis des semaines, sorti de nulle part, peut-être juste parce qu’il est beau. Je suis rentrée chez moi sur cette synchronicité, sans savoir comment l’interpréter. Pourtant, j’ai toujours eu la certitude que ces coïncidences étaient l’écho de quelque chose, quelque part, fine tuné avec moi, qui me chuchote à partir d’un point éloigné de l’univers que je suis sur la bonne track.

J’ai eu la première piste de Kid A en tête tout le reste de la soirée. Je n’étais pas certaine que tout était à sa place, surtout que je m’étais levée le matin avec l’impression, moi aussi, d’avoir croqué dans un citron. Avant d’aller sous la douche, j’ai pensé au dicton un peu mièvre sur la vie qui nous offre des citrons pour qu’on en fasse de la limonade. J’ai jamais eu de misère à faire de la limonade. C’est juste que parfois, on oublie qu’il faut la boire.

Fille

— Souris, fille, chu certain qu’t’es encore plus belle quand tu souris.

Il y a ces gens familiers, à qui on conterait à peu près tout, drette-là, en file pour un contenant moyen de rapini à l’ail. N’importe comment, on se déshabillerait en trop de mots, qui se bousculeraient pour sortir, pu capables de rebondir d’un bord à l’autre de notre tête.

Le matin, en sortant du métro, j’avais réalisé que ma robe devenait transparente au soleil. Si ça n’avait pas été de mes habits en saran wrap, j’aurais demandé au monsieur qu’il me serre dans ses bras. Avec les fesses à moitié dévoilées, que j’avais quand même assumées toute la journée, ça ne me semblait pas approprié.

J’ai souri en disant ok. Il m’a fait un clin d’oeil, a payé ses tuiles aux amandes et est parti. Ça ne prenait pas plus de mots que ça, et il le savait. J’ai mis le pied dehors dans une lumière de début de soirée, au coin d’une rue et d’une autre, la tête aussi translucide que ma robe, enfin.

La Cochonne de course

Il n’est pas recommandé de faire le trajet de Montréal à New York dans une voiture sans climatiseur, d’abord, mais qui dégage aussi une fumée bleue et toxique qui empoisonne ceux qui vous suivent de trop près. Et il y a toujours la crainte qu’aux douanes on vous dise « Vous n’entrez pas ici avec ce char-là. » Mais, oh! l’audace qu’on avait! C’est beau, la vingtaine.

On l’avait baptisée la Cochonne de course. Une Tercel verte d’une bonne dizaine d’années qui avait déjà toute une vie derrière elle. On y était assis bien bas, comme dans n’importe quelle Tercel, mais l’effet était décuplé par les VUS géants qui se multipliaient depuis un moment sur les autoroutes américaines. On roulait en divan, les phares de brousse des Navigator dans notre rétroviseur.

— Tu vas voir, la clutch est pas mal slack, c’est dur de trouver le point de friction.

J’avais seulement un permis temporaire, et pratiquer avec la Cochonne n’était pas simple; on l’aurait difficilement qualifiée de voiture de débutant. Elle était farouche et n’aimait pas qu’on la fasse étouffer à répétition dans le stationnement du IKEA. En ce sens, on se ressemblait un peu.

Un été, de retour à New York après des vacances dans le Maine, on avait frappé un obstacle quelconque dans une sortie du Bronx, un genre de remake comique de The Bonfire of the Vanities. On n’y connaissait rien, mais ça ne regardait pas bien. On avait gardé notre calme, malgré un séjour gâché par la température, un coup de soleil grandiose dans le front pour avoir voulu profiter de la seule belle journée de la semaine, et déjà pas beaucoup de sous dans nos poches. Ces 300 $ de réparations n’arrivaient pas à un bon moment. Penchés sous la voiture face à une pièce à moitié arrachée, moi j’avais ri, et lui avait poussé un calice lent et découragé.

Une autre fois, on s’était rendus dans le Vermont pour un concert extérieur de Wilco. Il y avait un problème d’accélération, et à l’arrêt il fallait constamment donner du gaz, pour citer mes mononcles. Bref, ça n’allait pas tellement bien dans les côtes, ni aux lumières rouges, où on avait l’air de se rejouer une scène de Dukes of Hazzard. Arrivés sur le site, on avait constaté en soupirant que le stationnement avait été improvisé dans un pré en pente, et bien sûr, que les seules places qui restaient étaient dans le bas du terrain. En sortir avait été un certain suicide social : en démarrant, on avait d’abord enfumé le paysage bucolique d’une campagne hippie vermontoise, puis on avait dû maintenir le pied sur l’accélérateur devant les policiers qui faisaient la circulation. Une belle sortie de scène.

L’année suivante, en fouillant dans le coffre entre les deux sièges, j’avais touché une source de chaleur inquiétante.

— C’est-tu normal que ça soit brûlant sous le break à bras?

— Attends, je vais appeler mon beau-père.

Non, ce n’était pas normal. On avait apparemment risqué la combustion spontanée sur l’autoroute. Après un arrêt obligé dans un motel pour la nuit, le temps que la Cochonne récupère ou refroidisse, on était repartis tôt le matin, juste à temps pour arriver en ville dans la circulation du George Washington Bridge. « Ça serait fameux, le vieux char plaqué Québec qui pogne en feu sur le pont, en pleine heure de pointe », qu’on s’était répété nerveusement. On se trouvait drôles, mais on avait eu hâte d’arriver à destination, la main entre les deux sièges, certains qu’on allait exploser au coin de Wadsworth devant le dépanneur dominicain.

« I’m not doing that ». Le garagiste de 6’8 avait été ferme. Non, il ne percerait pas de trou dans le tuyau, comme l’avait conseillé un ami pour qu’on puisse rapporter la voiture à Montréal. « And I’m not doing that either ». Il n’était pas question non plus qu’il répare, même de façon legit, un char qui ne valait plus rien.

Il fallait l’accepter. C’était la fin.

C’est avec tristesse qu’on s’est résignés à laisser aller Cochonne, dont on omettait le « la » quand ça devenait plus personnel. New York, la côte Est, les nombreux déplacements pour la musique : ce coffre en avait vu des valises, des amplis et des guitares.

Je pense que c’était un vendredi. Un ami musicien qui nous avait souvent accompagnés était chez nous. Je ne me souviens pas si c’était pour l’occasion; ça se pourrait fort bien qu’on ait fait ça officiel. La remorqueuse est arrivée, le monsieur nous a fait signer le contrat sur lequel était agrafé un billet de 100 $, la valeur estimée de la Cochonne. On se trouvait dramatiques pour une histoire de voiture (enfin, pas moi, qui avais déjà pleuré la Pontiac Lemans familiale et écrit « Je t’aime » dans la buée de sa vitre arrière quand mon père l’avait échangée pour une Hyundai). Dramatiques et ridicules, mais le monsieur de la remorqueuse nous a lancé un petit coup de klaxon et ralenti pour qu’on la voie une dernière fois quand il est repassé après le croissant de Broadway Terrace. Même l’ami a eu une petite émotion. Comme quoi…

Quand je croise une Tercel sur la route, j’ai une pensée instantanée pour cette époque, comme si le passé me faisait un clin d’oeil. Les voitures, c’est un peu comme les animaux de compagnie, ça balise en quelque sorte une période de notre vie. Et je n’aurais pas pu traverser celle-là dans autre chose qu’une Cochonne de course.

Le précipice

Dans les escaliers du métro Jean-Talon, je me suis demandé à combien de décibels montait le claquement des sandales de la madame à côté de moi. À chaque marche, le talon quittait son pied dans un fracas étonnant.

Je m’en allais revoir les Aiguilles et l’opium, 20 ans plus tard. Dans le bruit des semelles en bois d’une personne beaucoup moins self-conscious que moi, j’essayais de me souvenir des détails de la scénographie de l’époque, mais j’avais surtout en tête le livret qui se dépliait pour faire une grande affiche.

La première fois, j’avais pleuré pendant la scène du téléphone. Ce précipice au bord duquel on se tient en équilibre quand on essaie de rejoindre la personne qui nous a quitté, je l’avais reconnu. Puis les fils coupés auxquels on s’accroche comme aux cordes d’un parachute, pour ne pas s’écraser. Parce qu’on pense qu’on va s’écraser. Je me suis demandé si j’allais pleurer ce soir aussi, une vie d’adulte plus tard, maintenant que j’avais sauté à quelques reprises, puis aussi tenu l’autre extrémité de ces fils-là.

On avait épinglé deux affiches dans notre salon, le verso de l’une, le recto de l’autre, avec Marc Labrèche en chute libre au centre d’une spirale. On s’était séparés l’année suivante pendant un petit moment, pour ensuite se réunir de nouveau.

— As-tu gardé les affiches?

— Non, je les ai jetées quand j’ai vidé l’appart.

J’ai toujours pensé qu’il aurait dû les garder, mais peut-être que le symbole avait été plus fort pour moi. Elles seraient dans mon salon aujourd’hui, à côté de ces autres choses qu’on accroche de maison en maison, au début parce qu’elles racontent un événement figé dans le temps, et par la suite parce qu’elles prennent de nouvelles formes à chaque étape de notre histoire.

« Quand on n’a pas le génie de Miles Davis ou Jean Cocteau, comment on fait pour sublimer sa douleur? », demande le personnage, en peine d’amour. On se réfugie un temps dans la transposition que les grands ont faite, puis un jour on touche enfin le sol. On a peur de l’atterrissage, sans réaliser que le pire moment, c’est celui où on se lance dans le vide.

On finit toujours par se poser quelque part.

Les entractes

La madame avait sa raie de cheveux du côté droit, donc l’angle à sa gauche était vraiment très mort. J’essayais de la dépasser depuis quelques minutes, mais chaque fois que je pensais y arriver, elle me bloquait le chemin à nouveau. J’ai fini par le faire par la droite, et c’est là que j’ai vu l’orientation de sa mise en plis.

Je ne peux pas la blâmer, moi aussi je sépare mes cheveux à droite. C’est comme ça qu’ils fonctionnent. Parfois au centre, mais je finis toujours par le regretter quand je croise un miroir au courant de la journée. Je me souviens avoir essayé l’autre côté, question de dégager mon bon profil, mais ça ne marche pas du tout. Faque j’avance dans la vie le mauvais profil à l’air.

J’ai regardé mon téléphone. Il était 15 h et j’ai eu une pensée pour ma mère, à ce moment de la journée qu’elle trouve le plus difficile depuis mon père. Je me suis dit que je l’appellerais en quittant le travail, pour jaser un peu et l’amener plus près de 19 h, l’heure à laquelle le vide la quitte enfin quand elle se laisse distraire par autre chose. J’ai pensé que les routines partagées pendant longtemps perdent cruellement leur sens quand on se retrouve à les jouer seul.

Plus la route s’allonge derrière nous, plus on réalise que rien n’est immuable. Le bon côté de la chose, c’est qu’à mesure qu’on avance, on traverse avec plus d’espoir et de sagesse les périodes difficiles, mais on réalise aussi que les moments de grâce sont tout aussi mouvants.

Je me souviens du souper de famille où cette possibilité m’a frappée pour la première fois. Je regardais la scène qui se jouait, un genre de bonheur tranquille et établi qui semblait inaltérable, justement, et je me suis dit « Ça ne sera pas toujours comme ça ». Rien n’a bougé pendant quelques années, mais effectivement, deux personnes assises à table ce soir-là ne jouent plus dans ma pièce. Elle n’est pas triste pour autant, on est passés à un autre acte, mais le tout premier entracte nous prend toujours par surprise.

Ça ne sera pas toujours comme ça. Je me le répète chaque fois que je vis un moment heureux, pas de manière fataliste, mais juste pour essayer de l’attraper comme il faut. Mais attraper un instant de grâce, c’est comme réussir une belle raie de cheveux. Il y a quand même le temps qu’on ne voit pas et qui nous dépasse parfois par la droite.