Le précipice

Dans les escaliers du métro Jean-Talon, je me suis demandé à combien de décibels montait le claquement des sandales de la madame à côté de moi. À chaque marche, le talon quittait son pied dans un fracas étonnant.

Je m’en allais revoir les Aiguilles et l’opium, 20 ans plus tard. Dans le bruit des semelles en bois d’une personne beaucoup moins self-conscious que moi, j’essayais de me souvenir des détails de la scénographie de l’époque, mais j’avais surtout en tête le livret qui se dépliait pour faire une grande affiche.

La première fois, j’avais pleuré pendant la scène du téléphone. Ce précipice au bord duquel on se tient en équilibre quand on essaie de rejoindre la personne qui nous a quitté, je l’avais reconnu. Puis les fils coupés auxquels on s’accroche comme aux cordes d’un parachute, pour ne pas s’écraser. Parce qu’on pense qu’on va s’écraser. Je me suis demandé si j’allais pleurer ce soir aussi, une vie d’adulte plus tard, maintenant que j’avais sauté à quelques reprises, puis aussi tenu l’autre extrémité de ces fils-là.

On avait épinglé deux affiches dans notre salon, le verso de l’une, le recto de l’autre, avec Marc Labrèche en chute libre au centre d’une spirale. On s’était séparés l’année suivante pendant un petit moment, pour ensuite se réunir de nouveau.

— As-tu gardé les affiches?

— Non, je les ai jetées quand j’ai vidé l’appart.

J’ai toujours pensé qu’il aurait dû les garder, mais peut-être que le symbole avait été plus fort pour moi. Elles seraient dans mon salon aujourd’hui, à côté de ces autres choses qu’on accroche de maison en maison, au début parce qu’elles racontent un événement figé dans le temps, et par la suite parce qu’elles prennent de nouvelles formes à chaque étape de notre histoire.

« Quand on n’a pas le génie de Miles Davis ou Jean Cocteau, comment on fait pour sublimer sa douleur? », demande le personnage, en peine d’amour. On se réfugie un temps dans la transposition que les grands ont faite, puis un jour on touche enfin le sol. On a peur de l’atterrissage, sans réaliser que le pire moment, c’est celui où on se lance dans le vide.

On finit toujours par se poser quelque part.