L’incendie

« Un frein d’urgence actionné cause un ralentissement de service sur la ligne orange. D’autres messages suivront. »

J’espérais que non, parce que la distorsion du haut-parleur juste au-dessus de ma tête m’avait laissé un seul tympan fonctionnel. Quelques instants plus tard, on a annoncé que le service reprendrait dans 30 minutes et la femme avec qui je partageais le poteau m’a lancé un « When? » beaucoup trop hébété pour la situation.

J’ai mis quelques secondes avant de répondre, le temps d’émerger du vortex temporel dans lequel elle m’avait projetée malgré elle, un transfert instantané dans l’une des anecdotes préférées de mon père. Comme personne ne la réclamerait plus, il était temps de l’écrire.

**

Je parlais au téléphone dans le courant d’air salvateur du climatiseur quand j’ai vu monter la fumée devant la fenêtre du salon.

— Maman, je te rappelle.

Faut croire qu’en 27 ans de vie on n’avait pas encore vu assez de messages de prévention parce qu’on a ouvert la porte d’entrée dans un grand geste imbécile mais assuré. Notre voisin — qui avait fait la même chose, mais qui avait au moins l’excuse d’être natif d’un pays où ces messages d’intérêt public n’avaient pas roulé en boucle pendant les années 80, surtout celui de l’incendie de sapin de Noël qui décimait une famille amérindienne au complet — nous a annoncé en se grattant que l’appartement sous le nôtre flambait. Rien que ça.

On peut vraiment se surprendre dans de véritables situations de stress. De toute évidence, le système nerveux est fait pour dealer avec les vrais problèmes, pas les paniques imaginaires où c’est son cousin, le hamster sur l’acide, qui prend alors les rênes sans rien gérer pantoute.

Donc, en moins d’une minute et dans le calme, on a encore fait ce qu’il ne fallait pas faire : ramasser le plus de stock possible, fouiller dans le garde-robe pour prendre le transporteur placé trop haut et forcer le chat à l’intérieur. Le gros bon sens demandait aussi qu’on sorte par l’escalier de secours, mais la perspective de se détacher du mur arrière avec la totalité de la vieille structure en fer nous souriait comme un clown de cirque. On a donc dévalé les marches de l’immeuble avec un ordinateur, quatre ou cinq guitares et un chat américain dans une boîte.

En août, New York a fâcheusement tendance à se rapprocher du soleil; à preuve, trois camions de pompier sont arrivés pour assurer un relai aux équipes qui fondaient déjà dans leurs salopettes. Cette journée s’annonçait tropicale, mais avec de très mauvais cocktails au jus de tomates.

On a attendu tout l’après-midi sur le trottoir, assis sur des étuis de guitare, en riant un peu de ce nouvel épisode de l’aventure. L’impression que cette ville voulait se débarrasser de nous était de plus en plus forte. Mais c’est ça l’affaire avec New York, ce que les touristes et les idéalistes et les obstineux ou autres avocats du diable ne comprennent pas : dans toute sa magnificence, la Grosse Pomme n’est pas tant que ça human friendly. Chaque jour est un petit combat, et Manhattan sait comment nous retenir dans le ring avec ses verticales majestueuses. Comme dans I want to be a part of it, New York, New York.

En fin d’après-midi, quand les pompiers sont partis et que l’employé de la Croix-Rouge est venu nous voir, on a pensé que la ville venait justement de peut-être gagner un round.

— Where do you guys live?

— 3C.

Regard qui regarde pas ben.

-OK. We’ll walk you upstairs.

Dans l’entrée de l’immeuble privé d’électricité, on a glissé sur des fragments de vitre. Les murs étaient tachés de suie, l’eau coulait en cascades dans l’escalier, des portes avaient été défoncées et l’odeur de feu nous étouffait. Au 2e, on a jeté un coup d’oeil au salon de l’appartement sous le nôtre : rien ne semblait avoir été déplacé, mais tout était carbonisé. Sur place. Ça augurait moyen pour l’étage au-dessus. On est entrés chez nous de la même façon qu’on entre chez le gastroentérologue pour un examen colorectal.

On avait mis la hache dans le bas de tous nos murs et les meubles avaient été déplacés sans gants blancs. Mais surtout, toutes les fenêtres, cadres inclus, avaient été arrachées. En passant devant la quiche que j’avais cuisinée le matin même et qui décorait une partie du plancher de la cuisine, j’ai eu envie de rire tellement c’était too much. Seigneur, New York, t’avais pas besoin de te donner à ce point-là. Mais encore une fois, tu ne décevais pas.

Pendant un appel à des amis qui allaient nous héberger pour quelques jours, le temps qu’on fasse des boîtes dans une chaleur suffocante parce que tous les trous de fenêtres seraient placardés, on a presque décidé que ça y était, qu’il était temps de mettre fin à ce chapitre de nos vies. Mais le propriétaire venu constater les dégâts nous a offert un autre logement en attendant que ce côté de l’immeuble soit remis à neuf. Dans les dents, Manhattan! On n’était pas faits en guimauves de feu de camp.

On a verrouillé la porte sur une zone sinistrée où il faisait à peu près 55 degrés. Il ne restait pas grand-chose à voler, si ce n’est que les meubles IKEA qui n’avaient pas trop souffert. Un fameux de beau butin scandinave à moitié rôti. On s’en allait chercher le chat laissé chez le concierge, les vêtements tachés et trempés, mais la mine pas encore trop déconfite (ça nous frapperait le soir même), quand notre voisin d’en face est sorti de chez lui, hébété comme la madame dans le métro.

— What happened?

— Uh… there was a fire, man.

Pause. Regard de poisson d’eau douce.

— When?

**

Cue mon père qui ne peut plus s’arrêter de rire et qui répète la question comme si c’était la chose la plus absurde à avoir été prononcée au cours de la dernière décennie. Lancé pieds nus dans l’eau et les éclats de vitre, c’était le genre de punch simple et efficace que j’aurais aimé avoir écrit. Je me contenterais d’avoir eu un rôle dans cet autre épisode new-yorkais — avec une couple de one-liners pas pires en plus — mais surtout de la chance de le raconter des dizaines de fois pour faire résonner le rire vrai de mon père.

Le kanji

Elle m’a lancé un regard qui portait tout le mépris du monde, ou au moins celui d’un hémisphère au complet. Moi, j’avais simplement demandé si je pouvais essayer le chandail. Considérant que son travail consistait, justement, à me permettre de faire l’essai d’un vêtement, c’était spécial qu’elle m’en tienne rigueur à ce point-là. Quand elle s’est tournée, j’ai vu sur son cou un tatouage récent, encore noir. J’ai trouvé étrange qu’une fille avec un crucifix dessiné à l’arrière de la tête m’évalue avec autant de condescendance, mais en même temps, les bases de la religion m’échappent un peu. Reste que je suis pas mal certaine que l’agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde – ou au moins d’un hémisphère au complet – n’aurait pas tripé.

Comme sur mon cou à moi il y a un signe censé me rappeler que la paix de l’esprit est la clé de ben des affaires, j’ai répondu à sa mauvaise attitude avec un sourire, en me disant qu’elle allait un jour regretter son tatouage elle aussi. C’était pas la plus excellente des vengeances, ni non plus une garantie, mais j’avais juste une heure de lunch et pas vraiment le temps de penser à une revanche plus efficace. Puis, c’était aussi le genre de réflexion qui, si elle s’étirait, allait à l’encontre de ce que j’avais fait graver sur mon quatrième de couverture.

J’avais 23 ans, et Julie aussi. On avait parcouru avec beaucoup de sérieux un recueil de kanjis japonais dans ce qui faisait office de salon à son 2 1/2, avec la certitude que se marquer du sceau d’un idéal à atteindre était une bonne idée. Julie est décédée huit ans plus tard, d’une embolie pulmonaire. C’est absurde de mourir avant même d’avoir eu le temps de regretter un tatouage, ou encore avant d’avoir réalisé l’objectif qu’il devait nous rappeler, même s’il fallait se regarder avec deux miroirs pour le voir. Plus simplement, c’est absurde de mourir à 31 ans.

J’ai croisé à nouveau les yeux de la vendeuse tandis qu’elle ouvrait la porte. Regarder l’autre de haut quand on est le plus petit des deux demande beaucoup de conviction, et je n’ai pu qu’admirer sa volonté, sans toutefois comprendre. J’avais dans les mains un coton ouaté, c’était peut-être là la source de son mépris? Mais la paix de l’esprit, ça passe aussi par un chandail doux. Ainsi, comme je respectais ma ligne de conduite, j’allais certainement pas me bâdrer avec sa ligne à elle, surtout qu’elle traçait une croix.

De retour au travail, j’ai mis le pied dans l’ascenseur en même temps qu’un homme pressé d’appuyer sur le bouton de son étage, puis sur celui pour fermer les portes. Clic pis clic. Il avait pourtant vu, comme moi, la madame qui approchait. Je l’ai regardé, surprise, avec l’envie de lui lancer le « You know, we’re living in a society » qui me vient beaucoup trop souvent en tête. À la place, j’ai bloqué les portes avec ma jambe droite, et la femme est entrée. La vendeuse et lui dans la même demi-heure. Sérieusement, les gens, pour la vie en commun, on pouvait repasser.

Le soir, dans mon nouveau chandail, j’ai écrit tout ça en pensant à mon amie d’université. Regretter ce tattoo-là n’avait pas tellement d’allure, malgré son design qui datait (mais quand même moins qu’un barbelé). On s’était toutes les deux fait marquer à un endroit qui ne nous était pas visible, comme si on avait voulu que ce soit les autres qui nous rappellent ponctuellement à l’ordre en nous questionnant sur la signification du dessin. Elle sur l’omoplate, moi sur la nuque, une porte sur ma tête et sur le reste, à ouvrir avec le bout des doigts. Les années qui m’éloignaient de son décès auraient pu mener au regret de ce kanji, mais valait mieux choisir d’atteindre encore et encore le but qu’il incarnait. Pour l’heure, j’étais pas mal en paix. Dans mon chandail, et dans mon cou.

Salut Julie.

 

Réflexions

J’étais debout au-dessus d’une madame aux cheveux calico qui grignotait une pomme verte comme si c’était la fesse d’un pompier de calendrier. J’étais encore coupable de construire un personnage en me basant sur une coupe de cheveux, mais je doutais qu’elle préférait, comme moi, l’uniforme des livreurs de UPS.

Je fixais le mur qui glissait de l’autre côté des rails. Sherbrooke. Sherbrooke. Sherbrooke. Quand on a atteint notre vitesse et que je n’ai plus réussi à lire le nom, on a croisé le métro qui roulait en sens inverse. Mon reflet dans la vitre juste devant est resté immobile, mais sur les fenêtres de l’autre train il s’est mis à danser.
 Un principe que je ne comprenais pas, parce que je n’ai jamais vraiment réussi un examen de physique de façon totalement honnête. (Allo maman)

Fidèle à moi-même, j’ai plutôt cherché la métaphore, comme si, le temps de la ligne orange, j’allais être frappée par une grande vérité sur le sens de la vie. En même temps, plus on s’ouvre aux images, moins on en finit de s’étonner du nombre de miroirs autour de nous.

Je me regardais danser sur l’autre train en me demandant si l’allégorie n’était pas dans le décalage entre ce qu’on croit projeter et ce que les autres voient réellement. Ou encore dans l’impression qu’on a parfois d’être immuable malgré le temps qui roule d’une station à l’autre. Y’avait une couple de parallèles à faire, et j’allais sûrement trouver l’angle avant d’arriver à Jean-Talon. J’ai repensé à une citation de Kurt Vonnegut que j’avais voulu partager récemment : We are what we pretend to be, so we must be careful about what we pretend to be. J’ai choisi de laisser un auteur beaucoup plus brillant que moi expliquer ma première hypothèse, et je me suis penchée sur la deuxième.

Est-ce qu’on n’a pas souvent la certitude d’avoir la même tête depuis tout le temps, alors qu’au-dessus d’un café, face à nos versions moins finies, on s’empresserait de demander l’addition? Dans ce cas, qu’est-ce que je conseillerais à la personne que j’étais il y a deux décennies? Pas grand-chose, à part peut-être de ne pas manger de Wendy’s avant d’aller voir Velvet Goldmine à l’Égyptien en 98, à moins de vraiment tenir à vivre un violent empoisonnement alimentaire et se vider dans une bassine pendant toute une nuit à l’urgence de l’hôpital Général.

Je me suis dit qu’empêcher notre tête de débutant de faire les erreurs à suivre ne mènerait pas à qui on est aujourd’hui — en supposant qu’on est en paix avec ce qu’on est, et qu’on n’écrit pas un billet de blogue assis à la bibliothèque d’une prison des Laurentides. C’est correct d’aimer son chemin. Même les carrefours où on aurait dû choisir l’autre droite, ou ceux où on s’est fait rentrer solide dans l’aile. Les autoroutes à huit voies sur lesquelles on s’est embarqué par erreur, mais où on a roulé en malade avec le toit ouvert en blastant Queens of the Stone Age avec le feeling immense d’être immortel. Ou les mauvaises sorties desquelles on garde au moins un souvenir de paysages presque beaux à brailler. C’est correct de ne pas vouloir aller valser du côté des regrets, même si c’est juste sur une vitre de wagon de train.

J’étais là dans mes pensées, dans les clichés jusqu’aux écouteurs, tandis que l’homme à côté de moi tournait les pages de La Presse avec arrogance et l’air de se dire que le mot « commun » dans « transport en commun » était superflu. Mes cheveux servaient d’accotoir à la section Sports et aussitôt que j’aurais du réseau, j’appellerais 1997 pour qu’elle revienne chercher son passager mésadapté. Parce que quissé qui se déplie encore le gros journal rectangle debout contre un poteau? Avant de le renvoyer dans le passé, je lui demanderais ce qu’il pensait de cette citation élimée sur l’importance du voyage et non de la destination. Juste pour voir s’il gagnerait des points là, ou encore le droit de rester en 2014.

Jean-Talon. Jean-Talon. Jean-Talon. Comme le voyage était moyennement plaisant, moi je faisais mentir le dicton : je visais ma destination et un verre de vin pour reposer ma section Vivre. J’ai accroché le regard de la femme à ma gauche pendant que je fixais le mur à travers son reflet, qui s’est mis à bouger quand on a croisé à nouveau un métro. Parce qu’elle m’a souri, je lui ai souhaité que sa réflexion à elle ne s’agite pas non plus dans le regret et je suis sortie en accrochant le journal du monsieur par exprès.

L’anneau

Elle était juste derrière moi. Les portes se sont ouvertes et elle s’est faufilée rapidement, en me poussant d’abord, puis en tirant mon sac. J’avais vu le siège libre moi aussi, mais apparemment, des deux j’étais celle qui savait vivre. Quand je suis entrée, il y avait une autre place, en diagonale avec elle. Je me suis assise, lentement, peut-être un peu pour la narguer, avec l’envie de lui dire allo en la regardant dans les yeux. Je ne pense pas qu’elle aurait saisi l’intention.
 Nos genoux se touchaient et j’ai senti son inconfort; pas une fois elle n’a fait un eye contact. Je suis farouche et dans une journée j’en fais pourtant des dizaines. Ça me semblait être du gros calibre.

Je l’ai observée pendant quelques minutes tandis qu’elle sortait un étui de iPad rouge de son sac à main à motifs de chats. Elle portait un manteau fuchsia et des ongles assortis, et des lunettes avec une monture dorée accentuaient son sérieux. Ses souliers léopards cachaient peut-être son côté wild, mais je me suis permis d’en douter. Enfin, on n’a pas tous la même définition ou échelle de fantaisie. Qui sait, peut-être que la fin de semaine elle titillait l’ouest de la Rive-Nord dans un donjon adjacent à sa salle de lavage.

Je l’imaginais faire ses comptes sur son iPad mini, peut-être calculer son budget de nourriture pour chat — dans mon scénario elle en avait trois — ou réévaluer son forfait de câble pour y ajouter la chaîne d’Oprah. J’avais la pédale de jugement au fond du tapis. Elle tenait un petit crayon technologique avec un certain style, en pinçant les lèvres, absorbée. Je me suis étiré le cou pour mieux voir son écran : elle jouait à Bejeweled. OK, ça marchait aussi.

Je pensais avoir cerné le personnage, du haut de mes idées reçues, puis j’ai vu son anneau de mariage. Oublie la manucure, la sacoche féline, les lunettes auxquelles il ne manquait que des chaînettes : mon étonnement n’avait rien à voir avec ses goûts, parce qu’à chacun sa chacune, et c’est tant mieux. C’était juste, ben voyons donc, sont en couple ces gens-là, qui poussent et dépassent avec rage dans le métro, en fixant le sol? Ça me sciait encore plus que la possibilité de trouver un masque en cuir dans son panier à lessive.

C’est beau

J’allais tourner. J’ai jeté un coup d’oeil à droite, puis ma mère m’a dit « c’est beau ». Voyage dans le temps, instantané. En voiture, elle lançait toujours ce go à mon père quand la voie était libre de son côté. Avec moi, son indication n’était pas nécessaire, j’avais regardé. Mais son amoureux confiant, lui, ne regardait jamais.

J’avais encore passé la journée à chercher des témoins. Le midi, au resto, un employé avait déposé un falafel brûlant directement dans la main d’un client qui voulait goûter. T’as fait ça, gars, laisser tomber une boulette de pois chiches fumante dans la paume ouverte du bonhomme en habit? Ben quin. C’était parfait, et pourtant personne n’avait réagi devant l’affront et toute sa symbolique, le gars tanné de sa job et le clone qui, en 2014 et avec ses lunettes trop chères, n’avait jamais eu le mémo au sujet des mets libanais.

Personne ne semblait non plus avoir remarqué la perruque baroque de l’homme assis face à moi dans le métro, celui qui m’avait fait un grand sourire en m’offrant sa place. Quel cran ça prend pour faire du charme avec un chapeau de cheveux. Il lisait un petit roman de madame plastifié emprunté à la bibliothèque en suçant la pastille des pastilles, une Vicks qui goûte le rouge. J’ai regretté qu’on n’ait pas engagé la conversation; on n’avait certainement pas le même quotidien. Pendant ce paragraphe que j’essayais de réécrire dans ma tête, la fille à côté de moi dansait une version assise de kundalini, les yeux fermés. J’essayais de voir ce qu’elle écoutait, mais ses mouvements m’en empêchaient. Je voulais savoir quelle musique avait le pouvoir de la faire se sacrer de ce qu’on allait tous penser d’elle.

Je revenais de chez l’optométriste et je voyais tout ça toute seule, mais surtout d’un seul oeil. Mon oeil gauche d’hypermétrope me dérangeait depuis quelques jours. Paresse visuelle? That sounds about right, je maîtrise l’art de la procrastination. Il avait soudainement décidé de prendre un peu plus son temps que le droit, mais aussi d’accueillir un corps étranger. Slacker, mais bien avenant. En bref, je voyais la vie en deux dimensions depuis dimanche, mais ça ne m’empêchait pas de continuer à l’observer. Faque c’était quoi, encore, votre excuse pour ne rien remarquer du monde autour?

En fin d’après-midi, je jasais avec le très ex-amoureux devant le métro quand un couple a tourné le coin. L’homme de 75 ans portait avec gusto un manteau bleu électrique qui complimentait un pantalon mauve. J’ai pris une note mentale, une fraction de fraction de seconde. On a continué à parler quelques instants. Puis, lui s’est mis à rire, et le temps s’est figé comme la mise en plis saumon de la madame : on voyait encore les mêmes choses. On allait peut-être toujours continuer de voir les mêmes choses. J’avais juste perdu l’habitude de l’autre qui voit ce qu’on voit, sans qu’on le voit voir, mais tout en sachant qu’il verra. Quelque chose comme ça.

— Scuse-moi… c’est juste… wow.

— Je sais, j’ai vu.

— C’était vraiment réussi.

— Parfaitement agencé.

Il y a derrière certaines portes depuis longtemps fermées des parcelles de mondes figés à jamais. On n’a plus l’amour pour y vivre ni l’un ni l’autre, ni l’envie d’ouvrir la grande porte close, mais on a ce lieu commun, fixé dans le temps et qui ne fait plus d’oeil à personne, duquel on peut faire le tour pour aller s’asseoir dans la cour un moment, le temps de se tirer une chaise et rire, et retrouver une partie de la fréquence. Celle-là qui a fait durer l’histoire le temps qu’elle a duré, la fréquence de la plus belle partie de nous, capable d’exister encore sur ce terrain parce que derrière ces murs on s’est parfois aimés un peu croche, certes, puis plus beaucoup à la fin, mais sans games jamais, et toujours comme on était. C’est bon d’avoir ces lieux-là pour trouver la voie vers la porte où on est attendu pour vrai, au complet. Le coeur neuf et prêt.

Je suis montée chez moi avec une vieille toune de Stars dans la tête. I’m not sorry I met you, I’m not sorry it’s over, I’m not sorry, there’s nothing to say. Je me suis dit que la vraie affaire, c’est certainement un « c’est beau » qu’on lance à l’autre quand il a les yeux fermés. Et l’autre qui nous croit, parce qu’il sait qu’on voit ce qu’il aurait vu. Quelque chose comme ça.