Inspirer un inconnu

C’est ben fatigant marcher derrière une personne qu’on n’arrive pas à dépasser parce qu’elle avance à la même vitesse que nous, puis un peu trop lentement, puis attention c’est maintenant que je la double, juste au moment où elle accélère subtilement. Voyons, cibole.

Je suivais comme ça un homme qui portait tout le poids du monde sur ses épaules et un paquet de légumes verts dans son sac à dos. Je me demandais quelle était son histoire, comment se passait son avant-midi. En fixant sa ligne de mâchoire, je me suis dit voilà une personne profondément déprimée qui a décidé de sortir de son marasme pour aller acheter des poireaux. Ou d’aller acheter des poireaux pour sortir de son marasme. L’un ou l’autre, c’est pas comme si le poireau était particulièrement motivant. La thérapie par les légumes verts? Regarde, ça m’étonnerait. Cela dit, précisons que j’ignore si le poireau se qualifie dans cette catégorie depuis qu’une madame m’a corrigée devant des enfants en m’apprenant que le concombre était un fruit. On vient qu’on sait pu.

On peut supposer certaines choses en croisant des visages, leur prêter un parcours, et parfois on est en plein dessus, alors qu’à d’autres moments on serait sûrement étonné du décalage. Peut-être qu’il était juste rentré tard la veille et que sa femme l’avait envoyé au marché parce qu’elle comptait préparer sa fameuse recette de cannellonis. C’était pas vrai qu’il allait métaboliser toute la journée sur le sofa pendant qu’elle se taperait les préparatifs pour le souper du CA du bloc de condos.

— Tu juges, Danielle.

Ben quin. Dans le forfait de base de ma tête d’adulte, il y a la capacité de jugement, et ça me semble être une faculté assez importante. Parfois – ou souvent – elle sert aussi à se taper sur les cuisses un brin, pour peu qu’on ait un certain sens de l’humour et de la dérision. Cette accusation, « tu juges », me fatigue toujours. Toi, tu ne juges jamais? On s’en reparlera la prochaine fois que tu accoleras un prénom que tu trouves laid à un passant de qui tu n’approuves pas la coupe de cheveux. Je n’ai pas encore rencontré celui ou celle qui pourrait jeter la première pierre, et je pense que cette personne manquerait un peu de edge et d’humour de toute façon.

On peut faire l’exercice inverse et se demander ce que les gens voient quand ils nous regardent. J’ai derrière les yeux mon histoire complète qui se joue en boucle encore et encore, et dans chaque main une valise pleine de mes erreurs et de mes bons coups. J’avance avec tout ce bagage, tout le temps, même quand je sors mes poubelles en culottes de jogging.

Mais qu’est-ce qu’un passant croit saisir de moi pendant la minute où je descends l’escalier en m’enfargeant avec classe dans mes sacs, ou pendant la demi-heure qu’on partage dans un wagon de métro? Quelques clichés, une pensée superficielle, un jugement de valeur ou deux, six questions en rafale? Peut-être un peu de mon essence et de ma vérité? C’est correct. Je trouve réconfortante l’idée qu’on inspire tous au moins un inconnu chaque jour, même si au final ça nous vaut parfois un autre prénom.