Les angles morts

Ils descendent Bleury en patin. Elle sait à peine patiner, ça ne m’apparaît pas comme étant la plus prometteuse des idées. D’un autre côté, peut-être que oui. Il y a certainement du beau matériel là pour moi.

Il lui tient la main pour la ralentir, tout en freinant avec son patin gauche, et ils traversent René-Lévesque. La suite s’annonce intéressante, c’est quand même une pente avec un angle qui essouffle quand on la monte le matin, avant le deuxième café.

Devant le stationnement public, il la laisse soudainement aller et fait rapidement demi-tour; il a vu quelque chose sur le trottoir. Jusqu’ici, tout va bien : instinctivement, elle tente quelques zigzags pour ralentir. Mais les lois de la physique étant ce qu’elles sont, le bas de la pente arrive de plus en plus vite. La gravité, c’est ben maudit.

Une grande courbe vers la gauche pour remonter un peu et ainsi freiner l’élan? J’approuve cette première vraie bonne idée. C’est juste qu’à gauche c’est Bleury, et c’est l’heure de pointe.

Si vous me demandez, moi je ferais un petit angle mort vers le nord, d’où les voitures arrivent, question de savoir si mon shish-taouk de ce midi sera mon dernier repas. Mais on n’a pas tous les mêmes priorités. Pendant que son compagnon examine le sol, clunk, elle débarque du trottoir, les genoux pliés, comme si on pouvait faire du chasse-neige en patin. Les bras à 90 degrés, elle amorce son tournant vers le haut de la côte, lentement, en regardant droit devant elle, la bouche ouverte.

C’est au milieu des deux voies qu’elle fait finalement face au nord. Et aux autos. Face comme dans face-à-face. Je ne sais pas à quoi je m’attends précisément : des grands cris de filles (le sien, le mien et celui du monsieur en arrière de moi), des voitures qui freinent, un accident au ralenti, sous mes yeux? Son partenaire, encore penché, ne pourrait même pas témoigner.

Je ne suis pas en position pour intervenir. La scène se joue sans moi. Je regarde, la bouche ouverte moi aussi. L’impact devrait avoir lieu drette là, et je ferme un oeil. Mais, pas de cri, même pas d’expression de surprise : face à la circulation, la fille lance « Beubé? » C’est ça la finale : un beubé avec un point d’interrogation, même pas fort, comme on demanderait de l’aide pour ouvrir un pot de cornichons.

Il lève la tête et la rejoint en deux coups de patin pour la tirer vers le trottoir, pendant qu’un flot de voiture et de vélos descend rapidement la rue. Ils continuent leur chemin dans le silence, elle en chasse-neige, et lui en fumant le mégot qu’il a ramassé.

Il y a des gens qui se lancent sur des pentes mal assurés, même pas conscients de la mauvaise idée, même pas maîtres de leurs pieds. Sans faire d’angles morts. Et finalement, il ne se passe rien, et ils arrivent à Viger avant moi.

Laissez-moi penser à ça.