La trace

Le musicien dans le couloir de Square-Victoria jouait une vielle toune folk. J’ai ralenti le pas, touchée par ce timbre de voix chanceux dont certains héritent sans avoir à le travailler. Il ne chantait pas pour nous, les yeux fixes et tournés vers l’âme, absorbé, ému. Quelque chose au sujet de 7th avenue.

J’ai pensé à celui qui avait écrit ces mots, mis en rimes et en notes un bout de sa vie, dans l’espoir de peut-être sublimer son présent et du même coup interpeller deux trois personnes, qui sait, avec un peu de luck. Qu’est-ce que t’as comme plume magnifique quand, 50 ans plus tard, un dude en chandail rayé chante ton histoire, ton histoire à toi, là, écrite dans ta cuisine, en chandail brun. Quand un inconnu nage avec autant d’intensité dans tes émotions, dans un couloir de métro turquoise à l’heure de pointe d’une autre époque. Qu’est-ce que t’as comme sensibilité quand t’arrives à brancher des âmes anonymes sur la même fréquence que la tienne.

J’ai regardé les travailleurs qui ne le regardaient pas, pas tant que ça charmés par l’humanité qui résonnait d’une tuile à l’autre, pas pantoute, même, et concentrés sur leurs pas. Je marchais tellement lentement que j’allais bientôt reculer. Fallait-tu que j’arrête d’être touchée comme ça, tout le temps? En jetant un autre coup d’oeil aux faces longues autour, je me suis dit non, peut-être pas. On a la fibre qu’on a.

Rendue chez moi, comme une traîneuse ordonnée qui s’éparpille toujours aux mêmes endroits, je me suis déshabillée dans l’entrée et j’ai cherché mes souliers de course.

J’ai suivi toutes les lumières de Villeray pour courir sous les vertes. Fallait pas arrêter, malgré le point qui me tannait la droite ou le fait que j’avais le souffle beaucoup trop court pour entretenir une conversation avec moi-même. J’ai rapidement dépassé ma limite, mais dans la mesure où c’est ma spécialité dans la vie comme au hockey, tout allait bien. Il planait une certaine possibilité de m’effondrer si je m’arrêtais, et c’était ce que je cherchais, comme dans « T’sais la fois où quelqu’un t’a ramassée au coin de Villeray et St-Laurent, la tête dans une flaque d’eau? » Mais je ne me suis ni évanouie, ni gâché le milieu du visage, et j’ai monté mon escalier la face de la même couleur que l’érable devant la porte – rouge, pas jaune –, juste bien. La tête au neutre, je n’ai pensé à rien en sifflant la chanson entendue dans le métro, celle qui avait traversé le temps et les chandails. Qu’est-ce que t’as comme talent quand une fille en runnings siffle ton hymne une vie plus tard, assise dans le haut des marches les plus dangereuses de la ville.

Est-ce qu’on ne rêve pas tous un moment de laisser une trace dans deux ou trois têtes, de faire naître quelque chose d’assez vrai pour toucher quelqu’un, quelque part? Pas dans un but grandiose ou d’ego, mais simplement pour avoir une toute petite preuve qu’on n’est pas tout à fait dans le champ et qu’on a peut-être compris une couple d’affaires de la vie? Ou peut-être même juste pour annuler les passes où on a tout faux. J’ai détaché mes espadrilles et sorti ma clé, marché dans le tas de vêtements éparpillés contre la porte pour ensuite me planter dans mon sac d’ordinateur. J’ai souri en me disant qu’en attendant, on laisse sa trace comme on peut.