La Cochonne de course

Il n’est pas recommandé de faire le trajet de Montréal à New York dans une voiture sans climatiseur, d’abord, mais qui dégage aussi une fumée bleue et toxique qui empoisonne ceux qui vous suivent de trop près. Et il y a toujours la crainte qu’aux douanes on vous dise « Vous n’entrez pas ici avec ce char-là. » Mais, oh! l’audace qu’on avait! C’est beau, la vingtaine.

On l’avait baptisée la Cochonne de course. Une Tercel verte d’une bonne dizaine d’années qui avait déjà toute une vie derrière elle. On y était assis bien bas, comme dans n’importe quelle Tercel, mais l’effet était décuplé par les VUS géants qui se multipliaient depuis un moment sur les autoroutes américaines. On roulait en divan, les phares de brousse des Navigator dans notre rétroviseur.

— Tu vas voir, la clutch est pas mal slack, c’est dur de trouver le point de friction.

J’avais seulement un permis temporaire, et pratiquer avec la Cochonne n’était pas simple; on l’aurait difficilement qualifiée de voiture de débutant. Elle était farouche et n’aimait pas qu’on la fasse étouffer à répétition dans le stationnement du IKEA. En ce sens, on se ressemblait un peu.

Un été, de retour à New York après des vacances dans le Maine, on avait frappé un obstacle quelconque dans une sortie du Bronx, un genre de remake comique de The Bonfire of the Vanities. On n’y connaissait rien, mais ça ne regardait pas bien. On avait gardé notre calme, malgré un séjour gâché par la température, un coup de soleil grandiose dans le front pour avoir voulu profiter de la seule belle journée de la semaine, et déjà pas beaucoup de sous dans nos poches. Ces 300 $ de réparations n’arrivaient pas à un bon moment. Penchés sous la voiture face à une pièce à moitié arrachée, moi j’avais ri, et lui avait poussé un calice lent et découragé.

Une autre fois, on s’était rendus dans le Vermont pour un concert extérieur de Wilco. Il y avait un problème d’accélération, et à l’arrêt il fallait constamment donner du gaz, pour citer mes mononcles. Bref, ça n’allait pas tellement bien dans les côtes, ni aux lumières rouges, où on avait l’air de se rejouer une scène de Dukes of Hazzard. Arrivés sur le site, on avait constaté en soupirant que le stationnement avait été improvisé dans un pré en pente, et bien sûr, que les seules places qui restaient étaient dans le bas du terrain. En sortir avait été un certain suicide social : en démarrant, on avait d’abord enfumé le paysage bucolique d’une campagne hippie vermontoise, puis on avait dû maintenir le pied sur l’accélérateur devant les policiers qui faisaient la circulation. Une belle sortie de scène.

L’année suivante, en fouillant dans le coffre entre les deux sièges, j’avais touché une source de chaleur inquiétante.

— C’est-tu normal que ça soit brûlant sous le break à bras?

— Attends, je vais appeler mon beau-père.

Non, ce n’était pas normal. On avait apparemment risqué la combustion spontanée sur l’autoroute. Après un arrêt obligé dans un motel pour la nuit, le temps que la Cochonne récupère ou refroidisse, on était repartis tôt le matin, juste à temps pour arriver en ville dans la circulation du George Washington Bridge. « Ça serait fameux, le vieux char plaqué Québec qui pogne en feu sur le pont, en pleine heure de pointe », qu’on s’était répété nerveusement. On se trouvait drôles, mais on avait eu hâte d’arriver à destination, la main entre les deux sièges, certains qu’on allait exploser au coin de Wadsworth devant le dépanneur dominicain.

« I’m not doing that ». Le garagiste de 6’8 avait été ferme. Non, il ne percerait pas de trou dans le tuyau, comme l’avait conseillé un ami pour qu’on puisse rapporter la voiture à Montréal. « And I’m not doing that either ». Il n’était pas question non plus qu’il répare, même de façon legit, un char qui ne valait plus rien.

Il fallait l’accepter. C’était la fin.

C’est avec tristesse qu’on s’est résignés à laisser aller Cochonne, dont on omettait le « la » quand ça devenait plus personnel. New York, la côte Est, les nombreux déplacements pour la musique : ce coffre en avait vu des valises, des amplis et des guitares.

Je pense que c’était un vendredi. Un ami musicien qui nous avait souvent accompagnés était chez nous. Je ne me souviens pas si c’était pour l’occasion; ça se pourrait fort bien qu’on ait fait ça officiel. La remorqueuse est arrivée, le monsieur nous a fait signer le contrat sur lequel était agrafé un billet de 100 $, la valeur estimée de la Cochonne. On se trouvait dramatiques pour une histoire de voiture (enfin, pas moi, qui avais déjà pleuré la Pontiac Lemans familiale et écrit « Je t’aime » dans la buée de sa vitre arrière quand mon père l’avait échangée pour une Hyundai). Dramatiques et ridicules, mais le monsieur de la remorqueuse nous a lancé un petit coup de klaxon et ralenti pour qu’on la voie une dernière fois quand il est repassé après le croissant de Broadway Terrace. Même l’ami a eu une petite émotion. Comme quoi…

Quand je croise une Tercel sur la route, j’ai une pensée instantanée pour cette époque, comme si le passé me faisait un clin d’oeil. Les voitures, c’est un peu comme les animaux de compagnie, ça balise en quelque sorte une période de notre vie. Et je n’aurais pas pu traverser celle-là dans autre chose qu’une Cochonne de course.