Le kanji

Elle m’a lancé un regard qui portait tout le mépris du monde, ou au moins celui d’un hémisphère au complet. Moi, j’avais simplement demandé si je pouvais essayer le chandail. Considérant que son travail consistait, justement, à me permettre de faire l’essai d’un vêtement, c’était spécial qu’elle m’en tienne rigueur à ce point-là. Quand elle s’est tournée, j’ai vu sur son cou un tatouage récent, encore noir. J’ai trouvé étrange qu’une fille avec un crucifix dessiné à l’arrière de la tête m’évalue avec autant de condescendance, mais en même temps, les bases de la religion m’échappent un peu. Reste que je suis pas mal certaine que l’agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde – ou au moins d’un hémisphère au complet – n’aurait pas tripé.

Comme sur mon cou à moi il y a un signe censé me rappeler que la paix de l’esprit est la clé de ben des affaires, j’ai répondu à sa mauvaise attitude avec un sourire, en me disant qu’elle allait un jour regretter son tatouage elle aussi. C’était pas la plus excellente des vengeances, ni non plus une garantie, mais j’avais juste une heure de lunch et pas vraiment le temps de penser à une revanche plus efficace. Puis, c’était aussi le genre de réflexion qui, si elle s’étirait, allait à l’encontre de ce que j’avais fait graver sur mon quatrième de couverture.

J’avais 23 ans, et Julie aussi. On avait parcouru avec beaucoup de sérieux un recueil de kanjis japonais dans ce qui faisait office de salon à son 2 1/2, avec la certitude que se marquer du sceau d’un idéal à atteindre était une bonne idée. Julie est décédée huit ans plus tard, d’une embolie pulmonaire. C’est absurde de mourir avant même d’avoir eu le temps de regretter un tatouage, ou encore avant d’avoir réalisé l’objectif qu’il devait nous rappeler, même s’il fallait se regarder avec deux miroirs pour le voir. Plus simplement, c’est absurde de mourir à 31 ans.

J’ai croisé à nouveau les yeux de la vendeuse tandis qu’elle ouvrait la porte. Regarder l’autre de haut quand on est le plus petit des deux demande beaucoup de conviction, et je n’ai pu qu’admirer sa volonté, sans toutefois comprendre. J’avais dans les mains un coton ouaté, c’était peut-être là la source de son mépris? Mais la paix de l’esprit, ça passe aussi par un chandail doux. Ainsi, comme je respectais ma ligne de conduite, j’allais certainement pas me bâdrer avec sa ligne à elle, surtout qu’elle traçait une croix.

De retour au travail, j’ai mis le pied dans l’ascenseur en même temps qu’un homme pressé d’appuyer sur le bouton de son étage, puis sur celui pour fermer les portes. Clic pis clic. Il avait pourtant vu, comme moi, la madame qui approchait. Je l’ai regardé, surprise, avec l’envie de lui lancer le « You know, we’re living in a society » qui me vient beaucoup trop souvent en tête. À la place, j’ai bloqué les portes avec ma jambe droite, et la femme est entrée. La vendeuse et lui dans la même demi-heure. Sérieusement, les gens, pour la vie en commun, on pouvait repasser.

Le soir, dans mon nouveau chandail, j’ai écrit tout ça en pensant à mon amie d’université. Regretter ce tattoo-là n’avait pas tellement d’allure, malgré son design qui datait (mais quand même moins qu’un barbelé). On s’était toutes les deux fait marquer à un endroit qui ne nous était pas visible, comme si on avait voulu que ce soit les autres qui nous rappellent ponctuellement à l’ordre en nous questionnant sur la signification du dessin. Elle sur l’omoplate, moi sur la nuque, une porte sur ma tête et sur le reste, à ouvrir avec le bout des doigts. Les années qui m’éloignaient de son décès auraient pu mener au regret de ce kanji, mais valait mieux choisir d’atteindre encore et encore le but qu’il incarnait. Pour l’heure, j’étais pas mal en paix. Dans mon chandail, et dans mon cou.

Salut Julie.