Voyage au [champ] centre de la tête

« Pense à un moment qui t’a fait du bien. »

C’est la deuxième chose qu’on dit à un enfant qui a peur, juste après « Ça fera pas mal », qui est souvent un mensonge.

On n’a pas toujours conscience de l’instant parfait. Souvent, c’est avec du recul qu’on réalise qu’on a vécu un moment de grâce, et on lance un « Eille, on était-tu ben, hein? » Enfin, peut-être pas exactement dans ces mots-là, à moins de s’appeler Denise, mais c’est ça l’idée.

Et si on pouvait réellement revivre un moment de grand bonheur, un de ces instants de flottement sans interférences? C’est le week-end de baseball à Montréal qui m’a fait penser aux vacances intérieures. Je ne parle pas d’approche new age ou autre thérapie régressive où une madame en Estrie encouragerait ses apôtres à visiter leurs vies antérieures en se sacrant la tête dans un ziploc. Non. Ce serait juste parfaitement parfait de pouvoir prendre une petite pause à l’intérieur de sa mémoire, de temps en temps. Y avoir accès pour vrai, aller s’y asseoir pour respirer un peu. Du genre « Si jamais tu me cherches, je vais être sur le quai du chalet de Louis, à l’été 2012. »

Quand j’étais petite, mon père écoutait le baseball à la radio. Je sortais du bain, j’enfilais mon pyjama chinois et j’allais le rejoindre sur la galerie arrière. La lenteur du jeu, les commentaires éparses, les exclamations sporadiques de la foule. Un « Galarraga » qui traîne. Mon père fixait le vide en buvant son thé, et moi j’étirais le temps, j’étirais l’été, en écoutant les criquets.

Parmi les moments à choisir pour aller reposer ma tête, il y aurait celui-là.

Michael Jackson et Nostradamus

J’avais peut-être 10 ans. On était juste à côté du jardin, où ma mère faisait pousser des concombres presque en exclusivité. En croquant dans une tige de rhubarbe, Claudia Gobeil m’a annoncé que Notredamus (sic) avait prédit la fin du monde.

J’ai tremblé toute la soirée. J’étais tellement à côté de moi-même que ma mère m’a demandé si j’avais commencé à être menstruée. Pour que la conversation ne s’engage pas davantage sur le thème des serviettes et autres mots horrifiants, j’ai craché le morceau. À ce jour, je saisis mal pourquoi, devant mon visage vidé de son sang, elle m’a d’abord répondu que son nom était Nostradamus, me confirmant du coup qu’il avait existé. J’étais déjà assez étourdie, fallait qu’elle ajoute que le dernier pape serait Jean-Paul III.

À l’école, en catéchèse, on avait parlé de Jean-Paul II, on avait même appris son nom. Karol Wojtyła avait l’air vieux, et j’ai fait le calcul : la fin était proche. Vertige.

Finalement, il n’y a jamais eu de Jean-Paul III, et donc pas d’apocalypse. C’est probablement parce que pendant 10 ans, mon voeu de 11 h 11 a été que « la fin du monde n’arrive jamais ». Vous me remercierez plus tard.

Quelques années auparavant, j’étais couchée dans mon lit pour la nuit quand mon père est entré dans ma chambre pour m’annoncer que les cheveux de Michael Jackson avaient pris feu pendant le tournage d’une pub de Pepsi. Enfin, j’imagine qu’il était entré pour me souhaiter bonne nuit, et qu’il avait cru bon relayer la nouvelle en même temps; je vois mal pourquoi il serait monté du sous-sol uniquement pour me faire freaker avec des visions du crâne dégarni de ma vedette préférée. J’ai cru que j’allais être malade sur ma douillette à motifs égyptiens.

Le noeud dans le ventre, le loop, la perte de contrôle. L’anxiété.

Quand les deux épisodes anxieux les plus marquants de ton enfance concernent Michael Jackon circa Thriller et une affaire de fin des temps à côté d’un potager des années 80, on peut supposer que tu as eu une jeunesse heureuse et dénuée de tout drame.

Cela dit, la force de ces premières angoisses sur une tête presque neuve dont le plus gros stress quotidien jusque là consistait à trouver une bonne cachette pour la clé de son journal intime, ça soulève des questions : est-ce qu’on ne vit pas aujourd’hui avec possiblement ce même niveau d’anxiété chaque semaine, si ce n’est chaque jour, sans plus le réaliser? Ça ne me donne pas envie de lire un compte-rendu de l’état de mon système nerveux. Ou digestif. Et surtout des moyens malsains que mon corps a trouvés pour gérer chaque jour ces excès d’adrénaline.

Fixer le plafond de ma chambre à 4 h du matin en me répétant que je dois vraiment payer mon ticket de stationnement qui vient de doubler, je trouve que c’est une très mauvaise utilisation de mon temps. C’en est-tu un, ça, un mécanisme de gestion? Répartir les anxiogènes sur 24 heures? Eille, bravo. Mes cernes font dire que c’est moyennement au point.

Je n’ai pas vraiment de réponses à toutes ces questions. J’y pensais, en grignotant l’intérieur de ma bouche. Je ne m’angoisserai pas avec ça.

 

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Sauter à ski

Je ne sais pas combien de fois j’ai raconté cette entrevue entendue à la radio pendant les Jeux olympiques d’hiver de je ne sais plus quelle année. Il était question de saut à ski et d’un athlète âgé de 35 ans, une anomalie dans ce sport, parce que passé un certain âge on est trop conscient de sa mortalité et du chemin devant soi qui raccourcit pour arriver à se coucher sur des skis à plusieurs mètres du sol.

Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours cette affaire en trame sonore.

J’ai des souvenirs assez précis de soirées d’adolescence imbibées, de mes deux pieds qui se balancent au-dessus de la carrière du mont Saint-Bruno, à m’extasier avec des amis devant les lumières de Montréal, comme des feux d’artifices au loin. Ma tête d’adulte pense à qui aurait pu mourir ces soirs-là, et à la première page du Journal de Montréal, le lendemain. Pour dire vrai, l’éventualité ne nous a jamais même traversé l’esprit. Je n’ai jamais non plus pensé à la possibilité de me faire ramasser par une Ford Tempo à 3 h du matin, toutes les fois où j’ai roulé à vélo sur le bord de l’autoroute, la vue brouillée par beaucoup trop de ml de Molson Dry pour ma taille. (allo maman)

Aujourd’hui, je me vois mal consommer des drogues chimiques, j’imagine le bad trip pathétique sur le thème des impôts en retard ou des pneus d’hiver, j’imagine l’ami du même âge qui me rassure :

— Ben non, il te reste encore une semaine… wo, c’est quoi ce bruit-là?

— Je pense que c’est ton téléphone qui sonne.

— Hein? Fuck, je fais quoi? D’un coup c’est important!

Déjà que je panique quand je me retrouve face à une personne qui me reconnaît, mais de laquelle moi je ne me souviens pas… Je choisis de croire qu’à force d’années et de rencontres, ma tête fait une sélection d’informations, un tri exhaustif, mais peu importe la raison de ces oublis qui me font flipper, le constat c’est qu’endommager mes cellules cérébrales visiblement en déclin n’est plus vraiment une option.

Dieu qu’on calcule quand on est adulte, pis j’aime pas les maths. Pourtant, on ne sait jamais quand on est réellement rendu à la moitié de sa vie. On se dit que c’est quelque part dans la trentaine, et on se met à se préserver à partir de ce moment-là. À ne plus pouvoir se coucher sur des skis. À tirer de la satisfaction dans des choses utiles, d’accord, mais tellement plates : le montant qu’on arrive à mettre dans un REER, notre courtier qui nous trouve une meilleure assurance auto, alors que c’est vraiment en équilibre sur le bord d’une carrière de garnottes en banlieue qu’on s’est senti le plus vivant. Assez pour en parler 20 ans plus tard; pire encore, pour la deuxième fois ce mois-ci.

Bref, cet athlète-là, il devait bien penser à son hypothèque lui aussi?

Je continue de mettre sur ce dossier ce qu’il me reste de capacités mentales. Mais en attendant de retrouver le trou dans la clôture pour entrer sur le chantier de Saint-Bruno, c’est quand, donc, la date limite pour les impôts?

Le ciel comme un miroir

J’ai des souvenirs de moments difficiles baignés dans un soleil magnifique. Les jours suivant la mort de mon père, une peine de coeur au mois de septembre. On pense qu’il vaut mieux avoir la vie à l’envers sous un ciel ouvert, alors que la profondeur de son bleu nous reflète plutôt celle du trou béant qu’on a dans le ventre.

Dans le métro, j’ai vu une femme pleurer. Assise face à moi, elle essuyait rapidement chacune de ses larmes au moment même où elles touchaient sa joue. Le malaise autour. J’avais Damien Jurado dans les oreilles, trame sonore de circonstance.

J’ai hérité de mon père un élan spontané vers les étrangers; dans un ascenseur, sur un banc de parc, comme si le small talk était plus facile avec un inconnu. C’est hors caractère, un genre de plugin que les farouches n’ont habituellement pas.

J’ai enlevé mes écouteurs avant de lui effleurer l’épaule. Elle s’est tournée vers moi, j’ai demandé « Ça va? », et elle a fait oui de la tête, en replaçant ses cheveux. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me réponde autre chose.

Elle allait marcher sous le même soleil que moi, dans une odeur de printemps qui tarde, sensible à la fébrilité ambiante, espérant probablement un ciel bas et gris pour qu’on soit tous sur la même fréquence qu’elle.

Au métro Jean-Talon, j’ai eu une pensée pour mon père, et j’ai souhaité bonne soirée à l’homme qui me tenait la porte.

Se transporter en commun, acte 1

Mon premier choc culturel à New York fut dans le métro.

Je savais que les side shows s’y comptent chaque jour sur les doigts d’une centaine de mains, et j’ai été servie : la fois où un homme en sous-vêtements et sandales Teva s’est assis devant moi, dans le A; le monsieur très sérieux vêtu d’un manteau fait en toutous; l’employé de Verizon qui a menacé un passager pendant 20 longues minutes avec un tournevis, en chantant un hit de R ‘n B dans son outil; l’homme d’affaires qui vomissait nonchalamment sur ses propres souliers ce qui avait vraisemblablement été un drink rose – qui sentait par ailleurs très bon – et la petite coulée très liquide que tout le monde essayait d’éviter avec style, en continuant à lire; la fois où on s’est rendus jusqu’à Far Rockaway et que des policiers cachés derrière des poteaux, en position de tirer, nous ont fait signe de circuler en disant « chut »; le policier noir de 7’2 au cou décoré d’une bonne cinquantaine de gros colliers gold, sorti très lentement d’un wagon de train de service, scène à laquelle il ne manquait que le thème de Shaft. J’en passe, surtout parce que j’en oublie, le quotidien dans le métro de New York étant ponctué d’événements qu’on finit par ne plus remarquer, comme les tralées de rats obèses qui passent à quelques pouces de nos orteils.

Mais le choc culturel n’a rien à voir avec ce qu’on croise sous le pavé des avenues. Le choc, c’est de constater que dans le métro new-yorkais, on fixe le sol. Probablement parce qu’on risque de croiser le regard d’un homme en sous-vêtements et en sandales, et qu’un barbu en bobettes dans un transport en commun n’est pas un homme avec qui on devrait faire un eye contact. Pendant des semaines, j’ai cherché les regards, jusqu’à ce que je croise ceux des fameux mariachis, qui se sont empressés de venir me jouer leurs hits de la 145e rue jusqu’au Lincoln Center. Cucurrucucu, quelqu’un? Quand je pense au monsieur qui s’est fait attaquer à la station de la 110e rue et Broadway par un homme qui avait volé deux scies électriques à des ouvriers, je me dis qu’une leçon de vie servie par des musiciens mexicains, c’est pas mal correct. Mais, no mas.

À Montréal, on se regarde plus franchement. On se détaille. Parfois, même, on se sourit, et ce sans craindre d’avoir lancé sans le vouloir une invitation silencieuse à un sociopathe. Hier, encore prise dans un wagon trop plein, à crier dans ma tête alors que la voix de Ti-Brin me rappelait pour la cinquième fois cette semaine que la STM me remercie de ma compréhension, j’ai eu envie de dire à mon voisin de se calmer. Pas dans ces mots-là, non, plutôt comme ça : « Eille, tabarnak. » Quand ton manteau prend déjà la place de deux personnes, tu fais l’effort de limiter tes mouvements. Sauf quand tu es mon voisin de wagon d’hier, qui trépignait à chaque arrêt, en se penchant vers la gauche et la droite pour regarder par les fenêtres, d’un coup quelqu’un viendrait nous annoncer, avec un porte-voix et en nous prenant la main, la raison exacte du retard.

À Mont-Royal, sur le point d’imploser, il est finalement sorti, laissant dans son sillage une plume blanche évadée de son gros manteau. Ladite plume a virevolté quelques secondes, puis fait du surplace devant ma face, pour enfin aller se poser, bien sûr, dans mes cheveux. J’ai levé les yeux jusqu’à les faire entrer dans ma tête et je l’ai repérée, tout près de ma tempe. Je l’ai attrapée et l’ai relancée dans les airs, avec le style désinvolte appris à New York. Elle a volé quelques secondes pour, bien sûr, revenir se poser sur ma tête.

Hell non! Je n’allais pas être cette personne qui se donne en spectacle en se battant contre une abeille ou un sac de plastique qui lui vole dans les jarrets! J’ai croisé le regard d’une fille à quelques pieds de moi; elle m’observait depuis quelques secondes et a souri. J’ai ri, elle a ri, et la madame devant moi – qui m’énervait aussi parce que j’avais le menton dans sa permanente depuis Place-d’Armes – a lancé, dans un grand rire gras, « Coudonc! Y’a-tu un oiseau dans le wagon? » Le projecteur était maintenant sur elle. Fi-ou.

En même temps, si un monsieur peut se balader en manteau de toutous à New York sans faire sourciller, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas me promener avec une plume Canada Goose dans les cheveux à Montréal. Je pense que mon honneur est sauf. Et en plus, les gens me regardent en souriant.