Les bons fils

J’étais nerveuse. J’avais fait une croix sur cette ambition depuis un petit moment déjà, mais pas sur les battements que j’y trouvais encore quand l’occasion d’y tremper les lèvres s’offrait à moi. Sauf que je manquais de contrôle et de forme, j’aurais aimé me tenir en un tout; j’aime ça, être toute cousue. Mais personne n’était là pour la perfection. J’ai replacé mon chapeau et rassemblé tous mes morceaux. Au fond, ça ne me déplaisait pas tant que ça de refaire mon casse-tête, de marcher sur une corde de guitare les yeux à demi-fermés et de me recoudre avec, les mains tremblantes.

Bombardés de toutes parts par des symétries impossibles ou les 30 Under 30, on finit par y croire, à l’unique satisfaction dans l’excellence. Mais suffit d’un moment pour retrouver le chemin vers les frissons simples. En pensant à tout ça, j’ai bu dans la bière d’un voisin qui s’accordait. Je n’aurais peut-être pas dû, moi qui ai ensuite passé les deux semaines suivantes sur le carreau d’une pneumonie. Mais la première gorgée me ramène toujours à 15 ans et à la transparence de l’instant, à l’incertitude fébrile de ce qui va suivre. La vie est pleine de machines à voyager dans le temps, souvent nécessaires pour rebrancher les bons fils, ceux qui s’éloignent parfois dans les quotidiens droits comme des cols de chemises.

La beauté dans l’imperfection. Je travaillais fort à en retrouver le chemin, un peu changée par mon nouveau métier, où on peut corriger la même chose à l’infini. Correct. Autre domaine, autres motivations, il n’y a pas tant de comparaisons valides à faire. Mais une fille, aussi cynique soit-elle, finit par s’ennuyer du saut dans le vide, authentique et vrai et juste beau, du on va voir ce qui va se passer. Des fois faut plonger sans filet en se tenant le coeur.

J’ai pris une grande respiration et je me suis approchée du micro. J’étais en plein contrôle de mon manque de contrôle. On allait voir ce qui allait se passer. J’ai oublié la suite, cousue lousse mais vraie, asymétrique dans la lumière du moment.

La trace

Le musicien dans le couloir de Square-Victoria jouait une vielle toune folk. J’ai ralenti le pas, touchée par ce timbre de voix chanceux dont certains héritent sans avoir à le travailler. Il ne chantait pas pour nous, les yeux fixes et tournés vers l’âme, absorbé, ému. Quelque chose au sujet de 7th avenue.

J’ai pensé à celui qui avait écrit ces mots, mis en rimes et en notes un bout de sa vie, dans l’espoir de peut-être sublimer son présent et du même coup interpeller deux trois personnes, qui sait, avec un peu de luck. Qu’est-ce que t’as comme plume magnifique quand, 50 ans plus tard, un dude en chandail rayé chante ton histoire, ton histoire à toi, là, écrite dans ta cuisine, en chandail brun. Quand un inconnu nage avec autant d’intensité dans tes émotions, dans un couloir de métro turquoise à l’heure de pointe d’une autre époque. Qu’est-ce que t’as comme sensibilité quand t’arrives à brancher des âmes anonymes sur la même fréquence que la tienne.

J’ai regardé les travailleurs qui ne le regardaient pas, pas tant que ça charmés par l’humanité qui résonnait d’une tuile à l’autre, pas pantoute, même, et concentrés sur leurs pas. Je marchais tellement lentement que j’allais bientôt reculer. Fallait-tu que j’arrête d’être touchée comme ça, tout le temps? En jetant un autre coup d’oeil aux faces longues autour, je me suis dit non, peut-être pas. On a la fibre qu’on a.

Rendue chez moi, comme une traîneuse ordonnée qui s’éparpille toujours aux mêmes endroits, je me suis déshabillée dans l’entrée et j’ai cherché mes souliers de course.

J’ai suivi toutes les lumières de Villeray pour courir sous les vertes. Fallait pas arrêter, malgré le point qui me tannait la droite ou le fait que j’avais le souffle beaucoup trop court pour entretenir une conversation avec moi-même. J’ai rapidement dépassé ma limite, mais dans la mesure où c’est ma spécialité dans la vie comme au hockey, tout allait bien. Il planait une certaine possibilité de m’effondrer si je m’arrêtais, et c’était ce que je cherchais, comme dans « T’sais la fois où quelqu’un t’a ramassée au coin de Villeray et St-Laurent, la tête dans une flaque d’eau? » Mais je ne me suis ni évanouie, ni gâché le milieu du visage, et j’ai monté mon escalier la face de la même couleur que l’érable devant la porte – rouge, pas jaune –, juste bien. La tête au neutre, je n’ai pensé à rien en sifflant la chanson entendue dans le métro, celle qui avait traversé le temps et les chandails. Qu’est-ce que t’as comme talent quand une fille en runnings siffle ton hymne une vie plus tard, assise dans le haut des marches les plus dangereuses de la ville.

Est-ce qu’on ne rêve pas tous un moment de laisser une trace dans deux ou trois têtes, de faire naître quelque chose d’assez vrai pour toucher quelqu’un, quelque part? Pas dans un but grandiose ou d’ego, mais simplement pour avoir une toute petite preuve qu’on n’est pas tout à fait dans le champ et qu’on a peut-être compris une couple d’affaires de la vie? Ou peut-être même juste pour annuler les passes où on a tout faux. J’ai détaché mes espadrilles et sorti ma clé, marché dans le tas de vêtements éparpillés contre la porte pour ensuite me planter dans mon sac d’ordinateur. J’ai souri en me disant qu’en attendant, on laisse sa trace comme on peut.

L’autre moitié

Le ciel tirait sur à peu près toutes les couleurs, avec une tendance vers le mauve dans le bas de l’écran. Des avions le cochaient de blanc à haute altitude, un au-dessus du ridicule mont St-Grégoire, puis deux autres plus près de Rougemont et St-Hilaire, les Montérégiennes qui décoraient les fenêtres de mon enfance. Je regardais la scène à travers mes lunettes inondées du sépia qui teinte les verres quand on roule face au soleil en début de soirée. En bref, je ne voyais pas grand-chose, et j’espérais que les chevreuils ne manquent pas de jugement.

Entre Granby et Ange-Gardien, en dépassant une Tercel, je me suis rappelé que dans quelques jours je changerais de décennie. J’ai quand même gardé les yeux sur la route. J’écoutais The National et j’avais envie d’autre chose, mais je n’avais pas assez de concentration pour gérer mes pensées, le volant et l’ambiance en même temps.

Il fallait peut-être que je fasse, d’ici à mercredi, un quelconque retour sur la moitié de vie que je laissais derrière moi comme une traînée de fumée à 30 000 pieds d’altitude, ou comme une minuscule coche quelque part, peut-être, je ne savais pas. Moitié d’existence en supposant que j’allais ensuite vivre assez vieille pour que le miroir me renvoie un jour le reflet de mon visage en papier de soie. J’avais l’impression d’avoir quatre ou cinq biographies à résumer, ou peut-être une seule divisée en chapitres? La seule chose dont j’étais certaine, c’était que j’avais eu la même coupe de cheveux sur à peu près toutes les pages.

À la vue de la pancarte de Chambly, je me suis ennuyée de mon père, qui m’aurait fêtée avec le même enthousiasme qu’à mon anniversaire de 8 ans. Ce cinquième passage à un autre chiffre sans lui frapperait plus fort que les autres. Dans son regard positif et lumineux, j’aurais eu la certitude que non seulement je faisais sommes toutes assez bien les choses jusqu’à maintenant, que ce soit vrai ou pas – t’sais comment t’est-ce qu’y sont les parents – mais aussi que je n’étais pas une madame malgré le chiffre. Cette idée seule me rassurait. Pas une madame, oh non monsieur.

Je suis sortie quelque part entre deux champs de blé d’Inde pour ramasser un café, histoire de m’assurer que j’arriverais saine et sauve en ville et sans non plus faire un faon orphelin. La caféine à 19h30, une hérésie pour quelqu’un qui n’est pas particulièrement doué pour le sommeil, voilà quelque chose que je n’avais pas risqué depuis des années. J’ai eu un petit frisson : si ce n’était pas là une wild card de madame, je ne savais pas ce que c’était. Faudrait peut-être watcher ce département, finalement.

Un peu plus loin sur l’autoroute, j’ai croisé la Tercel arrêtée sur l’accotement. J’ai pensé à feue Cochonne de course, la Tercel verte qui m’avait promenée d’un bord et de l’autre de la frontière pendant des années, morte de sa belle mort, à bout de muffler, de transmission et de radio AM/FM, vieux char comme un fauteuil roulant, mais un vrai fauteuil, là, un divan bas et mou avec des roues. Je ne me sentais pas précisément comme une vieille Toyota, mais j’ai pensé à sa résilience et à ses kilomètres et milles accumulés. Cette première moitié sur Terre avait été belle et marquée par la chance, même dans ses grands tremblements. Je m’étais ramassé une tonne d’histoires et de faces en chemin, et un petit bagage de niaiseries plates à corriger, certes, mais on ne roule pas pendant toutes ces années sans accumuler quelques roches dans ses souliers.

« Le privilège de vieillir », que je me suis répété en croisant mes yeux de lendemain de veille dans le rétroviseur. Ouin, OK. La semaine précédente, j’avais vu Wilco en concert, le band qui jouait la trame sonore de mes 15 dernières années. Le fun de vieillir, s’il fallait en trouver un, c’était peut-être que tout ton monde et tes bands le faisaient avec toi aussi. Et la justice, c’était que les générations suivantes y passeraient aussi. Quelque chose comme ça. Faque all was well dans le meilleur des mondes, et sur la 10 aussi.

Je ne savais pas qui remercier. J’ai jeté un coup d’oeil au mont St-Hilaire, qui avait vu, de loin et à travers les rangs de maïs, les premiers chapitres de mon histoire. J’aurais voulu trinquer avec mon père, j’aurais voulu qu’il me serre dans ses bras dans l’entrée de cette maison aux briques roses, qu’il me voie aujourd’hui en amour comme à 16 ans avec un homme au regard lumineux comme le sien, qu’il m’appelle Tany sans manquer de souffle. Je ferais cette nouvelle moitié adulte sans ce surnom, mais avec la certitude que j’arrivais là telle que je suis grâce à lui. Le sourire en pattes d’oie, peut-être, mais avec tellement toutes mes dents. J’ai mis le dernier album de Wilco et j’ai traversé le pont.

Le t-shirt

Le ciel se dégradait en quatre gris à la mode et j’errais chez moi dans un t-shirt délavé de dimanche matin, celui de la tournée Road Apples des Tragically Hip. En enfilant dans un automatisme le chandail on ne peut plus unisexe, son 1991 m’avait accroché l’esprit pour la première fois depuis longtemps. Calcul mental les yeux fixes : bientôt 25 ans que je l’avais, du temps d’avant les t-shirts de fille toujours trop petits. Mystérieuse affaire qu’il ait voyagé de place en place avec moi. Tout aussi étrange, par ailleurs, que celle d’arriver à un âge où 25 ans plus tôt on était déjà pleinement conscient d’exister, debout dans une salle de concert maintenant disparue.

Dans mon gaminet de gars, les manches aux coudes et tragiquement unhip, je me suis regardée de dos dans le miroir pour lire les titres à l’envers. Y’avait plus grand-chose qui me disait quelque chose, et le reste avait certainement mal vieilli. Un popsicle à la main, j’ai écouté des bouts de l’album en ligne pour le fun du temps qui se plie en 25 dans le sens de la longueur. Magnifique machine à voyager par en arrière, la musique, surtout quand elle réussit, en trois barres, à nous ramener à une époque où juste frencher sur fond de guitare nous collait au plafond comme des débutants.

C’était la période de l’année où mon voisin de rez-de-chaussée m’apportait des griottes de l’arbre en bas et la tradition voulait qu’il cogne à ma porte de cuisine, que je n’utilise jamais. Par conséquent, la tradition voulait aussi qu’il apparaisse chaque fois par surprise avec son tupperware alors que je déambulais en culottes pas très longues ou tout autre habit qu’on porte quand on n’attend personne. Dans mon attirail canadiana des années 90, le risque que la scène se répète pour une 4e année consécutive était élevé.

« Morello », qu’il m’avait dit la première fois en me présentant le contenant. À part un autre groupe du siècle dernier, le mot n’avait rien éveillé de mon côté, et l’amplitude de sa moustache confirmait qu’on ne parlait certainement pas de ça. J’avais accepté le bol avec un sourire, en me demandant ce que j’allais bien faire de ces fruits rouges qu’il m’avait décrits comme ne se mangeant pas « crutes ». J’étais, de toute évidence, prise en bobettes avec un projet de gâteau.

Dimanche, j’aurais accepté volontiers l’activité annuelle de pâtisserie pour casser la monotonie de cette première vraie journée aux couleurs de la saison. Mais si j’en jugeais l’arbre intact et lourd de ses fruits, monsieur Cortés ne se pointerait pas chez moi cette année. J’ai bu le reste de mon Mister Freeze générique en me demandant pourquoi je ne méritais plus de griottes.

Sur le balcon, comme un monument érigé à 2015, le goulot de la bouteille de champagne sabrée le 31 janvier n’avait pas bougé. Je l’enlèverais un jour de là, au bon moment. Au printemps, j’avais ramassé le bouchon de sous la table pour le déposer sur un bord de fenêtre encore enneigé. C’est correct que les petits symboles soient parfois gros, mais faut pas non plus s’enfarger dedans, métaphoriquement parlant ou non.

Comme le t-shirt d’un band qu’on n’écoute plus depuis deux décennies, il y a ces objets comme des portails vers d’autres moments. C’était quoi, le film, déjà? Le titre m’est revenu sous la douche et j’ai aimé l’allégorie : Contact. L’idée de se garder des wormholes me plaisait. Tant qu’on ne plongeait pas dedans au lieu de regarder en avant, c’était correct d’avoir des points de contact avec les autres chapitres de son histoire. Pour la perspective, peut-être, ou pour réaliser, le temps d’un popsicle, qu’on peut encore vivre des émotions qu’on croyait jusque-là purement adolescentes. Fallait juste pas se vautrer dans les vieilles affaires tout un dimanche. J’avais pas de misère avec ça; j’avais de bien plus beaux chandails aujourd’hui. J’ai plié le vieux t-shirt et l’ai rangé dans le tiroir du bas.

Septembre

Tout le monde se plaignait de la canicule, comme si le souvenir des trois autres saisons en manteau était tellement loin. On s’était dit qu’on resterait en ville pour profiter des dernières odeurs de l’été, pour finalement réaliser que Montréal nous verrait beaucoup sur les prochaines pages de son calendrier. On s’est donc sacrés dans le trafic du nord avec tous ceux qui avaient eu la même idée en forme de lac que nous. Quatre heures de voiture c’est long, mais quand on est bien accompagné, on n’a pas de problème avec la proximité des pare-chocs autour.

Il y a ceux incapables de juste fixer l’horizon en écoutant le chant d’un huard solitaire qui se cherche une blonde. Je ne joue pas pour cette équipe-là. Les araignées de quai m’ont fait crier comme une princesse soprano, mais n’ont pas gâché le bonheur doux de regarder passer, du haut d’une véranda croche, le temps et nos pieds nus dedans. L’automne était vraiment juste là, au détour de cette journée inévitable qui s’en venait, celle où on sort dans nos habits d’été pour finalement constater qu’il a fini la veille. On le voyait déjà dans le vert pas pareil des arbres, comme tannés de photosynthétiser. En attendant, la plus belle saison des dernières années s’étirait dans septembre comme un sourire qui ne se fatigue pas.

Je me suis traînée toute la semaine suivante à force de m’être trop reposée et de n’avoir pensé à rien d’intelligent pendant trois jours. De retour dans les sous-terrains du métro, pénibles de chaleurs accumulées, j’ai eu de la misère à me repartir. Tout le monde m’énervait et j’énervais tout le monde; on n’en pouvait plus personne de voyager collé sur le voisin qui avait chaud. Je me suis mis dans les écouteurs une musique sur laquelle j’avais dansé cet été, sous un ciel parfaitement étoilé, juste pour me rappeler ces moments où je n’ai plus besoin de ma grosse tête.

La rentrée et toutes ses gimmicks me tapaient, comme si septembre apportait quelque chose de neuf alors qu’au contraire tout sèche, piscines avec, tandis qu’on remballe la saison verte. Le rangement du cabanon et du garage, qu’on nous vend comme des activités premium de saison à grands coups de slogans imagés, une chance que j’étais passée à travers ça il y a des mois au travail parce que seigneur que drette-là, j’aurais pas trouvé de lignes inspirées. Pas que j’en avais trouvé en mars non plus. Parce que je n’ai jamais compris ce qu’on devait restarter en septembre quand on ne va plus à l’école ou qu’on n’a pas de cabanon.

J’avais contre ma jambe le ice pack du lunch de la madame à côté de moi et pour une fois, être accotée contre une grosse sacoche ne m’irritait pas. Le petit bloc bleu équilibrait ma température et me gardait réveillée, tandis que le groupe que je venais de découvrir me tenait en un morceau, par les oreilles. J’avais des envies de faire une Kevin Bacon circa Footloose de moi-même et groover contre la porte du fond du wagon, signe que ça faisait un petit brin que je me tenais dans l’hémisphère qui pense en rond et qu’il fallait que je recommence à me délier les jambes plus régulièrement. J’ai songé à mes espadrilles qui m’attendaient, tristes et seules, avec pour compagnons des petits bas coincés au fond. Mine de rien et malgré moi, j’avais trouvé mon plan de renouveau. La rentrée venait de m’avoir moi aussi.