L’autre moitié

Le ciel tirait sur à peu près toutes les couleurs, avec une tendance vers le mauve dans le bas de l’écran. Des avions le cochaient de blanc à haute altitude, un au-dessus du ridicule mont St-Grégoire, puis deux autres plus près de Rougemont et St-Hilaire, les Montérégiennes qui décoraient les fenêtres de mon enfance. Je regardais la scène à travers mes lunettes inondées du sépia qui teinte les verres quand on roule face au soleil en début de soirée. En bref, je ne voyais pas grand-chose, et j’espérais que les chevreuils ne manquent pas de jugement.

Entre Granby et Ange-Gardien, en dépassant une Tercel, je me suis rappelé que dans quelques jours je changerais de décennie. J’ai quand même gardé les yeux sur la route. J’écoutais The National et j’avais envie d’autre chose, mais je n’avais pas assez de concentration pour gérer mes pensées, le volant et l’ambiance en même temps.

Il fallait peut-être que je fasse, d’ici à mercredi, un quelconque retour sur la moitié de vie que je laissais derrière moi comme une traînée de fumée à 30 000 pieds d’altitude, ou comme une minuscule coche quelque part, peut-être, je ne savais pas. Moitié d’existence en supposant que j’allais ensuite vivre assez vieille pour que le miroir me renvoie un jour le reflet de mon visage en papier de soie. J’avais l’impression d’avoir quatre ou cinq biographies à résumer, ou peut-être une seule divisée en chapitres? La seule chose dont j’étais certaine, c’était que j’avais eu la même coupe de cheveux sur à peu près toutes les pages.

À la vue de la pancarte de Chambly, je me suis ennuyée de mon père, qui m’aurait fêtée avec le même enthousiasme qu’à mon anniversaire de 8 ans. Ce cinquième passage à un autre chiffre sans lui frapperait plus fort que les autres. Dans son regard positif et lumineux, j’aurais eu la certitude que non seulement je faisais sommes toutes assez bien les choses jusqu’à maintenant, que ce soit vrai ou pas – t’sais comment t’est-ce qu’y sont les parents – mais aussi que je n’étais pas une madame malgré le chiffre. Cette idée seule me rassurait. Pas une madame, oh non monsieur.

Je suis sortie quelque part entre deux champs de blé d’Inde pour ramasser un café, histoire de m’assurer que j’arriverais saine et sauve en ville et sans non plus faire un faon orphelin. La caféine à 19h30, une hérésie pour quelqu’un qui n’est pas particulièrement doué pour le sommeil, voilà quelque chose que je n’avais pas risqué depuis des années. J’ai eu un petit frisson : si ce n’était pas là une wild card de madame, je ne savais pas ce que c’était. Faudrait peut-être watcher ce département, finalement.

Un peu plus loin sur l’autoroute, j’ai croisé la Tercel arrêtée sur l’accotement. J’ai pensé à feue Cochonne de course, la Tercel verte qui m’avait promenée d’un bord et de l’autre de la frontière pendant des années, morte de sa belle mort, à bout de muffler, de transmission et de radio AM/FM, vieux char comme un fauteuil roulant, mais un vrai fauteuil, là, un divan bas et mou avec des roues. Je ne me sentais pas précisément comme une vieille Toyota, mais j’ai pensé à sa résilience et à ses kilomètres et milles accumulés. Cette première moitié sur Terre avait été belle et marquée par la chance, même dans ses grands tremblements. Je m’étais ramassé une tonne d’histoires et de faces en chemin, et un petit bagage de niaiseries plates à corriger, certes, mais on ne roule pas pendant toutes ces années sans accumuler quelques roches dans ses souliers.

« Le privilège de vieillir », que je me suis répété en croisant mes yeux de lendemain de veille dans le rétroviseur. Ouin, OK. La semaine précédente, j’avais vu Wilco en concert, le band qui jouait la trame sonore de mes 15 dernières années. Le fun de vieillir, s’il fallait en trouver un, c’était peut-être que tout ton monde et tes bands le faisaient avec toi aussi. Et la justice, c’était que les générations suivantes y passeraient aussi. Quelque chose comme ça. Faque all was well dans le meilleur des mondes, et sur la 10 aussi.

Je ne savais pas qui remercier. J’ai jeté un coup d’oeil au mont St-Hilaire, qui avait vu, de loin et à travers les rangs de maïs, les premiers chapitres de mon histoire. J’aurais voulu trinquer avec mon père, j’aurais voulu qu’il me serre dans ses bras dans l’entrée de cette maison aux briques roses, qu’il me voie aujourd’hui en amour comme à 16 ans avec un homme au regard lumineux comme le sien, qu’il m’appelle Tany sans manquer de souffle. Je ferais cette nouvelle moitié adulte sans ce surnom, mais avec la certitude que j’arrivais là telle que je suis grâce à lui. Le sourire en pattes d’oie, peut-être, mais avec tellement toutes mes dents. J’ai mis le dernier album de Wilco et j’ai traversé le pont.

Le t-shirt

Le ciel se dégradait en quatre gris à la mode et j’errais chez moi dans un t-shirt délavé de dimanche matin, celui de la tournée Road Apples des Tragically Hip. En enfilant dans un automatisme le chandail on ne peut plus unisexe, son 1991 m’avait accroché l’esprit pour la première fois depuis longtemps. Calcul mental les yeux fixes : bientôt 25 ans que je l’avais, du temps d’avant les t-shirts de fille toujours trop petits. Mystérieuse affaire qu’il ait voyagé de place en place avec moi. Tout aussi étrange, par ailleurs, que celle d’arriver à un âge où 25 ans plus tôt on était déjà pleinement conscient d’exister, debout dans une salle de concert maintenant disparue.

Dans mon gaminet de gars, les manches aux coudes et tragiquement unhip, je me suis regardée de dos dans le miroir pour lire les titres à l’envers. Y’avait plus grand-chose qui me disait quelque chose, et le reste avait certainement mal vieilli. Un popsicle à la main, j’ai écouté des bouts de l’album en ligne pour le fun du temps qui se plie en 25 dans le sens de la longueur. Magnifique machine à voyager par en arrière, la musique, surtout quand elle réussit, en trois barres, à nous ramener à une époque où juste frencher sur fond de guitare nous collait au plafond comme des débutants.

C’était la période de l’année où mon voisin de rez-de-chaussée m’apportait des griottes de l’arbre en bas et la tradition voulait qu’il cogne à ma porte de cuisine, que je n’utilise jamais. Par conséquent, la tradition voulait aussi qu’il apparaisse chaque fois par surprise avec son tupperware alors que je déambulais en culottes pas très longues ou tout autre habit qu’on porte quand on n’attend personne. Dans mon attirail canadiana des années 90, le risque que la scène se répète pour une 4e année consécutive était élevé.

« Morello », qu’il m’avait dit la première fois en me présentant le contenant. À part un autre groupe du siècle dernier, le mot n’avait rien éveillé de mon côté, et l’amplitude de sa moustache confirmait qu’on ne parlait certainement pas de ça. J’avais accepté le bol avec un sourire, en me demandant ce que j’allais bien faire de ces fruits rouges qu’il m’avait décrits comme ne se mangeant pas « crutes ». J’étais, de toute évidence, prise en bobettes avec un projet de gâteau.

Dimanche, j’aurais accepté volontiers l’activité annuelle de pâtisserie pour casser la monotonie de cette première vraie journée aux couleurs de la saison. Mais si j’en jugeais l’arbre intact et lourd de ses fruits, monsieur Cortés ne se pointerait pas chez moi cette année. J’ai bu le reste de mon Mister Freeze générique en me demandant pourquoi je ne méritais plus de griottes.

Sur le balcon, comme un monument érigé à 2015, le goulot de la bouteille de champagne sabrée le 31 janvier n’avait pas bougé. Je l’enlèverais un jour de là, au bon moment. Au printemps, j’avais ramassé le bouchon de sous la table pour le déposer sur un bord de fenêtre encore enneigé. C’est correct que les petits symboles soient parfois gros, mais faut pas non plus s’enfarger dedans, métaphoriquement parlant ou non.

Comme le t-shirt d’un band qu’on n’écoute plus depuis deux décennies, il y a ces objets comme des portails vers d’autres moments. C’était quoi, le film, déjà? Le titre m’est revenu sous la douche et j’ai aimé l’allégorie : Contact. L’idée de se garder des wormholes me plaisait. Tant qu’on ne plongeait pas dedans au lieu de regarder en avant, c’était correct d’avoir des points de contact avec les autres chapitres de son histoire. Pour la perspective, peut-être, ou pour réaliser, le temps d’un popsicle, qu’on peut encore vivre des émotions qu’on croyait jusque-là purement adolescentes. Fallait juste pas se vautrer dans les vieilles affaires tout un dimanche. J’avais pas de misère avec ça; j’avais de bien plus beaux chandails aujourd’hui. J’ai plié le vieux t-shirt et l’ai rangé dans le tiroir du bas.

Septembre

Tout le monde se plaignait de la canicule, comme si le souvenir des trois autres saisons en manteau était tellement loin. On s’était dit qu’on resterait en ville pour profiter des dernières odeurs de l’été, pour finalement réaliser que Montréal nous verrait beaucoup sur les prochaines pages de son calendrier. On s’est donc sacrés dans le trafic du nord avec tous ceux qui avaient eu la même idée en forme de lac que nous. Quatre heures de voiture c’est long, mais quand on est bien accompagné, on n’a pas de problème avec la proximité des pare-chocs autour.

Il y a ceux incapables de juste fixer l’horizon en écoutant le chant d’un huard solitaire qui se cherche une blonde. Je ne joue pas pour cette équipe-là. Les araignées de quai m’ont fait crier comme une princesse soprano, mais n’ont pas gâché le bonheur doux de regarder passer, du haut d’une véranda croche, le temps et nos pieds nus dedans. L’automne était vraiment juste là, au détour de cette journée inévitable qui s’en venait, celle où on sort dans nos habits d’été pour finalement constater qu’il a fini la veille. On le voyait déjà dans le vert pas pareil des arbres, comme tannés de photosynthétiser. En attendant, la plus belle saison des dernières années s’étirait dans septembre comme un sourire qui ne se fatigue pas.

Je me suis traînée toute la semaine suivante à force de m’être trop reposée et de n’avoir pensé à rien d’intelligent pendant trois jours. De retour dans les sous-terrains du métro, pénibles de chaleurs accumulées, j’ai eu de la misère à me repartir. Tout le monde m’énervait et j’énervais tout le monde; on n’en pouvait plus personne de voyager collé sur le voisin qui avait chaud. Je me suis mis dans les écouteurs une musique sur laquelle j’avais dansé cet été, sous un ciel parfaitement étoilé, juste pour me rappeler ces moments où je n’ai plus besoin de ma grosse tête.

La rentrée et toutes ses gimmicks me tapaient, comme si septembre apportait quelque chose de neuf alors qu’au contraire tout sèche, piscines avec, tandis qu’on remballe la saison verte. Le rangement du cabanon et du garage, qu’on nous vend comme des activités premium de saison à grands coups de slogans imagés, une chance que j’étais passée à travers ça il y a des mois au travail parce que seigneur que drette-là, j’aurais pas trouvé de lignes inspirées. Pas que j’en avais trouvé en mars non plus. Parce que je n’ai jamais compris ce qu’on devait restarter en septembre quand on ne va plus à l’école ou qu’on n’a pas de cabanon.

J’avais contre ma jambe le ice pack du lunch de la madame à côté de moi et pour une fois, être accotée contre une grosse sacoche ne m’irritait pas. Le petit bloc bleu équilibrait ma température et me gardait réveillée, tandis que le groupe que je venais de découvrir me tenait en un morceau, par les oreilles. J’avais des envies de faire une Kevin Bacon circa Footloose de moi-même et groover contre la porte du fond du wagon, signe que ça faisait un petit brin que je me tenais dans l’hémisphère qui pense en rond et qu’il fallait que je recommence à me délier les jambes plus régulièrement. J’ai songé à mes espadrilles qui m’attendaient, tristes et seules, avec pour compagnons des petits bas coincés au fond. Mine de rien et malgré moi, j’avais trouvé mon plan de renouveau. La rentrée venait de m’avoir moi aussi.

La stretch avant les vacances

Le soleil se regardait se lever dans les fenêtres du gros bloc au coin de Papineau et Rachel et le rendait presque beau. Le chauffeur de taxi, lui, ne disait pas un mot. Comme dans «Bonjour monsieur» et pas de réponse pantoute. C’était correct; il n’était après tout que 5h45. Sur un concerto de je ne sais qui parce que je n’ai jamais été très attentive dans la portion classique de mon bac, on a baillé en canon. «Il y avait beaucoup de coups d’archet dans cette oeuvre», a commenté l’animateur d’une voix trop contente pour l’angle du soleil, «et beaucoup de notes de piano aussi». C’était la première grande vérité de la journée.

À la gare centrale, Should I Stay or Should I Go meublait l’air du café générique rempli de monsieurs et de madames d’affaires. Est-ce qu’un membre de The Clash avait envisagé d’un jour faire la piasse avec une compilation rock détente? Je n’aurais pas mis le Wilfrid-Laurier que je tenais dans ma main droite là-dessus. Je l’ai plutôt investi dans un scone en papier mâché que j’ai mangé en regardant les voyageurs. J’étais en mode observation, mais ma tête endormie ne prenait que des notes sténographiques pour tirer des conclusions évidentes. Par exemple, qu’un t-shirt blanc bien serré n’avantage pas tellement le ventre d’un homme nourri aux crottes de fromage.

À l’écoute de l’annonce pour les nouveaux embarquements, je me suis rappelé le jeu des destinations québécoises fictives, amusement vestigial de nombreuses rides d’autobus vers les États-Unis. «Les passagers en direction de Rastigouche et Baloune-en-Québec sont priés de se rendre à la porte 18». Toute seule, c’était moins drôle, mais j’ai quand même souri au souvenir.

Je m’en allais à Toronto serrer des mains, mais j’avais surtout envie de serrer un oreiller et m’enrouler autour comme un boa. Les vacances approchaient, et comme les dernières dataient de l’été d’avant, ma cravate imaginaire – elle aussi comme un serpent constricteur – me sifflait de la délousser.

J’ai mis le pied hors du train dans une humidité juste exagérée. Gare sinistre aux personnages inquiétants, gens pressés, chauffeur unilingue whatever-phone qui me laisse au mauvais coin de rue et me pointe ensuite le chemin à suivre, odeur de hot dogs : le compte était bon. Je débarquais dans le décor d’une grande ville et j’étais bien. Debout sous le soleil de midi, la main levée pour attraper un taxi, New York m’a manqué. On vieillit, on se remplit la tête et on oublie, mais heureusement, les odeurs et l’air du temps ont ce talent de nous ramener exactement là où on s’est tenu jadis. Qu’une saucisse de rue vienne m’agripper le coeur n’était pas glam, mais on ne peut pas non plus s’inventer un passé sur un yacht à Monaco qui nous revient chaque fois qu’on hume un hibiscus. Enfin, j’écris ça pour l’image, je ne sais même pas s’il y a des hibiscus à Monaco.

J’ai donné des poignées de mains et joué mon rôle en anglais, comme je l’avais fait pendant des années, avec probablement un peu plus de style dans le passé. Ma version anglophone était peut-être un peu loin derrière, mais dans le contexte, je ne sentais pas la nécessité de faire valoir mon Shakespeare street.

Dans le taxi du retour, j’ai subi Le bal de la cour à la radio avec un air consterné. Quissé qui écoute des valses de Strauss? Je suis arrivée à ma porte pendant une annonce de fromages québécois. On m’invitait à me procurer mon carnet de préférences pour y prendre en note mes coups de coeur laitiers. J’étais déjà cynique sur le sort du monde et sa consommation de niaiseries, mais je me suis tenue tranquille. J’ai quand même soupiré un tout petit calvaire avec un trait d’union, comme dans cal-vaire. Le chauffeur n’a rien entendu et c’était tant mieux parce que comme toute personne qui fait à quatre pattes la stretch avant les vacances, je n’avais pas l’énergie de débattre au sujet des petites affaires qui me lassent. Mais le mot m’a soulagée. Là n’est pas la fonction première du blasphème de toute façon, peu importe la langue qu’on parle? Fuck yeah.

J’ai tendu mon coupon et je suis rentrée. Les vacances étaient encore plus près, les premières qui en mériteraient le nom depuis des années. J’en reviendrais avec la couleur d’une tranche de bacon, le petit coeur plein jusqu’au bord et la tête neuve. Peut-être pas au point de me procurer un passeport-fromages, mais décidément prête pour une nouvelle aventure. Je ne savais juste pas encore laquelle et c’était très bien comme ça.

Les formules

Il a arrêté le compteur et s’est tourné vers moi. On était juste devant mon escalier, mais la discussion n’était pas terminée :

– Je suis tellement en colère.

Pendant qu’il passait ma carte dans le lecteur, j’ai jeté un coup d’oeil rapide vers sa badge : Ghaoui. Il n’y avait pas eu de silences dans la conversation pour que je lui demande son nom, mais la centrale lui avait communiqué le mien. Ça servait souvent d’introduction :

– « Tanya », c’est russe, ça.

– Je suis québécoise.

– Vous savez pourquoi vos parents vous ont appelée comme ça?

– Ils aimaient le nom, un diminutif de Tatiana, je pense.

– C’est l’inverse, Tanya. Tatiana, c’est le petit nom affectueux.

J’ai répondu que broder autour d’un prénom, c’était peut-être plus doux que le raccourcir, oui. Un premier sourire dans le miroir, rue de la Gauchetière. Monsieur Ghaoui était tombé sur une passagère qui aimait écouter. Avec sa moustache et ses cheveux blancs, il aurait pu s’appeler Jacques ou Jean-Claude, mais son accent jasait de beaucoup plus loin que Sorel.

– En Algérie, on a beaucoup de prénoms russes. Assia, Sonia…

– On a eu beaucoup de Sonia ici aussi.

J’ai roulé le prénom dans ma tête pendant quelques instants. Sonia. Comment on avait fait, au fil du temps, pour lui donner une si mauvaise réputation? C’était pourtant joli. Le pouvoir de l’accent circonflexe.

Sur Cherrier, ma tête s’est égarée tandis qu’il s’aventurait sur le terrain glissant du français québécois. Mon ami s’était fait frapper tout près d’ici, par un taxi, justement. Aux premiers mots de la nouvelle, envoyée par un autre copain, mon coeur était passé en 6/8, mais heureusement l’ami s’en était bien sorti, si ce n’est que plâtré en partie. La perte d’un parent, je l’avais vécue; le départ de quelqu’un comme lui,  je me suis dit que ça finirait par arriver aussi. Mais quand la lumière est passée au vert, j’ai arrêté d’y penser, parce qu’on ne peut jamais préparer le coeur aux changements de métriques anyway.

Monsieur Ghaoui a sorti son petit livre au coin de Des Pins. Je me suis braquée un instant, jamais à l’aise quand on m’entretient de croyances, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs. Mais ce qu’il voulait me montrer, c’était la beauté des courbes de sa langue, ses arabesques sur la page fine. Puis :

– J’aime aussi le lire pour les expériences humaines qu’il raconte. On est tous pareils, Tanya, c’est ce que je comprends en le lisant.

Combien de chauffeurs de taxi m’avaient entretenue d’expériences communes aux hommes, en ponctuant les échanges de mon prénom? Je ne tenais plus le compte, et j’aimais ce terrain, même si, ici, la porte d’entrée prenait la forme d’un de ces livres qui s’érigent en dogmes. Moi, j’avais lu Joseph Campbell et son unité de l’espèce humaine, les yeux brillants, et je m’essayais depuis à son Follow Your Bliss. Je prenais parfois des chemins de campagne, mais ça fonctionnait somme toute assez bien. Je pense. Libanais, ancien professeur de musique, un autre chauffeur avait rythmé le même discours avec un instrument à cordes, qu’il sortait aux lumières. « Belle Tanya, on a tous le même visage », qu’il m’avait dit au coin de Jean-Talon. Le visage d’un Jean-Claude ou d’une Soniâ? Peut-être. Dommage que ces livres aux pages fines, le vôtre ou le leur, ne servent que trop souvent à marquer nos différences et nous opposer, comme de gigantesques accents circonflexes.

On a jasé de langues, des détours qu’il avait trouvés pour apprendre l’anglais, des trucs auxquels moi, pourtant adaptatrice jouant avec les idiomes, je n’avais jamais pensé. Ça me plaisait d’updater mon système à l’arrière d’un taxi. Puis, on a parlé de sa fille qui peinait en mathématiques, et dans le soleil de fin de journée qui éclairait le côté droit de nos visages, j’ai entendu les mêmes mots qu’un parent scientifique m’avait lancés doucement, à moi l’adolescente au coeur lyrique coincée dans une école de futurs ingénieurs, qu’il fallait s’inventer ses propres formules et pas seulement en apprendre par coeur.

– Quand on s’éloigne de la science, on se perd du côté de l’ombre. C’est ça, l’extrémisme. On n’apprend plus à nos enfants à réfléchir. Je suis tellement en colère.

J’ai soufflé et j’ai dit oui. J’appréciais sa confiance. Comme j’aurais aimé qu’on soit plusieurs sur sa banquette arrière, à comprendre la douleur de ces gens aux arabesques de partout qu’on regroupait tous sous la même bannière, celle de l’ombre, au lieu de chercher l’expérience commune.

Je lui ai tendu mon coupon et l’ai remercié pour la conversation. Je n’avais peut-être jamais réussi à m’inventer des formules, la face dans un examen de physique, mais j’essayais d’y arriver la face dans la vie. Jusqu’ici, ça fonctionnait assez bien. Le vrai bliss, on ne le trouvait probablement pas au bout de conventions.